Retour sur Shakespeare im Park, Strength and Health March à l'English Theater Berlin. Par Antoine Hummel & Jacques Pradillon.

D'une tentative
postdramatique

Nous avons participé à la Ten-Minute-Play Competition organisée chaque année par l’English Theatre Berlin. Notre texte (Lass die Nutten tanzen) a été sélectionné avec 4 autres, par 3 membres du collectif Shakespeare im Park (Katrin Beushausen, Maxwell Flaum et Brandon Woolf) et joué 7 fois, entre le 8 et le 16 mars 2013, par ce même collectif sous le titre Strength and Health March. Après les représentations, nous avons proposé à Brandon Woolf et Maxwell Flaum de s’entretenir avec nous, à partir de questions nées du travail autour de la pièce et de nos impressions de spectateurs. Sans réponse de leur part, nous avons décidé de formuler une réponse à nos propres questions. On a bien sûr l’impression d’avoir trop écrit pour une si petite affaire, de s’être construit une jambe en titane après un mauvais coup sur le petit orteil. Tiens, reprenez une crêpe.

Antoine Hummel & Jacques Pradillon

I/ FACTUAL GRINDER


LE COLLECTIF SHAKESPEARE IM PARK

Shakespeare im Park est un collectif qui produit des pièces multilingues et les joue généralement en plein-air. Strength & Health March est leur première production dans un espace fermé. Leur approche du texte théâtral est très libre, dans la tradition du Regitheater. Nous n’avons jamais vu leurs pièces antérieures.



LE CONCOURS

Le principe du concours n’est pas vulgaire pour l’amateurisme dont il teinte forcément les propositions, c’en serait même l’aspect le plus sympathique, mais pour la position d’emblée patronnante que se donne le commanditaire, qui fait semblant de ne pas voir dans ces propositions des contributions pleines et entières à la programmation d’un lieu, à l’œuvre d’un collectif. Sur le site de l’English Theatre, avec le directeur artistique duquel nous avons eu un rapport chaleureux, l’invitation à participer à la compétition confirme malheureusement la tendance navrante d’un lieu, d’une scène, d’une institution, à se vivre comme un prestataire de service :


A wonderful opportunity for new and emerging writers to have their work read by theatre professionals as well as the chance for the 5 finalists to engage in their work being produced, from inception to stage. [1]


La merveilleuse opportunité est toute à l’avantage de l’écrivain émergent, ce type qu’on imagine au moins autant acharné à pousser son œuvre qu’à travailler à son émersion. Nous n’avons lu nulle part que cette compétition pouvait être, aussi, une merveilleuse opportunité de découvrir des textes écrits hors du circuit connivent des commandes. C’est pourtant le cas, et l’éventuel critère d’imperfection technique de ces textes (leur inconscience vis-à-vis des contraintes de la réalisation par exemple, ou leur ignorance du statut du texte dans le théâtre dit contemporain), est en tant que tel révélateur de la vocation du concours à valider des formes qui, sans cela, seraient vouées à l’amateurisme.



L'ÉCRIVAIN ÉMERGENT

D’où émerge un écrivain émergent ? Quel est le nom de l’indifférencié d’où on le voit sortir ? Émerger est-il une procédure bureaucratique, une réalisation technique, ou la condition littéraire équivalente à celle du touriste hollandais qui s’échoue, bedonnant d’eau, sur une plage de Phuket ? Est-ce qu’émergent désigne le niveau le plus bas sur l’échelle d’une carrière ?


Le terme exprime à nos yeux le rapport le moins aimable d’une scène à son texte, un rapport de convenance. Le besoin d’écrire immédiatement le scénario économique de ce qui survient, selon un plan de production qui se pose en critère du partageable, est l’indice le plus irrecevablement naturaliste du marché : un écrivain émergent, pas moins qu’un pays émergent, est le nom dont on veut bien honorer celui qui s’assoit à la table.


L’emploi de l’expression à l’entrée du projet, même s’il ne constitue qu’un détail publicitaire, nous amuse et nous défie comme une consigne aux douanes. On peut constater pour finir que son pendant, l’écrivain émergé, n’a pas le même succès.



LE THÈME

Le thème du concours est ainsi formulé : Berlin Was Yesterday: Expatriate Traffic from the Kaiser to Kotti. Il inspire modérément ; le collectif Shakespeare im Park nous assure n’avoir reçu qu’une quarantaine de contributions (80 en 2012, 30 en 2010 selon cet article [DE]). Convenons de la difficulté de devoir en choisir cinq, et de travailler avec les auteurs de ces textes comme si on trouvait à chacun des qualités.


Si la formulation du thème est énigmatique, celle du titre est plutôt curieuse : Strength and Health March. À moins qu’une référence nous échappe : il ne semble manifester aucune distance avec l’objet de son ironie (on suppose qu’il s’agit du programme d’un fitness center, ou du titre de son mensuel). Le teaser de la pièce est lui plutôt obscur :


Five new pieces have been selected to form one closed-circuit loop of teeth grinding, bone bending, flat out hoofing-it through 15 cherry nooks and crannies of tender proscenium-sirloin and leaky backstage-gut. This is no Schabernack! Just as Frederick the Great dunked strapping young Dutchmen into his mud-swamped Prussian backwater to erect a delightful Baroque period French knockoff and characterized it “Frederician Rococo,” ETB is bringing in big, bulging guns for its fourth annual Ten Minute Play Competition. So put down the pot-stickers and hoist up your dumbbells for seven evenings of performance, all of which look even better in the buck. [2]


Lisant ça, on attend un projet baroque, porté par des corps à l’organicité proliférante (comme pourraient en témoigner les corps nus de l’affiche (fig 1)), et le spectacle propose une variation déroutante de cette esthétique (goinfres fonctionnels au jeu ironiquement hiératique).



