En éplu­chant scru­pu­leu­se­ment le volume [La lit­té­ra­ture est une affaire poli­tique], on relève que la lit­té­ra­ture « change le regard », elle « dit non », « par­tage une vision avec le plus grand nombre », « donne une image du monde », « pro­voque des prises de conscience », « met en lumière des aspects de notre réa­li­té […] déter­mi­nants », « pense le monde dans toute sa com­plexi­té », « alerte », « inquiète », « éveille les consciences », nous fait « faire l’expérience de la plu­ra­li­té », « offre un mode de connais­sance où le sen­sible et le ration­nel se rejoignent », « porte un regard cri­tique sur le monde », est « l’espace où se mani­feste la véri­té », qui « lève des voiles » et fait « tom­ber des illu­sions », déve­loppe « une conscience poé­tique de la pré­sence de la diver­si­té du monde », contri­bue à « nous ouvrir l’imaginaire », consti­tue un « mode de connais­sance où se rejoignent le sen­sible et le ration­nel », « accroît la connais­sance », délivre une « ins­truc­tion sans fin », contri­bue à « la connais­sance et la cir­cu­la­tion du savoir », intro­duit « une vision du monde un peu déca­lée ». Ou encore : « lieu de l’émotion, de l’intériorité, donc de l’universel », la lit­té­ra­ture « cultive le flou, l’ambigu, les contra­dic­tions ».

« Critique ou homéo­pa­thie »
L’ordinaire de la lit­té­ra­ture
La Fabrique 2024
p. 115–116

Comme en poli­tique, le cen­trisme en théo­rie n’est géné­ra­le­ment ni de gauche ni de gauche. Un indi­ca­teur assez fiable en la matière est la place, cen­trale ou mar­gi­nale, qu’on recon­naît à la cri­tique. Ce moment thé­ra­peu­tique de la lit­té­ra­ture contem­po­raine, dont la dif­fu­sion et la péné­tra­tion n font guère de doute, gagne­rait à être res­sai­si au prisme de la théo­rie de la recon­nais­sance qu’a déve­lop­pée Axel Honneth depuis les années 1980 au sein de l’Institut für Sozialforschung de Francfort et qui paraît assez congruente avec ces ten­dances lit­té­raires de fond. Cette phi­lo­so­phie émerge dans une conjonc­ture frac­tu­rée entre deux ten­dances contra­dic­toires qu’elle cherche pré­ci­sé­ment à sutu­rer : d’un côté la pré­va­lence d’un indi­vi­dua­lisme sin­gu­la­riste, démo­cra­ti­sant l’exigence per­son­nelle de dis­tinc­tion et redou­tant entre tout l’interchangeabilité et la stan­dar­di­sa­tion ; de l’art, une socié­té démo­cra­tique désaf­fi­liée, sans pro­jet col­lec­tif, au lien social pul­vé­ri­sé sur fond du recul de l’État social pro­vo­qué par les poli­tiques néo­li­bé­rales et où l’expérience concrète de l’égalité et de la digni­té est pour l’essentiel empê­chée. Pour Honneth, une socié­té qui failli­rait dans la recon­nais­sance et où ferait défaut l’expression de l’amour, du res­pect, de l’estime dégé­né­re­rait alors en une « socié­té du mépris », frap­pée par des « patho­lo­gies du social » qui vien­draient infec­ter le fonc­tion­ne­ment nor­ma­tif de la pai­sible inter­sub­jec­ti­vi­té démo­cra­tique. Voilà qui consonne très pré­ci­sé­ment avec ces lit­té­ra­tures qui visent à ampli­fier l’empathie sociale, à conju­rer l’invisibilité sociale et à redon­ner une voix à celles et ceux qui en sont privé⋅es.

[…]

