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Walser, Petite prose

Celui qui n’en croyait pas ses yeux regar­dait une porte pour voir si elle était fer­mée. Oui, elle était fer­mée, et même fer­mée comme il faut, c’é­tait indu­bi­table. La porte était fer­mée, c’est tout à fait sûr, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux ne le croyait pas, il flai­rait cette porte pour sen­tir si elle était fer­mée, oui ou non. Elle était vrai­ment et véri­ta­ble­ment fer­mée. Sans conteste, elle était fer­mée. Elle n’était pas ouverte, en tout cas. Elle était fer­mée, dans tous les cas. Sans aucun doute, cette porte était fer­mée. En aucun cas il n’y avait le moindre doute à craindre ; mais celui qui n’en croyait pas ses yeux dou­tait for­te­ment que la porte fût effec­ti­ve­ment fer­mée, même s’il voyait com­bien her­mé­ti­que­ment elle était fer­mée. Elle était fer­mée her­mé­ti­que­ment, aucune porte ne sau­rait être fer­mée plus her­mé­ti­que­ment, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux était encore loin d’être convain­cu. Il fixait la porte avec inten­si­té tout en se deman­dant si elle était fer­mée. « Dis-moi, porte, es-tu fer­mée ? » deman­da-t-il, mais la porte ne répon­dait pas. Ce n’était pas du tout néces­saire qu’elle répon­dît puisqu’elle était fer­mée. La porte était par­fai­te­ment comme il faut, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux ne se fiait pas à la porte, il ne croyait pas qu’elle fût comme il faut, il dou­tait tou­jours qu’elle fût fer­mée comme il faut. « Es-tu vrai­ment fer­mée ou n’es-tu pas fer­mée ? » deman­da-t-il encore, mais la porte, évi­dem­ment, ne répon­dait tou­jours pas. Peut-on exi­ger d’une porte qu’elle donne une réponse ? Encore une fois, la porte fut scru­tée avec méfiance pour véri­fier si vrai­ment, elle était fer­mée. Enfin, il com­prit qu’elle était fer­mée, enfin il en fut convain­cu. Alors il écla­ta de rire, tout heu­reux de pou­voir rire, et il dit à la porte : « Et toc ! Je te tiens », et sur ces belles paroles, il s’en fut tout content à son labeur quo­ti­dien. Un homme pareil n’est-il pas un fou ? Bien sûr que si ! Mais jus­te­ment, c’était quelqu’un qui dou­tait de tout.
Un jour, il écri­vit une lettre. Après l’avoir écrite jusqu’au bout, c’est-à-dire entiè­re­ment, il regar­da la lettre de tra­vers, car une fois de plus, il n’en croyait pas ses yeux et il était loin de croire qu’il avait écrit une lettre. La lettre, pour­tant, était écrite de bout en bout, c’était indu­bi­table, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux flai­ra de son nez, comme il l’avait fait avec la prote, le pour­tour de la lettre, au comble de la méfiance, tout en se deman­dant si la lettre était vrai­ment écrite, oui ou non. Sans aucun doute, elle était écrite, à coup sûr, elle était écrite, mais celui qui n’en croyait pas ses yeux n’en était nul­le­ment convain­cu, bien plu­tôt, il flai­rait, comme je l’ai dit, la lettre sous tous ses angles, et il l’apostropha à haute voix : « Lettre, dis-moi, es-tu écrite, ou non ? » La lettre, on la com­prend, ne don­na pas la moindre réponse. Depuis quand les lettres peuvent-elles tenir des dis­cours et don­ner des réponses ? La lettre était par­fai­te­ment comme il faut, de bout en bout, elle était bien lisible, mot après mot, phrase après phrase. Propres et magni­fiques, les carac­tères, les points, les