NOTRE TEXTE

On a écrit Lass die Nutten tanzen en trois jours, après que Brina Stinehelfer (actrice et coproductrice d’Exposure Berlin) nous ait signalé l’existence de ce concours. On a considéré la rédaction de LdNt comme une merveilleuse opportunité de premier travail en commun, en vue d’un projet plus vaste et plutôt francophone, Schlob, qui serait, pour résumer, un "répertoire de gestes" (Brecht) et de "situations de langage" (Barthes via Adamov). Schlob serait la reprise d’une langue devenue pour nous minoritaire (le français), exercice au cours duquel apparaissent plus évidentes les postures et conventions qui la déssèchent. Ou simplement quelques-uns de ces "jeux de rôles secrets" dont parle Brecht dans son Journal de travail : 


Die Gelegenheiten aufsuchen, wo im täglichen Leben Theaters gespielt wird. In der Erotik, im Geschäfstleben, in der Politik, in der Rechtspflege, in der Religion usw. Man müßte die theatralischen Elemente in den Sitten und Gebräuchen studieren. […] Aber dazu müßte das alltägliche Theater studiert werden, das die Individuen ohne Publikum machen, das geheime “eine Rolle spielen”. [3]


Lass die Nutten tanzen est une scène dialoguée, de facture classique, entre un turc berlinois de langue allemande et un truc international de langue pas-grand-chose. Les deux idiomes (allemand local fainéant et anglais global fainéant) sont truffés d’incorrections. Pour faire vite, les indications scéniques et de jeu dessinent des rapports entre les deux acteurs que la faiblesse et la banalité de l’interaction verbale contribuent à miner. Gestes et paroles se tiennent sur une ligne de familiarité incertaine qui ne trouve sa résolution qu’anecdotiquement, à la toute fin de la séquence, quand on s’aperçoit que tous deux sont des habitués du kneipe : le premier habite au-dessus, et se plaint du tapage fait par celles qu’il appelle Nutten (“putes”), que l’autre fréquente régulièrement. Or on ne sait jamais si “putes” désigne dans la bouche du premier des voisines à la sexualité marchande ou des voisines à la sexualité frénétique mais gratuite. Une série de petits quiproquos vient alimenter cette indécidabilité globale, qui est comme une façon de jouer avec la dramatique éculée d’un théâtre du suspens situationnel, c’est-à-dire d’un théâtre de l’amant dans le placard, alors que l’essentiel se joue sur le plan des postures, des gestes et de leur exécution pantomimesque (délié extrême/technicité extrême ; hygiénisme, netteté, maniérisme/incurie, confusion, frustesse). Nous reproduisons dans la colonne de droite les courtes notes soumises à la production concernant les personnages (et qui ont été déclamées au même titre que le reste du texte).



LES AUTRES TEXTES

Malgré nos demandes répétées, on ne nous a jamais proposé de lire les autres textes sélectionnés. Voici ce que nous en avons retenu.


Culture (Emal Ghamsharick -- fig 2)
Le texte d’Emal a une dimension morale, plus précisément parabolique (brièveté, répétitions légèrement différentes d’une même configuration — sorte de Trois Petits Cochons contemporain —, présence d’attributs quotidiens symbolisés, présence d’un arbre et de ses semeurs cyniques, thème contrarié du festin, allégories comparées etc.). Brecht voit dans la parabole le mode du théâtre (épique, notamment) par excellence, qui active des sortes de “temporalités” affectives et critiques. En ce sens, avoir fait de son texte le moteur du reste de l’installation paraît lumineux. Une famille (turque, puis arabe, et enfin allemande) prépare le repas dans des tenues semi-traditionnelles (attributs comme la barbe, la moustache, le foulard, l’écharpe de supporter) et noie uniformément son repas dans le ketchup et la mayo. À la fin, une famille de hipsters (sans attributs particuliers sauf un écran d’ordinateur surmonté d’une pomme) hurle à l’unisson : “Culture, hahahahaha” pendant plusieurs minutes. Cette pièce nous a semblé brillante par certains aspects, mais elle consolide aussi l’idée d’une “différence” majeure, d’une différence de sphère (par rapport aux modes rituels, même appauvris et trempés dans le ketchup) entre ceux qui, d’une part, pratiquent des référents culturels anciens, localisés, même si devenus dérisoires et décoratifs, et d’autres, purs déracinés, communiant autour d’une nature au rabais. En termes plus directs, il y a dans cette pièce un aspect un peu réactif, qui réinvestit l’idée d’une ligne de partage entre ceux qui se noient dans leur ketchup et ceux qui ont le choix d’y nager.