L’outillage de la phi­lo­so­phie d’Honneth paraît donc d’un usage per­ti­nent. Cela dit, on pour­rait ne pas s’n satis­faire tout à fait. D’une part, lut­ter contre la mal-repré­sen­ta­tion par la lit­té­ra­ture revient à bri­co­ler le temps de la com­mu­ni­ca­tion lit­té­raire des par­le­ments de sub­sti­tu­tion et à limi­ter l’écriture roma­nesque (sur­tout roma­nesque) à des mis­sions de main­te­nance d’institutions par­le­men­taires défaillantes. […] Cette lit­té­ra­ture « col­lée à la phé­no­mé­no­lo­gie des situa­tions poli­tiques » (Lucbert) n’est alors poli­tique que parce que, faute de redis­po­ser quoi que ce soit, elle contri­bue à l’aménagement d’un sta­tu quo.
D’autre part, et c’est autre­ment plus fon­da­men­tal encore, quand bien même on ferait droit à la tra­di­tion cri­tique, la phi­lo­so­phie de la recon­nais­sance d’Honneth n’en consti­tue jamais qu’une ver­sion édul­co­rée. La démons­tra­tion en a été net­te­ment faite par Stathis Kouvélakis : c’est en effet une entre­prise d’aménagement de l’héritage d’Habermas dans le cadre de l’Allemagne néo­li­bé­rale qui a finir par réduire la tra­di­tion cri­tique de l’École de Francfort à une « thé­ra­peu­tique du social ». Triple réduc­tion pour­rait-on même dire, qui inter­na­lise la ques­tion sociale à l’échelle d’une vie morale inter­sub­jec­tive ; qui pro­voque ensuite un amuïs­se­ment de la conflic­tua­li­té, par­ti­cu­liè­re­ment des luttes sociales et poli­tiques qui ne sont jamais que des ano­ma­lies venant tout au plus dis­so­ner dans le concert ration­nel de la démo­cra­tie haber­ma­sienne ; et qui entraîne enfin une « lyo­phi­li­sa­tion » de la réi­fi­ca­tion lukàc­sienne sous la forme d’un simple déni de recon­nais­sance.

« Critique ou homéo­pa­thie »
L’ordinaire de la lit­té­ra­ture
La Fabrique 2024
p. 122–124

Pourquoi, une fois le féti­chisme révé­lé et démys­ti­fié au grand jour, l’illusion ne cesse-t-elle pas de faire son effet, au point de se dis­si­per ? C’est sans doute qu’il faut affron­ter de manière moins idéa­liste et indi­vi­dua­liste un phé­no­mène beau­coup plus ancré qu’une simple vision défor­mée qu’on pour­rait amen­der par des opé­ra­tions de cor­rec­tion de l’attention. Un bour­dieu­sien pour­rait dire que l’adhésion à l’illu­sio engage une sorte de foi pra­tique dans le champ qui trouve des points d’appui dans des fétiches pour conti­nuer à jouer le jeu. Marx disait, lui, que le féti­chisme adhère aux pro­duits du tra­vail – il uti­li­sait pour cela le verbe ank­le­ben : ça colle aux choses avec une adhé­rence tenace et per­ni­cieuse, et quand bien même on ten­te­rait de le liqui­der ou de le décol­ler d’un coup, il en res­te­rait des traces per­sis­tantes. Le féti­chisme ne se réduit donc pas à un ensemble de repré­sen­ta­tions fan­tas­ma­go­riques qui voilent la vue et qu’on pour­rait balayer en se des­sillant les yeux. C’est un com­plexe théo­ri­co-pra­tique qui implique plus qu’un geste de démys­ti­fi­ca­tion cri­tique et ne peut se déman­te­ler qu’au prix d’opérations de recom­po­si­tion au cœur de nos expé­riences ordi­naires et de nos rela­tions sociales.
Le spectre du féti­chisme plane donc et il nous hante quoi qu’on fasse pour le conju­rer. Il paraît dif­fi­cile d’en contra­rier les logiques qui poussent à réi­fier une œuvre d’art dans un objet dépo­si­taire de ses pro­prié­tés et de toute sa valeur.

[…]

Le sens com­mun fait son œuvre, et par un réflexe féti­chiste nous asso­cions le bâti­ment à l’architecte, le tableau au peintre, la sta­tue au sculp­teur. Et l’on pour­rait en dire autant de la lit­té­ra­ture – quand bien même il s’agit d’un art fon­dé sur la repro­duc­ti­bi­li­té de nota­tions, il est une irré­sis­tible ten­dance à pla­quer sur lui une onto­lo­gie ten­dant à ancrer l’art dans des objets.

[…]

Ainsi adopte-t-on, par un sens com­mun que relaient des réflexes théo­riques, des onto­lo­gies réi­fiées qui amé­nagent le monde de l’art et de la lit­té­ra­ture avec un mobi­lier décou­pé et répar­ti en uni­tés iden­ti­fiables, mani­pu­lables et valo­ri­sables et qui ins­tallent une rela­tion esthé­tique sous la forme d’un face-à-face entre un sujet contem­pla­tif et un objet d’art mis sous cloche.

