06 02 14

Such feely

Voici Doge.

dogedogeSi vous êtes allées aux inter­nets récem­ment, vous connais­sez Doge (sinon, une for­ma­tion accé­lé­rée ici). Doge est un chien glo­bal de langue angliche glo­bale dont la repré­sen­ta­tion cano­nique pri­mor­diale évoque un moment de fas­ci­na­tion indé­ci­da­ble­ment enthou­siaste et confus.

(Sur l’in­dé­ci­da­bi­li­té de la fas­ci­na­tion de Doge et la bis­ta­bi­li­té de son image, cf. Espace : un main­tien de fonc­tion­na­li­té)

Le glo­biche de Doge est un anglais non-nor­ma­tif, une langue mal­adroite mais zélée dans son insis­tance à carac­té­ri­ser la fas­ci­na­tion. La néces­si­té qui est faite au per­son­nage-image de Doge de n’af­fran­chir aucune impres­sion de sa carac­té­ri­sa­tion, et l’é­co­no­mie, impuis­sante et pudique, qui gou­verne un registre au ser­vice de cette vel­léi­té à dire, ne peuvent pas ne pas rap­pe­ler la situa­tion des poètes, même ou sur­tout contem­po­rains.

Les deux bases les plus cou­rantes du mème Doge : plan ori­gi­nal (1) ; pho­to ori­gi­nale (2).

 

Doge est pour moi un si mau­vais, c’est-à-dire aus­si bien un good-enough, poète. Disons que c’est un poète hon­nête.

D’une part, il ne demeure pas inter­dit devant la fas­ci­na­tion. Même si son lexème pivo­tal est le wow !, il ne s’y limite pas, contrai­re­ment au pire art poé­tique pos­sible, qui s’ar­rê­te­rait au las ! à l’ô !, à l’ah ! Doge, lui, agré­ment le wow !

Mais Doge est quand même un assez mau­vais poète, parce qu’il ne par­vient que mini­ma­le­ment à carac­té­ri­ser sa fas­ci­na­tion (such x) et à la qua­li­fier (very x, so x, much x). Minimalement, c’est-à-dire déno­ta­ti­ve­ment, dans un voca­bu­laire qui sacri­fie le sens à l’indice de share. Autrement dit, Doge ne par­tage que ce qui est déjà com­mun.

Ceci dit, Doge est aus­si une figure inté­res­sante de l’amazé. On peut dire que, au plan lan­ga­gier, l’ama­ze­ment (la fas­ci­na­tion, la stu­peur) est un moment où l’exclamation offusque le ques­tion­ne­ment : son objet paraît sou­dai­ne­ment pas tant incon­nais­sable – l’a­ma­ze­ment est un moment d’é­trange inti­mi­té – qu’i­nob­jec­ti­vable.

Or il existe une poé­sie qui traite la fas­ci­na­tion par l’exclamation et consti­tue un tré­sor de glose autour de son objet inqua­li­fiable : c’est la poé­sie héri­tée d’une lec­ture hei­deg­ge­rienne de Hölderlin (via Parménide) et bataillienne de Baudelaire (les inta­ris­sables com­mu­ni­cants du reste inex­pug­nable).

Sans cher­cher à déni­grer Doge, on peut dire que la fai­blesse de ses carac­té­ri­sa­tions enté­rine cette idée d’une impuis­sance du lan­gage à qua­li­fier ce qui lui serait exté­rieur : le monde est trop com­plexe, on ne peut rien en dire sans tra­hir sa beau­té ou aug­men­ter notre dette envers lui ; les seuls mots qui résistent au concep­tuel sont des éclats, des épi­pha­nies d’in­di­cible dans le marasme du dit.

 

Doge est une image bis­table de la sidé­ra­tion : son indé­ci­dable expres­sion est à la fois de l’ordre de la stu­peur pas­ca­lienne devant l’immensité des espaces infi­nis (dans le cas Doge c’est devant le pro­fus en géné­ral) et de la fas­ci­na­tion tran­si­tive mais inapte à carac­té­ri­ser pro­pre­ment son objet. Sur la bis­ta­bi­li­té de Doge et son effi­cace paréi­do­lique, voir Espace : un main­tien de fonc­tion­na­li­té.

 

Mais Doge est pro­ba­ble­ment moins dogien que ses zélotes (zélotes igno­rants de leur dieu, certes).