Physical Exercises (Marie Hoffmann) ; Fluffers (Harvey Rabbit)
Deux pièces dialoguées dont on n’a rien saisi, probablement comme la majorité des spectateurs. C’est aussi sûrement ainsi qu’a été reçu notre texte (qui a en plus le désavantage, dans la configuration de la pièce, d’être multilingue). Physical Exercises semble être le texte d’une consultation médicale. Il y est aussi question de guérison et d’optimisation du corps, sur fond post-DDR. Fluffers, d’après le blog de son auteur, est un dialogue entre deux female sex workers. On comprend qu’il y est peut-être question de chirurgie esthétique.


Symphony of Everyday Life (Claire Delaby et Alberto di Gennaro)
Le texte de Claire et Alberto est un cut-up de chatlog, qui inclut des images. Il est visuellement divisé en trois colonnes, qui correspondent à trois voix distinctes. C’est un compost peu dense de propos quotidiens, sybillins, banals, qui forme une suite rythmique d’énoncés désabusés (sorte de réceptacle de l’actualité), et finalement, parce que certains sont répétés (essentiellement pour leur qualité sonore), un ensemble de signes autonomes (on remarque que le sifflement qui revient dans ce texte est la seule didascalie performée de l’ensemble).


À part le texte d’Emal, que nous avons travaillé parce qu’il était l’objet de notre interprétation dans les chiottes, et le texte de Claire et Alberto, qui contient peu de mots et permet donc dans la configuration proposée une saisie relativement confortable, les textes ne subsistent dans notre souvenir que dans leur dimension la plus platement thématique. Ce qui pose quand même problème, pour une pièce dite postdramatique.



LE PROJET SCÉNOGRAPHIQUE

Dès le premier rendez-vous avec Shakespeare im Park et les autres auteurs, au Kanal (atelier collaboratif de la Weisestrasse, à Neukölln), Brandon Woolf et Maxwell Flaum — après avoir recueilli autour d’un article du New York Times notre rejet commun des clichés habituels sur la paresse des créatifs expatriés à Berlin — nous exposent le projet de production en ces termes :


-- Scénographie ambulatoire et contagieuse : l’English Theater sera occupé de son lobby à ses chiottes, et la scène principale ne sera qu’un lieu de la représentation parmi d’autres, qui communiqueront avec elle spatialement et dramatiquement (dans le langage du théâtreux postdramatique, on dit they will all make sense together).


-- Les textes reçus seront projetés littéralement dans leur état de fichier, sans que les indications scéniques soient autrement interprétées, autrement traitées que comme partie du texte théâtral, sur un mur du théâtre, et selon un mode de projection et de défilement emprunté au karaoké.


-- Les auteurs occuperont les toilettes du théâtre, transformées en culture kitchen, et s’occuperont eux-mêmes à cuisiner pour les acteurs ; ils seront filmés et leur affairage projeté sur une télévision dans le lobby.


-- Les acteurs, au nombre de trois, joueront une scène en quatre rounds d’eating competition à la Rodrigo Garcia (fig 4), habillés en haltérophiles grotesques et bigarrés. l’absurdité de l’objet de cette compétition faisant écho à l’absurdité de la writing competition).


-- L’équipe de production (Brandon Woolf, Maxwell Flaum, Alberto Di Gennaro) lira les textes projetés à la vitesse assignée par l’algorithme de karaoké pour faire durer chacun d’entre eux exactement 10 minutes. (fig 5)


-- La disposition de la salle offrira le moins d’occasions possibles de s’asseoir, les gradins seront recouverts de coques d’arachides (devenant une peanut gallery — nom du poulailler en anglais) ; il y aura un petit aspirateur sans fil arpentant le lobby orné d’un drapeau du sponsor (Curry 36, imbiss historique du quartier), et des aspirateurs-balais debout ou suspendus au plafond de la salle principale, qui s’activeront entre deux textes.


Le tout est timé à la seconde près. Les dix minutes de chaque pièce sont découpées en 4 x 2’30.


Après ce premier rendez-vous nous sommes soulagés (jusqu’à l’enthousiasme) de ne pas tomber sur des théâtreux naturalistes. On parle brièvement d’ajouter neuf chiens à la liste des personnages, qu’un sursaut de raison avait censurés au moment de l’écriture. On a surtout l’impression que les termes du deal sont ouverts, et qu’il y aura de la place pour les suggestions, pour un travail d’adaptation en commun, et ça tombe bien, c’est précisément la raison de notre participation au concours.


Fig 1. L’affiche de Strength and Health March (“Various Ladies”, Mark Mulroney, 2012)





Strength and Health March inclut Symphony of Everyday Life de Claire Delaby & Alberto Di Gennaro, Culture de Emal Ghamsharick, Physical Exercises de Marie Hoffmann, Fluffers de Harvey Rabbit, Lass die Nutten tanzen d’Antoine Hummel & Jacques Pradillon (auteurs de cet article).
Les pièces sont jouées par Peter Priegann, Sebastian Rein, Errol Shaker, les membres Shakespeare im Park Berlin ainsi que les auteurs. La première a eu lieu le 8 mars 2013, English Theatre Berlin, et les représentations se sont poursuivies du 9 au 12, puis les 14 et 16 mars 2013. Toutes les photos qui suivent, sauf mention contraire, sont d’Olga Baczynska.













