Il neige, il neige. Il neige tout ce que le ciel contient de neige, et c’est considérable. Sans arrêt, sans début et sans fin. Il n’y a plus de ciel, tout est chute de neige grise, blanche. Il n’y a plus d’air non plus, il est plein de neige. Il n’y a plus de terre non plus, elle est couverte de neige, et encore de neige. Toits, routes, arbres sont enveloppés de neige. Il neige sur tout, et c’est compréhensible, car quand il neige, la neige tombe sur tout, on l’aura compris, sans exception. Tout doit porter la neige, objets…
Celui qui n’en croyait pas ses yeux regardait une porte pour voir si elle était fermée. Oui, elle était fermée, et même fermée comme il faut, c’était indubitable. La porte était fermée, c’est tout à fait sûr, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux ne le croyait pas, il flairait cette porte pour sentir si elle était fermée, oui ou non. Elle était vraiment et véritablement fermée. Sans conteste, elle était fermée. Elle n’était pas ouverte, en tout cas. Elle était fermée, dans tous les cas. Sans aucun doute, cette porte était fermée. En aucun cas il n’y avait…
Une lampe est sous doute un objet très utile et joli. On distingue les lampes à pied et les suspensions, les lampes à alcool et les lampes à pétrole. Involontairement, qui dit lampe est forcé de penser abat-jour, c’est-à-dire qu’il n’y est nullement forcé. Ce n’est pas vrai qu’on y soit forcé. Personne ne nous y oblige. Libre à chacun de penser ce qu’il veut, mais il semble néanmoins avéré que lampe et abat-jour se complètent le mieux du monde. Un abat-jour sans lampe nous paraîtrait inutile et dépourvu de sens, et une lampe sans abat-jour nous paraîtrait laide et…
Une femme qui était juste un peu bizarre se rendit en ville pour acheter quelque chose de bon à dîner pour elle et son mari. Bien des femmes ont déjà fait leur marché en étant juste un peu distraites. L’histoire n’a donc absolument rien de nouveau ; je poursuis néanmoins et raconte que la femme qui voulait acheter quelque chose de bon pour elle et son mari et s’était rendu en ville dans ce but n’était pas tout à fait à son affaire. Elle tournait dans tous les sens la question de savoir ce qu’elle pourrait bien acheter de spécial et…
– Je ne puis nullement consentir à ce que vous vous arrêtiez de couper et d’ingérer, et je ne crois pas du tout que vous soyez réellement rassasié. Si vous dites que vous êtes à deux doigts de l’asphyxie, vous ne dites très certainement pas la vérité. Je suis obligée de croire que ce ne sont là que des politesses. Je renonce volontiers, je l’ai dit, à quelque forme que ce soit de bavardage spirituel. Je suis sûre que vous êtes principalement venu pour prouver que vous êtes un gros mangeur et pour manifeste que vous avez de l’appétit. Cette…
J’avais eu à l’occasion, j’en ai le souvenir très net, une conversation animée sur cette question avec un monsieur très élégant, intelligent et considérable. L’idée, aussi insensée qu’elle pût paraître ou être en réalité, était enfoncée dans ma tête et ne me laissait pas en paix. Les idées aspirent à se réaliser, à s’incarner ; une pensée vivante veut tôt ou tard se transformer en réalité vivante, elle veut prendre corps. « Mais à ce qu’il me semble, vous n’êtes pas vraiment homme à faire un bon domestique », me déclara le monsieur très intelligent, très élégant que j’ai dit, et je crus…
En outre, l’œil est attiré par deux chapeaux de paille ou d’été. L’histoire de ces chapeaux de paille pour hommes est la suivante : c’est que soudain, dans l’air clair, je vois deux ravissants chapeaux ; sous ces chapeaux se tiennent deux messieurs très comme il faut, qui paraissent vouloir s’adresser le bonjour en soulevant leurs couvre-chefs d’un geste fringant, gracieux et beau : spectacle où manifestement les chapeaux jouent un plus grand rôle que leurs détenteurs ou propriétaires. Robert Walser La promenade Bernard Lortholary Gallimard 1987 1917 12–13…
Voir un comte prendre son petit déjeuner est affligeant et consternant, et pour cette raison, mieux vaut s’abstenir d’avoir l’impudence de déranger un comte qui daigne prendre son petit déjeuner. De quoi l’aristocratie aime-t-elle se nourrir, en général ? À mon avis, la réponse la plus juste et la plus simple à cette question difficile et délicate est la suivante : l’aristocratie aime surtout les œufs au bacon. En outre, elle dévore et absorbe toutes sortes de confitures exquises. Si à présent, nous soulevons la question un peu inquiétante, peut-être, parce que sans doute parfaitement incongrue, de savoir ce que lit l’aristocratie,…
Parfois, il croyait avoir des cheveux d’or et une épée à la main. Il s’imaginait qu’il était un chevalier du Moyen Âge qui devait courir le monde à l’aventure. Parfois, au contraire, il était comme un moine, comme dans une cellule, assis là à méditer sur l’énigme du monde. Tout lui était mystère, ce qui est clair et évident autant que tout le reste. Robert Walser L’étudiant Petite prose Marion Graf Zoé 2009 1917 124…
« Me voici, homme mauvais et sans valeur, heureux pourtant, sinon bienheureux, d’avoir été envoyé par Monsieur le secrétaire, lui aussi à l’heure qu’il est certainement heureux, voire bienheureux, auprès de Madame la baronne avec ce verre de limonade, dans le but d’apporter à la plus belle femme du monde ce que cette dernière a daigné commander. Monsieur le secrétaire m’a ordonné de dire à Madame la baronne qu’il sollicitait la permission de pouvoir mille mille fois présenter ses compliments et recommander ses services à Madame. Je ne sais pas où Monsieur le secrétaire se trouve en ce moment ; mais ce…
« Maintenant, je suis un costaud. Maintenant, quelque épreuve que le sort me réserve, je l’affronterai, je me mesurerai à elle, et j’irai à sa rencontre avec confiance et impétuosité. J’ai l’impression de pouvoir en découdre avec le monde entier, ou avec la moitié du monde au moins. Imagination, illusion, constellation merveilleuse ! Mon humeur est grandiose. J’ai l’envie et la force de vivre, maintenant, vraiment, c’est à éclater de rire. Je m’emballe ! J’aimerais par-dessus tout être un cheval sauvage et filer au galop dans les pays radieux. C’est qu’il est divinement beau, le monde, célestement beau. Quelle jubilation ! Je ne comprends…
« Vous êtes Tobold, n’est-ce pas, et à partir d’aujourd’hui, vous entrez au service de Monsieur le comte comme domestique comtal. On espère que chez nous, ici, donc, vous serez zélé, loyal, ponctuel, poli, courtois, honnête, travailleur, consciencieux, et docile en tout temps. Votre aspect est satisfaisant, espérons que votre conduite donnera également satisfaction. Dès maintenant, vous devez essayer d’atténuer et de raffiner tous vos mouvements. Les natures carrées et bruyantes ne sont pas appréciées, ici au château, et elles ne le seront jamais. Veuillez en prendre note une fois pour toutes. Vous devez absolument savoir qu’ici, on parle à voix…
La forme qu’il allait prendre, ce qu’il allait faire de lui et ce qu’il allait advenir de lui, tout cela n’était pas très clair à ses yeux. Il était de ceux qui ont la ferme volonté de se développer, qui préfèrent n’être rien que quelque chose de partiel, de faux, ou de flasque, en un mot, il était de ceux qui cherchent. Robert Walser L’étudiant Petite prose Marion Graf Zoé 2009 1917 129…