Les poètes dogiens donnent pour « des­ti­na­tion » à leur expres­sion le regret inef­fable de ce qui échappe au monde pro­saïque, à la pen­sée dis­cur­sive, à un tas de choses qu’ils dési­gnent sou­vent sim­ple­ment par une pelote de termes néga­ti­ve­ment les­tés. (C’est par­fois « concept », ou « ce dont on se sai­sit » – la caté­go­rie du sai­sis­sable comme ligne de par­tage témoigne à mon avis d’un rap­port lui-même idéa­li­sant au savoir et à la concep­tua­li­té, mais c’est autre chose dont je parle dans Ein Querschnitt durch alles 1 : Longtemps le binaire ama­doua).

Le Doge de Manon, jamais ache­vé. Un praxi­scope mini­mal.

 

Alors que Doge, lui, a le mérite de ne pas s’arrêter au report réfé­ren­tiel – dont amaaaaaa­zing ! (stu­pé­fiant) ou awe­some ! (qui à la fois pro­voque l’effroi et ins­pire le res­pect) sont les ver­sions lourdes, pois­seuses, redon­dantes, qui ne par­viennent même pas à sou­li­gner l’amazement mais phé­no­mé­na­lisent sim­ple­ment ce qui paraît.

 

La fas­ci­na­tion ne s’explique pas – kann nicht & darf nicht erklärt wer­den : on ne peut pas, d’ailleurs ça ne se fait pas, et dites-moi pour­quoi au juste on le ferait, qui pour­rait bien vou­loir nous voler ça, à quel genre de malade vien­drait l’i­dée de nous trouer l’outre d’un moment de sen­si­bi­li­té com­pact avec ses mots ?

 

Le bégaie­ment réfé­ren­tiel de Doge, c’est au car­ré celui des expa­triés de fraîche date qui peinent à rendre leur ama­ze­ment par­ta­geable.

Le malaise et la frus­tra­tion d’une situa­tion de mino­ri­té lin­guis­tique (et par­ti­cu­liè­re­ment, en l’occurrence, la pau­vre­té du tré­sor adjec­ti­val et adver­bial), que les moments de fas­ci­na­tion aggravent, ini­tient le jeune bour­geois euro­péen, conscient d’un fait colo­nial qu’il n’a jamais subi, au carac­tère pater­na­liste des rap­ports induits par l’avantage lin­guis­tique, carac­tère qui incite, alors même que la connais­sance de la langue locale par­vient à un niveau de cor­rec­tion accep­table, à conser­ver son accent et ses maigres par­ti­cu­la­rismes pour ména­ger le pit­to­resque et pré­pa­rer à l’enfantillage que ne man­que­ra pas de pro­duire son pro­chain faute.

 

 

Il a déjà été dit que le pro­ces­sus colo­nial et ses ava­tars (“l’assimilation”, par exemple) sont des occu­pa­tions de la sub­jec­ti­vi­té (ou de l’imaginaire). On pour­rait sug­gé­rer que la fas­ci­na­tion, per­çue comme reste des colo­nies du concept, consti­tue une enclave de la sub­jec­ti­vi­té dont il est confor­table de refu­ser la poli­ti­sa­tion. Or une poé­sie qui refuse de se poli­ti­ser est à mon sens à la fois néces­sai­re­ment poli­tique et fata­le­ment déco­ra­tive. Elle main­tient le par­tage qui fait de la poé­sie un accent (pri­mi­tif) et un caprice (d’enfant) aux yeux du reste de la socié­té (celle qui se lève tôt, n’en finit pas d’entrer dans l’Histoire, par­ti­cipe à la pro­duc­tion).

Voici un poème sur la repro­duc­tion équine, dans le style de Doge. Il a été lu au Prague Micropoésifestival avec un masque de Doge – un moment navrant.

Such fee­ly

Wow
the filly goes round
much fun
so mer­ry
very such
wow Sir
the filly falls round
wow very
mer­ry fun
much fee­ly
such round
very fill
so wow Sir
such big­ger
much roun­der
so mother
wow more now
fillies fall round
wow Sir
fillies go round now
much fillies
real­ly wow
very such
so smo­ther
very filled
such filly
such filly
gets mother Sir ?
much big­ger
mer­ry goes round
starts over
much fun
very such Sir
fun­ny fun
much mer­ry
mer­ry fills
so smo­thers
also pills ?
very pills get mother
full, filled
so fraugh­ter
much smo­ther…
pills other
get har­der ?
foals har­der ?
frea­ky foals
pilly foals…
foals pills
fills filly
holds lon­ger ?
catch lon­ger
no fil­thy
so Sir
watch fillies foals ?
catch fillies foals… ?
…mer­ry clutch
ah…
very clutch !
fool foa­lies… !
filly feels
foals filling ?
ah…
filly feels ?
ah… fee­ly… feels !
very such
full filly foal
feels filly ?
such father… !
so mother… !
very Sir.