Fig 2. L'English Theater Berlin, pendant Strength & Health March





LASS DIE NUTTEN TANZEN
set & characters list

OKTAY, German guy of turkish origin, in his late thirties or beginning of the forties, seated at a table. In front of him lies a big beer mug with big earlike handles, full of an opaque beverage, a nebulous broth on a Kneipe coaster, probably experiencing the hard knock life. He is poorly dressed, mainly with overused leathers. He’s got lapel badges as military gallons, wears the physical stigmata of his wrecking his own health : mop of hair, nest of laces. He looks shackled, tangled up in something, moves his hands a lot. He’s a bargained talking mime. He’s a kind of an epileptic dog, albeit a tired one.


LESTER, always a bit bleary, always stands, the hips forward, a crooked back, in his hand is a giant oblong cocktail glass; a bouquet-cocktail full of a sort of a thick tomato-carrot juice, with an outrageous tone, from which emerge big celery twigs. An impeccably designed beverage, a concept-drink that denotes health. He is young, controls his appearance: wears an excentric hat, reminding of a pointy helmet, and clothes (anliegende Kleidungen) that evoke the uniform and the overtechnical sports outfit at the same time. A urban combination of overtight ski pants and wide black boots. He’s a neat guy, with perfectly cut hair, clear shaved. He’s got huge glasses, speaks a really bad German, his accent is barely identifiable, but really strong. His body language is discreet, light, but precise. He’s also a kind of a dog, but another kind.


A ROBOT-HOOVER, wireless, remote controlled from backstage, that comes and goes with LESTER.


A KNEIPE, a thick wood table, at which is seated OKTAY. On display are also two or three agonizing plants, cabinets saturated with Hummel figurines (dogs, children) and other random objects (old pirate gun, promotional ashtrays). The wall is covered with football club flags.


A GRANDFATHER CLOCK, of which we can only hear the tick, a bit slower than usual, but sharp and precise.









Fig 2. Le début de Culture d'Emal Ghamsharick, dans Strength and Health March





Fig 3. Lass die Nutten tanzen, dans Strength and Health March





Fig 4. Sebastien Rein, Errol Shaker et Peter Priegann en pleine eating competition





Fig 5. Le choeur, dans le dos et au-dessus du public





II/ CRITICAL GRINDER


Notre critical grinder sera celui de spectateurs — ce que nous avons chacun eu la chance d’être une fois quand, à l’occasion de roulements, nous avons pu nous libérer de notre emploi de chiottes le temps d’une représentation.


LE TRAITEMENT DU TEXTE

Les textes sont passés au grinder littéral : le fichier reçu est considéré comme le texte à traiter. Est-ce que c’est un truc de malin, un petit trait de virtuosité cynique, ou une proposition signifiante dans la mécanique globale ? Est-ce que c’est de l’humour libéral, le coup de coude du non-dupe, ou une certaine idée du texte théâtral qui ne joue pas simplement à l’anecdotiser ? Y a t-il ici une répétion du motif éculé de la critique institutionnelle de l’art, où l’on s’est parfois plu à exhiber jusqu’aux notes de frais des commissaires d'exposition ? En fait peu importe (l’intention).


Traiter uniformément des textes de nature différente (une parabole, des scènes dialoguées, un cut-up de log…) est en soi problématique. Ce n’est pas simplement soumettre conceptuellement un élément de dramaturgie – il semble évident qu’on est dans un projet non-dramatic (post-dramatic si on préfère) –, ce n’est pas mettre habilement en danger un “statut du texte théâtral” dont tout le monde se fout depuis longtemps (il n’y a pas de gloire à tirer en soi d’une récusation du primat du texte, c’est un choix qui n’a plus depuis longtemps valeur de manifeste), c’est en revanche réduire l’ambition performative de la pièce à une mise à plat des rapports matériels en multipliant des spots d’attention contradictoires, des stimuli insignifiants qui sollicitent un public dans sa configuration la plus passive : celle de cobayes de l’effet. C’est, dans sa version conceptuelle, un retour à une dramaturgie de la réaction, du message, de la contagion communicante.


Quand Artaud imagine rejouer tout le théâtre élisabéthain “sans tenir compte du texte”, il ouvre à l’idée du texte théâtral comme “argument écrit” (Barthes) de l’ensemble, pas nécessairement performé sur la scène. Ça se tente, même si c’est audacieux dans le cadre d’une playwrights competition. Or dans SHM, la projection des textes sur écran est soutenue par la scansion de ce défilé dans le dos du public, ce qui aggrave la confusion, tant l’allure effrénée de cette lecture décourage toute saisie, même fragmentaire, des textes, et appuie en même temps l’idée qu’il y aurait quelque chose linéaire à saisir, confisquant l’attention pour l’entour.


Cette installation aurait peut-être fonctionné avec des textes écrits spécialement pour, ou modifiés dans cette optique, mais il ne nous a jamais été proposé d’adapter nos textes. Le dernier texte, le cut-up de Claire Delaby et Alberto di Gennaro, est d’ailleurs relativement efficace dans cette configuration, mais il s’agit d’un texte que ses qualités visuelles et l’économie de ses phrases rendent appréhendable par fragments. Dans ce dispositif, les textes auraient gagné à être plus précis, crispés sur l’anecdote, rongeant un vocabulaire ou une situation minimale jusqu’à l’os, disséquant leur portion jusqu’à l’immangeable.


