Le mouvement de l’expression est-il possible à partir du discours intérieur, disposé au-dedans ? Le mouvement verbal se comprend si le logos endiathètos, le discours posé dans l’intimité, dans l’intensité sans résistance de quelqu’un, n’est pas un discours séparé du logos prophorikos, du discours avancé au dehors pour s’exposer à la perception d’autres sortants. Un domaine purement immanent, où résident les conceptions intimes, ne peut expliquer qu’un langage intérieur s’exprime, c’est-à-dire sorte de lui-même, donne forme extérieure à l’énoncé intense ou depuis cette intériorité sortante, s’exposant de soi en soi. Une disposition interne proférante, une profération interne, un commencement d’exposition, ou une…
Dans Le Masque et la Lumière, Zumthor à la fois constate qu’en régime prosimétrique « la frontière entre prose et vers manque de netteté » et propose de distinguer le « prosimètre intégré » ou systématique du « prosimètre occasionnel ». Et s’« il y a un terme commun, non négligeable » au vers et à de la prose, qui est la rhétorique, c’est aussi que l’enjeu du prosimètre est paradoxalement politique : il doit ordonner un monde chaotique en attestant un désordre formel. Attestation satirique : le mélange ne renvoie pas, au départ, à une fusion des genera dictaminum. Le dictamen prosimetricum n’implique aucunement le mariage originaire du…
Curtius rappelle que poesis, poema, poetica, poeta sont des mots peu employés au Moyen Âge : « la poésie, en effet n’était pas reconnue comme un art en soi. Au début, il n’existait même pas de mot signifiant “composer” (dichten). On employait alors des périphrases telles que metrica facundia,metrica dicta, textus per dicta poetica scriptus, ou un verbe comme metricare, “faire des mètres.” » Le poème dicte un dit dans un dire. Il inefface (exhibe) le dire dans le dit et le dit dans le dire. « Dictare signifie à l’origine dicter. Dès l’Antiquité, on avait coutume de dicter non seulement les lettres,…
L’axiome unique de la poésie est : “Tout ce qui participe de l’être (…) a un nom. Le difficile est de l’inventer.” Ce n’est pas pour rien que la poésie utilise, pour cette invention inouïe, les ressources maximales de la différence, y compris sonore, entre noms de la langue héritée. » L’axiome que formule Badiou dans L’antiphilosophie de Wittgenstein (2009) établit que « la poésie est une pensée » par la nomination. « Il faut réintroduire la nomination dans la pensée », contre Wittgenstein. Le poème n’est pas « une instance verbale du silence ». Cela revient, pour la poésie, à enter Joyce (le nom déterminant la phrase)…
Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur ; Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se…
Dans un sensible de langue, nous traçons ce qui se dicte insensiblement sous le nom de philosophie (à charge d’effacer le tracement), pour le meilleur et le pire. Le pire se nomme d’un côté le poétisme, le goût de l’horizon comme horizon, ou du champ comme champ (le goût du phrasement dans le tracé), et le philosophisme, de l’autre côté, pur goût de l’effacement de l’horizon ou du champ des mots qui s’imposent à la pensée, oubli que l’effacement du tracé est une difficile condition du philosopher en langue. Philippe Beck Contre un Boileau Fayard 2015…
Avant de (croire) choisir, le plus souvent les écrivains confondent la prose avec de la prose. Les défenseurs de « la prose » (laprose) pensent qu’il y a une seule prose, la prose souveraine (le gouvernail sans frein). Or, cette prose est souvent déclarée à venir. Souvent ou toujours. Les défenseurs, les amants de la prose qui vient, croient que la prose unique se tient à hauteur de la vie vraie, indérobée, brutale comme sa misère constitutionnelle, sa vie nue : sa matière trahie ou inesthétisée. En prose critique véhiculaire, la vie voulue, inaccessible et côtoyée, s’appelle toujours la prose du monde, le…
Qu’il y ait de la pensée ou de la vérité formée dans le poème justifie la reconstitution en sa séparation et sa conceptualisation relatives. La reconstitution poétique peut affecter la reconstitution philosophique, pourvu que celle-ci se déploie dans son ordre décideur, c’est-à-dire en intériorité continuée, fidèle au procès du poème. D’où un manuel ouvert. Il y a une intériorité de la philosophie à ses modalités, dont l’art poétique ne traite pas. Philippe Beck Contre un Boileau Fayard 2015…
À supposer qu’il y ait « de bons vers, de mauvais vers, et le chaos » (T. S. Eliot, 1917), le problème de l’histoire chaotique et de ses bandeaux n’est pas résolu. Même les vers de Frost parlent de la forme visée dans l’informe : « que souffle le chaos !/ que se fondent les nuages !/ j’attends ce qui a forme ». Les nuages sont des formes sans formes. Meschonnic intensifie la contradiction en déclarant : « Il ne s’agit pas d’opposer des formes à une absence de formes. Puisque l’informe est encore une forme. » Mais si « la liberté n’est pas plus un choix qu’une absence…
La haine de l’art (la haine de la mort informe, de la brume sans effet, qu’il semble porter), la haine que l’art peut se vouer s’il stylise le chaos malgré lui, s’il met en forme la dispersion, n’est pas le propre de l’art. Une exception le prouve : le poème. La haine de la poésie, si le terme de haine attire, est le propre de la poésie ; elle se défie nativement de son « esthétique », de son charme vorace, du procès de formalisation, de mise en forme signifiante. La méfiance peut avoir nom Dionysos. Et c’est une haine double : a) pour la…
La littérature a aussi inspiré la musique dans sa forme. Par exemple, les titres des Märchenbilder (« Images de contes ») pour alto et piano opus 113 (1851) et des Märchenerzählungen (Récits de contes) pour clarinette, alto et piano opus 132 de Schumann (1853) sont des références explicites au Märchen, au conte. La notion de la Märchenerzählung montre que le texte musical raconte à nouveau ce que le conte dit à sa manière. La musique ne met donc pas en rythme et mélodie un récit ; elle raconte dans son médium. Elle est récit au carré, ou sens au carré, et de façon très…
Récitatif sobre et didactique, au mieux ou dans l’idée sentie. Il navigue entre deux vagues puissantes et quasi-régnantes. D’abord, la vague emphatique ordinaire et « persienne », aux nombreuses variétés, aux plusieurs degrés de talents, qui franchissent le pas, et tendent à confondre chanson et chant, ou plutôt chant poétique et chant musical strict. Ensuite, la vague de prose, qui confond la sobriété et le caractère indifférencié et pédestre des varia de la prose du monde (nourriture de la prière laïque, matin, midi et soir). Philippe Beck Contre un Boileau Fayard 2015 fr…
Une fois que la différenciation des genres s’est imposée pour se recompliquer,i.e. depuis que les tragédies en prose, au xvii e siècle, ont préparé le terrain au poème en prose, le phénomène aujourd’hui reconstitué par l’histoire littéraire n’a pas empêché Rimbaud de tenir Racine pour le plus grand poète français (ce que ne diraient pas obligatoirement les « performers » de maintenant, à l’inconscient rimbaldien). Philippe Beck Contre un Boileau Fayard 2015 fr…