[…]

Considérer le Parthénon comme une grande œuvre d’art, c’est en occul­ter les fonc­tions de com­mé­mo­ra­tion civique et le cou­per du « tour­billon de la vie des citoyens d’Athènes » (Dewey). De même, la tra­gé­die grecque a été si bien ins­crite au canon que nous la lisons désor­mais avec le biais fatal que char­rie une concep­tion auto­nome de l’art, tan­dis que notre concep­tion clas­sique d’un tra­gique recons­truit en désac­tive la valeur d’usage col­lec­tive et poli­tique qu’elle avait dans la cité d’alors. Dewey n’y va pas par quatre che­mins : cette culture féti­chiste qui loge com­pul­si­ve­ment l’art dans des objets, loin d’être une condi­tion de son intel­li­gi­bi­li­té, est au contraire un fac­teur de son opa­ci­fi­ca­tion. […] l faut opé­rer une recon­cep­tion dras­tique qui nous ferait pas­ser d’une concep­tion sub­stan­tive de l’œuvre à une concep­tion inchoa­tive […].

Comment appré­hen­der cela concrè­te­ment ? D’abord, en envi­sa­geant l’œuvre non comme abou­tis­se­ment, mais dans son carac­tère pro­ces­suel.

On troque une onto­lo­gie solide contre une onto­lo­gie liquide, et l’affaire est enten­due ? Le ter­rain de l’art et de la lit­té­ra­ture est miné par le féti­chisme dès lors que, par un aveu­gle­ment col­lec­tif ou par quelque invi­si­bi­li­té des condi­tions de pro­duc­tion et d’activation de l’œuvre, on n’aperçoit plus le rituel qui orga­nise la véné­ra­tion de l’objet et qui mobi­lise un cler­gé man­da­té pour lui confé­rer son pres­tige. Comme si une valeur consa­crée pou­vait ne pas dépendre des vec­teurs de sa consé­cra­tion et des ins­tances de légi­ti­ma­tion […].
Cette pro­pen­sion à cer­cler l’art dans des objets décon­nec­tés de leurs condi­tions de pro­duc­tion et de consé­cra­tion entraîne l’absolutisation de valeurs qui ne sont que rela­tives et rela­tion­nelles.

Le pro­duc­teur de la valeur de l’œuvre d’art n’est pas l’artiste mais le champ de pro­duc­tion en tant qu’univers de croyance qui pro­duit la valeur de l’œuvre d’art comme fétiche en pro­dui­sant la croyance dans le pou­voir créa­teur de l’artiste. (Bourdieu, Les Règles de l’art)

On manque quelque chose, disait-on, à ne voir le féti­chisme que comme des méca­nismes d’attribution de la valeur qui ne tournent pas rond. Il en va plu­tôt d’une ten­dance à cacher der­rière la créa­tion d’un seul la divi­sion du tra­vail artis­tique accom­pli et la foule d’acteurs pris dans des chaînes de sous-trai­tance et de basses tâches d’exécution, sans les­quelles l’œuvre ne ver­rait pas le jour.

« Spectres du féti­chisme lit­té­raire »
L’ordinaire de la lit­té­ra­ture
La Fabrique 2024
p. 93–99

La langue res­semble à de la pâte à mode­ler ou de la pâte à piz­za, une espèce de corps conte­nu dans la bouche, comme un homon­cule recou­vert d’un drap, un fan­tôme, qui mime­rait à l’in­té­rieur les mou­ve­ments géné­raux de la tête. Cette impres­sion de paral­lé­lisme, comme un per­son­nage en pyja­ma qui ferait en petit ce que la bouche fait en grand, est trou­blante. On peut aus­si pen­ser à un gant de boxe qui se dresse et se replie parce que la main à l’in­té­rieur bouge les doigts. La meilleure com­pa­rai­son est peut-être celle d’un ani­mal blot­ti, tapi dans sa tanière et qui s’ap­prête à bon­dir pour sor­tir. Il se masse en arrière, semble s’ac­crou­pir et veut jaillir dans un mou­ve­ment sou­dain : il fait d’a­bord le dos rond avant de se jeter en avant. Ici le bout de la langue est comme la tête de ce corps mou. Cette impres­sion est ren­for­cée par le fait que le corps de la langue, fixé au plan­cher buc­cal est libre et semble s’en déta­cher – on aper­çoit comme une fente qui libère le bout de la langue à la manière d’une tête au bout d’un cou. Tout dans le film est une confir­ma­tion des des­crip­tions d’Aristote : molle, large, et sur­tout flexible, la langue est pos­sé­dée d’une vie propre.

Au bout de la langue
NOUS 2024
p. 92

Push again, they say a few moments later. You’ve got to be kidding—aren’t I done yet ? But this one’s easy ; the pla­cen­ta has no bones. I had always ima­gi­ned the pla­cen­ta like a rare fif­teen-ounce steak. Instead it’s utter­ly indecent and colossal—a bloo­dy yel­low sac filled with purple-black organs, a bag of whale hearts.

The Argonauts
Graywolf Press 2015