À supposer que les textes n’aient pas été jugés assez bons pour être performés de manière différente, ils auraient pu subir la sentence de commentaires gestuels, scéniques, de subversions formelles qui les auraient restitués à leur état absurde de machines concurrentes. Ils auraient aussi pu être réunis dans un cut-up commun, ce qui aurait probablement permis cette dilution du contexte chère au théâtre postdramatique (un “fourrer tout Shakespeare en un acte” à la Marinetti). Nous nous serions volontiers prêtés à ce caviardage orchestral de nos textes, et l’objet du concours n’en aurait pas été détourné.


Comment se fait-il qu’un projet scénographique héritier du Regietheater n’assume pas, dans le cadre de ce projet, le retravail habituel des textes ? Nous aurions préféré des textes retouchés mais insoumis (réellement autonomes, pas bourreaux du reste), plutôt que des textes intouchés mais soumis (aplanis et confondus).


Mais voilà, le “concept” voulait que les textes soient reproduits tels quels, utilisés comme des artefacts du texte dramatique. Le “concept” tenait au drapé de son ironie surconsciente, ce geste overtheatrical qui reconduit à l’ordre des petits discours subjectifs sur le monde ; les non-dupes tenaient à communiquer sur leur non-dupeté.



LA SOLLICITATION DU PUBLIC

La tentative semblait pourtant bonne de faire émerger une sorte de gestus social commun à tous les textes, un genre d’“anamnèse du drame” (Karen Jürs-Munby) global de ces non-drames. Seulement là, les textes ne faisaient pas partie de cette exhumation du gestus, de cette remontée des problèmes. Ils étaient comme ces apartés grossiers qui signalent l’artificialité des situations scéniques, et en réalité, plutôt comme dans des oeuvres récentes mobilisant des dispositifs de confinement et de déambulation (que l’on pense au “bunker lyrique” de Tino Sehgal, This Variation, à la Documenta 13), le gestus y était en dernière instance celui du spectateur.


Notre critique n’est pas celle d’auteurs déçus que leur texte n’ait pas été traité dans le cadre d’une composition linéaire et synthétique alignée sur le sens d’un récit ou d’une fable (une déception exprimée par Harvey Rabbit [ENG] et relayée par TheReaderBerlin [ENG]). C’est un constat de spectateurs qui concerne le travail présenté, pas les choix qui y président ni les soubassements théoriques : le travail sur le rythme et les intensités perceptives s’est ici condamné dans une transformation totalisante, diluante, des textes. On aurait aimé une mise en scène qui ne fasse pas l’économie d’une réflexion sur la dynamique perceptive : or la projection du texte et la performance surjouée de sa lecture sont deux à-plats identiques qui se superposent et s’annulent ; ce sont deux calques d’une même inoffensivité formelle qui ont peu de chance d’habiter la scène autrement que comme les meubles sophistiqués jusqu’au chiant d’une petite chambre de la subjectivité. C’est exactement l’effet du spectateur, déambulant ou non, de Strength and Health : il est l’otage de la maison des petits malins, et ce qui s’y passe ne lui est pas adressé, il est seulement offert à son assentiment. Et le sens de la visite se substitue au sens tant redouté du drame.


Au sujet de la réception, on peut lire, dans l’essai de Hans-Thies Lehmann Postdramatisches Theater (qui constitue sans doute une inspiration pour le collectif Shakespeare im Park, Brandon Woolf nous ayant recommandé sa lecture, merci à lui), le paradigme qui soutient ce genre de pièces. Ce paradigme est l’objet d’une vieille antienne des mouvements post-, toujours un peu grisés par les accélérations technologiques, singeant leur sollicitation aliénante de l’attention :


simultaneous and multi-perspectival modes of perception replace linear and successive ones. A more superficial and, at the same time, more encompassing sensibility takes the place of the more centralized and deeper one. [4]


Il y a là un aperçu théorique de la faiblesse d’un certain théâtre postdramatique qui, bien que se revendiquant d’Adorno, a curieusement digéré sa critique de la panesthésie / synesthésie des machines de diffusion. Lehmann semble considérer comme une modification physiologique le renouvellement des modes de perception, et donc comme acquis qu’il faille s’adresser au canal dominant de cette antenne. Dans un texte de réflexions sur le spectateur dans le théâtre pré- et postdramatique, Lehmann poursuit avec la même mollesse, sans qu’on sache vraiment ce qu’il déduit de cette liste absurde : 


Une chose est évidente : de nos jours, il est de plus en plus rare que le spectateur potentiel d’une représentation théâtrale, chorégraphique, ou d’une performance, ait, pour s’y rendre, abandonné la lecture d’un classique. Il se sera plutôt remémoré une visite au cinéma, aura surfé sur internet ou visionné un film vidéo, n’aura peut-être pas su se décider entre les nombreuses chaînes de télévision, aura récemment vu une installation vidéo, ou réfléchi à l’achat d’une caméra digitale. Le spectateur actuel n’est plus ce qu’il était.


Peut-être Lehmann convainc-t-il d’autant mieux des bienfaits d’une mise à mort du drame qu’il est par moments, dans son travail de théoricien, l’incarnation parfaite du conteur verbeux qui met en partage autour du feu communautaire le pain plat des évidences. Qu’est-ce que cette petite parabole sur la disponibilité du consommateur de spectacle est censé nous apprendre sur l’activité de spectateur ?


