Une lit­té­ra­ture réa­liste, ce serait quoi ? Les pro­cès-ver­baux, il y a les flics pour ça ? Ou bien dres­sons les pro­cès-ver­baux qu’on ne dresse jamais. Disons com­ment on fait par­ler. Comment on parle. La réa­li­té fout le camp au même train que la minute. Voici des mots sur du papier, c’est la seule réa­li­té entre nous. Tout le reste, illu­sion, et l’illu­sion cen­sure, elle aus­si. On n’é­crit pas pour fixer : on écrit pour super­po­ser de la dérive à l’u­ni­ver­selle dérive. Et merde pour le mes­sage, d’ailleurs le mes­sage est une ten­ta­tive de cen­sure puis­qu’il vise à impo­ser une véri­té. Le signi­fié, c’est l’o­deur du char­nier men­tal, le fumet de la décom­po­si­tion. Mais là-des­sous, cama­rade lec­teur, reste-t-il du corps ?

« L’outrage aux mots »
L’outrage aux mots [« L’outrage aux mots », in Le châ­teau de Cène, Pauvert, 1975]
P.O.L 2011
p. 32
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L’air était doux, le soleil.

Le grand incen­die de Londres
Seuil 1982
atmosphère élipse météo syntaxe

Lorsque nous sommes dans nos trente ans les choses ordi­naires – un caillou, un verre d’eau – prennent un lustre très expres­sif. On veut en savoir davan­tage à leur sujet et, à notre tour, on se retrouve vécu par ces choses. Les jeunes pour­raient ne pas envier ce genre de situa­tion, et peut-être à juste titre, seule­ment voi­là, s’intercalant entre les pages de souf­france et les pages d’indifférence à cette souf­france, il existe main­te­nant un espace pris­ma­tique que l’on ne peut pas voir, que l’on ne peut que sen­tir, qui est comme la consé­quence d’une angu­laire ayant dû per­du­rer depuis des temps immé­mo­riaux et qui, seule­ment aujourd’hui arrive à faire éprou­ver sa pré­sence à tra­vers les brumes de l’acceptation impuis­sante de tout le reste, tout ce reste pro­je­té dans le morne espace de nos jours. On en est conscients comme on le serait d’un champ ouvert de pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives. Mais pas dans le sens édi­fiant des contes du pas­sé aux­quels nous sommes mal­gré tout liés, plu­tôt dans le sens d’histoires qui ne nous parlent que de nous-mêmes, et tant et si bien que l’on se rend compte alors qu’entre moi s’est peu à peu réduit, s’est même main­te­nant éva­noui dans la lumière de la pure spé­cu­la­tion. Col rele­vé, vous voi­là plus léger que l’air. Le fais­ceau de nerfs récep­tifs bour­donne bien de nou­veau, il a été au fond à peine endom­ma­gé : il reçoit de l’extérieur des éma­na­tions cou­leur du temps et il ren­voie des mes­sages très denses, très pré­ci­sé­ment for­mu­lés. Il y a de la place pour se mou­voir, c’est tout ce qui importe. La dou­leur qui drai­nait le sang de vos joues lorsque vous étiez jeune, et qui vous avait trans­for­mé en une sorte de spectre livide avant l’heure, cette souf­france s’est muée en une source d’énergie peu­plant ce nou­veau monde de per­cep­tions émer­veillées.

Trois poèmes
nerfs trentaine

Le trem­ble­ment de terre de Lisbonne, en 1755, avait dété­rio­ré plu­sieurs pan­neaux allé­go­riques en azu­lei­jos qui décorent la ter­rasse du palais de la Frontera. Notamment celui qui repré­sente l’Astronomie. Un cer­taine nombre de car­reaux du bas avaient été des­cel­lés et étaient tom­bés par terre. Un maçon « idiot », qui n’a­vait pas accès à la repré­sen­ta­tion, les avait recol­lés à la hâte (comme il convient d’ailleurs de le faire pour ne pas fra­gi­li­ser davan­tage l’en­semble), mais n’im­porte com­ment, sans s’être sou­cié de la cohé­rence du décor d’o­ri­gine. De sorte que, depuis cette res­tau­ra­tion sau­vage et dis­con­ti­nue, l’Anatomie a les pieds dans un chaos de lignes et de cou­leurs. Or, cette inco­hé­rence, qui n’est pas sans inté­rêt ni sans charme, pro­duit à son tour une forme fixe à l’in­té­rieur du pan­neau. Si bien qu’on n’en sort pas.

Cette his­toire est la mienne (petit dic­tion­naire auto­bio­gra­phique de l’é­lé­gie)
astronomie idiotie mosaïque restauration

Notre époque se pré­tend celle des moyens de com­mu­ni­ca­tion, c’est un abus de lan­gage. Les moyens de com­mu­ni­ca­tion sont théo­ri­que­ment fon­dés sur l’ab­sence de cen­sure. La liber­té d’in­for­ma­tion est leur cri­tère. En réa­li­té, l’in­fla­tion des nou­velles ruine toue la mise en pers­pec­tive de l’in­for­ma­tion : tout y devient égal, et bien­tôt éga­le­ment indif­fé­rent Ainsi se pro­duit un glis­se­ment bien plus habile que l’an­cienne cen­sure, car on ne le repère pas sur le moment même. Pour dési­gner ce tour de passe-passe, j’ai fabri­qué le mot SENSURE avec un S à la place du C ini­tial. Cette Sensure exprime la pri­va­tion de sens, mani­pu­la­tion sub­tile qui dégrade imper­cep­ti­ble­ment la com­mu­ni­ca­tion.

« Littérature et com­mu­ni­ca­tion »
Le sens et la sen­sure [Talus d’ap­proche, 1985]
L’outrage aux mots
P.O.L 2011
p. 172
censure sensure