Le travail de détermination précise, jusque dans les protocoles, des effets stimulants et/ou empoissants de ces “modes de perception” est le tapis de jeu du metteur en scène. S’il renonce à l’ambition minimale d’une abstraction du spectateur à sa condition de consommateur, il est à parier que ne s’y joueront jamais que des réussites, des petites satisfactions personnelles.



LE STATUT DU TEXTE DANS L'ENSEMBLE

La volonté de traitement égalitaire des éléments scéniques se heurte ici à sa limite programmatique, quasi incantatoire, illusoirement politique. C’est une velléité artistique qui frôle la coquetterie quand l’idée qui préside à l’anecdotisation du texte répond au désir de faire du langage même un protagoniste. Or le langage est toujours un protagoniste.


Quelle vision réactionnaire ce désir de faire-affleurer-le-langage-enfin-dévoilé-dans-sa-dimension-rhétorique trahit-elle ? Et quel genre de protagoniste lui donne-t-on la chance d’être, au langage chéri, si on le traite comme un input lumineux, au lieu de le traiter dans sa spécificité ? Le rôle de vecteur de la communication ?


Donner au texte une importance moindre dans un ensemble qui s’adresse à une attention non soumise au sens, c’est une évidence pour un projet de ce type. En faire un télex grossièrement doublé, c’est un choix esthétique — une propriété désastreuse, mais remarquable — qui n’est finalement pas loin de déférer au texte comme bloc de marbre littéraire.


François Tanguy, dans un entretien [FR] avec Christian Prigent datant de 1992 (in TXT 29/30), parle de “temps d’exposition” pour exprimer la gestion rythmique d’une pièce sans balises textuelles, c’est-à-dire d’une pièce qui ne se joue pas dans les limites posées par le texte. Il ajoute: 


Le théâtre sous cet aspect est moins une affaire de représentation d’un récit, d’une forme qui préexiste à travers un texte (projet dont la réalisation va essayer de rendre visible les prémisses, les enjeux), que de bascule dans un temps ouvert, opératoire…


On imagine les jeux possibles entre la contrainte des dix minutes et une mise en scène épandue dans une telle temporalité… Le choix de la production a plutôt été de scander la pièce par les textes, utilisés comme des Schlägers abrutissants. Notre avis de spectateurs est que c’est un choix qui fait entendre le ricanement un peu vain de types qui rudoient le “statut du texte” de façon peu dérangeante sur ce plan, mais très inconfortable sur le plan perceptif. Il y aurait beaucoup à dire sur l’inconfort comme valeur éthique de la provocation, mais on peut penser que dans une équation où la provocation est dérisoire et l’inconfort surabondant, le spectateur n’a que le choix de son aliénation.


Dans le cas de Strength and Health March, distribuer le texte entre le lu et l’entendu aurait probablement contribué à en rythmer, à en dynamiser la saisie par le public. Au contraire, la performance telle qu’elle va finit par squeezer le spectateur dans un espace visuel structuré par l’overdose textuelle et l’underdose gestuelle, et à le saucer dans un environnement sonore saturé par du speaking-in-tongues vociférant. Seul le rituel auquel se livrent les auteurs dans les chiottes et l’intervention à laquelle il aboutit sur la scène principale offrent un moment d’intensité appréhendable. Pas parce qu’ils offrent à voir, enfin, du “jeu en mouvement” (pas plus parce qu’on y voit nos pommes), mais parce qu’ils enrichissent l’espace d’une circulation, pas seulement d’une occupation qui fige des spectateurs auxquels le programme intimait contradictoirement l’ordre de “circuler dans tout l’espace” :


For total comprehension, you MUST be moving throughout the entire space : Foyer ! Main stage ! Backstage toilet ! [5]


En revanche, mettre en scène une déconnexion entre les trois seuls acteurs professionnels, ceux qui portent le costume le plus éclatant et sont montés sur estrade, et le texte, est une bonne idée, qui pourrait produire une latence intéressante. Mais la lecture effrénée des textes retombe à force dans l’écureuil d’une bonne vieille déclamation (fig 6), dont on jure qu’elle aurait pourtant voulu l’éviter.



LE STATUT DU TEXTE DANS L'ENSEMBLE

L’article élogieux mais connivent du Tagesspiegel [DE] est le seul qui ait une dimension vaguement critique (les autres relaient le communiqué de presse, interviewent l’équipe de production ou font la recension neutre de l’événement, sur fond de soutien à l’English Theater). Son auteur est Patrick Wildermann, qui est visiblement en termes non-neutres avec le collectif. Flaum confie en effet dans un entretien [ENG] avoir demandé à Wildermann de faire partie du jury :


Some members of the Shakespeare im Park Berlin team are coming in to choose and produce and direct the pieces, Katrin and Brandon and myself, plus we hope to have Patrick Wildermann of Der Taggespiegel (sic) on the jury as well. [6]

Ce journaliste n’est finalement pas mentionné dans le jury (il faisait partie de celui de l’édition 2011 [ENG]), mais il est le seul, dans son article, à rendre compte de chacun des textes assez précisément, suggérant qu’il a pu y avoir accès par ailleurs. L’avis émis par cet article dithyrambique n’en est pas invalidé, mais il est un poil suspect de compérage (Mitvaterungsfall, mot tout neuf).


Fig 1. Le public, pris entre deux feux







Fig 2. La télé, dans le lobby de l'English Theater Berlin







Fig 3. Sebastian Rein, entre deux rounds, et Errol Shaker, esthète méfiant







Fig 4. Le robot ménager accueillant, dans l'entrée de l'English Theater Berlin







Fig 5. Les auteurs diffusés cuisinant aux chiottes







Fig 6. Le bon vieil écureuil de la déclamation







III/ POLITICAL GRINDER


ALIÉNATION, CONSOMMATION, DIVISION DU TRAVAIL

Résumons. Dans la pièce, les acteurs habillés en haltérophiles ne font que manger, les auteurs cuisinent dans les chiottes où chacun occupe les différents postes l’un après l’autre (cuisson, composition, service, responsable des rotations). Leurs textes sont passés à la saucissière ultrarapide d’un karaoké que les producteurs, habillés en enfants de chœur, tentent de déclamer à la vitesse imposée.


Les rôles limitatifs assignés aux acteurs (espace confiné de leurs estrades, couverts inappropriés aux plats qui leur sont servis), cette répartition des tâches dans la pièce, cette mise au service d’aptitudes mutantes et de gestes à la technicité absurde, et le contraste avec l’omniprésence de l’entertainment le plus lâche (télé, karaoké, bouffe globale) dessine une carte de l’utilité sociale un peu vaine : le circuit de production est tout entier dirigé vers la satisfaction d’une performance de repas servant la performance du corps.


La figuration d’une stricte division du travail, où la distraction de masse est le produit immédiat des différents pôles de production (fastfood familial-culturel en rotation de personnel continue, briolage des mangeurs confinant au chant monodique rituel ou au reggaetón) suggère que le seul moment hystérique de la production, c’est la consommation.


Proposer un rejeu hystérique de la consommation en acte (donner à voir le dérèglement d’un système dans ses seules conséquences), c’est se pommader le torse à bons frais et jouir d’être du bon côté du regard (L.L. de Mars [FR]). À la fin, le feierabend a le goût d’un constat confortable. On se satisfait de signaler, en whistleblower de la bonne conscience de classe. Et finalement, en ayant pris soin d’éviter tout recours à la dramaturgie, on aura fourni un support à la consommation non-problématisée d’une fable (unproblematic consumption of fables, Lehmann), fable non-écrite, mais partagée a priori.


Plus positivement, on a ici affaire à une figuration de la production, de la configuration du travail qu’on pourrait voir comme un point de passage monstrueux entre fordisme et post-fordisme. Est ici exhibée une sphère où la ségrégation du divertissement et du temps de travail “nécessaire” n’est plus claire. Sphère qui n’est pourtant pas celle au sein de laquelle nous, “créatifs” berlinois, produisons. Une sphère dans laquelle le temps de la vie entière est intégré au procès capitaliste de valorisation.


LES AUTEURS, AUX CHIOTTES

Là, pas mal de questions demeurent. Dans la pièce, les toilettes sont-elles une coulisse exposée, une scène alternative, une salle des machines ? Les toilettes sont-elles une continuation de la cuisine par d’autres moyens ? Dans le théâtre social, les toilettes cuisinantes sont-elles les coulisses sordides de l’hygiénisme, qui tendraient à montrer que l’hygiénisme est une façon d’être salement pur ? Affirme-t-on par là quelque chose d’aussi simple que : les raffinements de la consommation sont en dernier lieu destinés à la fosse septique ?


Est-il possible aujourd’hui de faire un théâtre où les acteurs ne soient pas ces bestioles en proie à la Narrheit, mais des épaisseurs volontaires, intelligentes, puissantes ? Dans les ¾ des pièces que nous voyons, les personnages sont des intelligences paralysées, caractérisées par une volonté impuissante, et par, disons, une incapacité au bonheur, voire à la jouissance : ils n’ont jamais un usage pratique de leur temps et de leur espace. Ils sont joués. Peut-on mettre sur scène des figures qui ne soient pas des symptômes ? Il y a là quelque chose de similaire à la description foucaldienne de la silhouette de Quichotte comme lettre maigre échappée d’un livre ouvert, comme l’élément d’une écriture errant à travers le monde, signifiant à loisir la transition vers un âge de la représentation. Les figures dont nous parlons ont un statut analogue, elles incarnent un changement de paradigme et pas beaucoup plus.


Le concept de détachement/detachment [ENG] de Lehmann, comme celui de non-acting (Michael Kirby), aident à penser l’activité de l’acteur comme un tour à cheval entre l’assomption d’une “physicalité idiosyncrasique” (c’est-à-dire une renonciation au drap actorial comme tenture invisible du mouvement) et l’exposition d’une physicalité synthétique — aussi au sens kantien — (c’est-à-dire la prise en charge d’une “façon d’être” remarquable manifestant le spectacle, entre autres dans sa dimension ségrégeante sur le plan du regard).


C’est quelque chose qu’ont probablement eu à l’esprit les producteurs de Shakespeare im Park dans leur installation de corps, d’autant que l’objet “compétition” constitue en lui-même une situation parfaitement adaptée à cet à-cheval (puisqu’il consiste dans l’étalage de capacités propres). Mais la bouffonnerie dirigée des attitudes et le caractère parfois douloureux des quantités de bouffe imposées à ces corps prennent aussi le risque de finir par en faire les traditionnels suppliciés de la scène classique. Et sur l’axe “livre oral (théâtre comme lecture) - étal de boucher (théâtre comme exposition d'écorchés)” (Jean-Christophe Lauwers), le positionnement paraît jouer d’une ironie pignouve (qui n’est d’ailleurs pas une ironie si elle jouit de vérifier son effet) : à l’outrance de la déclamation répond l’outrance de l’exposition du corps bourrelé.


DE L'ANGLAIS À BERLIN

Est-ce que le fait même de faire du théâtre en anglais constitue un exemple de colonialisme culturel ? Le problème est, comme souvent, esquissable au mieux depuis la question de l’inscription d’un tel projet dans l’économie locale : si nous considérons que tout le projet S&HM demeure l’expédient d’une intervention cosmétique au profit de la forme avachie de la compétition, aux fins de soutenir une institution précaire comme l’ETB, alors il n’y a pas lieu de donner trop d’importance à la question de la langue. Simplement parce que, dans la désertion qui affecte cette institution, il n’y a en aucun cas une “provincialisation” de la culture anglophone : Kreuzberg, comme sa voisine Neukölln, est la scène de migrations de masse de la “classe créative”, dont la lingua franca est davantage celle de Mark Zuckerberg que celle de Kurt Tucholsky.


‎Nous ne savons à cet égard comment interpréter le fait que la pièce ait pour sponsor une maison enracinée dans le folklore local (l’enseigne de currywurst Curry 36), dans un Berlin de cartes postales (attendu que nous parlions bien d’une ville pleine d’irrégularités, exhibant la crasse sexy de son espace public). Risquons qu’il y ait eu là un énième geste d’ironie, à l’égard du recours au “placement produit”, ou peut-être plus pertinemment, à l’égard de la sursymbolisation de la ville par l’un de ses loci, soit l’imbiss, comme plateforme minimale de l’échange culturel.


Fig 1. Les plats servis, toujours les mêmes, dans des dispositions variées (et les bottes de Sebastian qui ressemblent à des pintes pleines)



Fig 2. Les acteurs, juste acteurs



Fig 3. Emal, éputztant


Fig 4. Errol temporise



APRÈS TOUT


On n’aurait certes pas mieux que nos compagnons de quelques semaines exécuté un tel cahier des charges. On manquait de tout, on voulait travailler pour voir et pour apprendre. On était vraiment des stagiaires sympas. On n’a malheureusement pas appris grand chose du travail. Davantage de l’observation des rapports. On espère que la misère des rapports humains et des rapports de travail dont l’ETB a été la scène pendant les quelques semaines de préparation constitue aussi une déception pour le collectif Shakespeare im Park, et que le peu d’importance de ce projet à leurs yeux (c’est notre sentiment) les a conduit à des négligences inhabituelles.


Qu’une telle micropolitique soit le pendant d’une critique de la fonction-auteur (ce qui serait déjà dérisoire considérant nos pédigrees) ne saurait atténuer le sentiment d’avoir fait sous la direction de Shakespeare im Park une expérience de groupe des plus antidémocratiques. Si la dernière phrase devait dispenser de la lecture des vingt pages précédentes, disons que ce fut une introduction amère au community theatre. Et une incitation à faire du théâtre, tranquillement, shoveling it in.


Antoine Hummel & Jacques Pradillon


Shovel it in.
Then go away again.
Then come back and
shovel it in.

Days on the way,
lawn’s like a shorn head
and all the chairs are put away
again. Shovel it in.

Eat for strength, for health.
Eat for the hell of it, for
yourself, for country and your mother.
Eat what your little brother didn’t.

Be content with your lot
and all you got.
Be whatever they want.
Shovel it in.

I can no longer think of heaven
as any place I want to go,
not even dying. I want
to shovel it in.

I want to keep on eating,
drinking, thinking.
I am ahead. I am not dead.
Shovel it in.

Robert Creely, Supper

NOTES


    [1] Une merveilleuse opportunité pour écrivains nouveaux et émergents de voir leur travail lu par des professionnels du théâtre, ainsi que l’occasion pour les 5 finalistes de participer à la production de leur travail, des premiers pas à la scène.

    [2] Une traduction n'aurait aucun sens. Pensez à des nœuds paps qui tourniquent dans un sapin de noël.

    [3] "Débusquer les occasions où, dans la vie quotidienne, il y a du théâtre. En matière d’érotisme, d’affaires, de politique, de justice, de religion etc. il faudrait étudier les éléments de théâtre dans les us et coutumes. […] Mais il faudrait en outre étudier ce théâtre quotidien que les individus font sans public, les « jeux de rôle » secrets." (adapté de la traduction de Philippe Ivernel

    [4] "des modes de perception simultanés et multi-perspectifs en remplacent d’autres, plus linéaires et successifs. Une sensibilité plus superficielle et, en même temps, plus globalement compréhensive, prend la place d’une autre, plus centralisée et plus profonde."

    [5] "Pour une compréhension totale, IL FAUT que vous vous déplaciez à travers tout l’espace : foyer ! scène principale ! toilettes des coulisses !"

    [6] "Certains membres de l’équipe de Shakespeare im Park vont se réunir pour choisir et produire et diriger les pièces, Katrin et Brandon et moi, et puis nous espérons compter également Patrick Wildermann du Tagesspiegel dans le jury."