vir­gules, les points-vir­gules, les points d’interrogation et d’exclamation et les gra­cieux guille­mets étaient à leur place. Il ne man­quait pas un point sur un i à cet ouvrage magis­tral ; mais celui qui avait écrit ce chef‑d’œuvre de lettre, et qui mal­heu­reu­se­ment n’en croyait pas ses yeux, n’était nul­le­ment convain­cu de tout cela, bien plu­tôt, il revint à sa ques­tion : « Es-tu comme il faut, lettre ? » Cette der­nière, évi­dem­ment, ne lui répon­dit pas. Ce qui lui valut d’être à nou­veau regar­dée de coin et exa­mi­née de tra­vers. Enfin, ce nigaud com­prit qu’il avait vrai­ment et véri­ta­ble­ment écrit cette lettre, ce qui le fit écla­ter d’un rire joyeux et sonore ; heu­reux comme un gamin, se frot­tant les mains de satis­fac­tion, il plia la lettre, le glis­sa en exul­tant dans une enve­loppe appro­priée et disant : « Et toc ! Je te tiens », et il éprou­va une joie incroyable à ces belles paroles. Là-des­sus, il s’en fut à son labeur quo­ti­dien. Est-ce qu’un tel homme n’est pas un fou ? Mais si, et c’était jus­te­ment quelqu’un qui ne croyait à rien, quelqu’un qui ne sor­tait jamais de ses sou­cis, de ses tour­ments et de ses doutes. Quelqu’un qui, on l’a dit, dou­tait de tout.
Une autre fois, il vou­lut boire un verre de vin rouge qui était posé devant lui, mais il n’osait pas le faire parce qu’à nou­veau, il n’en croyait pas ses yeux. Les verre de vin était indu­bi­table. Sans aucun doute, ce verre de vin était là, à tous égards, et la ques­tion de savoir s’il y était ou s’il n’y était pas était tota­le­ment ridi­cule et stu­pide. N’importe quel indi­vi­du moyen aurait immé­dia­te­ment pris le verre de vin, mais lui, celui qui n’en croyait pas ses yeux, ne le pre­nait pas, il n’y croyait pas, il regar­da le verre de vin pen­dant une bonne demi-heure, le flai­ra en pro­me­nant son nez de fou à un mètre tout autour, comme il l’avait fait avec la lettre, et deman­da : « Verre de vin, dis-moi, au fond, es-tu là, ou n’y es-tu pas ? » La ques­tion était super­flue, car le verre de vin était bien là, c’était un fait. Il n’y eut natu­rel­le­ment aucune réponse à la ques­tion stu­pide. Un verre de vin ne donne pas de réponse, il est sim­ple­ment là et il veut être bu, et c’est bien mieux que de faire des dis­cours et de don­ner des réponses. Notre brave verre de vin se vit flai­ré d’un nez méfiant, tout comme la lettre aupa­ra­vant, et scru­té du regard, comme tout à l’heure la porte. « Y es-t‑u, au fond, ou n’y es-tu pas ? » rede­man­da-t-on, et une fois de plus, pas de réponse. « Eh bien, bois-le donc, goûte-le donc, régale-toi donc, tu l’auras sen­ti et éprou­vé, et son exis­tence ne te paraî­tra plus dou­teuse », aurait-on pu cri­ser à celui qui n’en croyait pas ses yeux, qui regar­dait avec méfiance le verre de vin au lieu de le por­ter à ses lèvres. Longtemps encore, il ne fut pas convain­cu. Il fit encore beau­coup d’embarras longs et sub­tils et, enfin, il sem­bla qu’il avait com­pris, enfin, il fut vrai­ment convain­cu qu’il avait un verre de vin devant son nez. « Et toc ! Je te tiens », dit-il, et il écla­ta de rire comme un gamin, se frot­ta les mains encore une fois tout content, fit cla­quer sa langue, se don­na, dans sa joie folle et mali­cieuse, une bonne tape sur la tête, prit avec pré­cau­tion le verre de vin dans sa main et le vida, en fut content, et là-des­sus, il s’en fut à son labeur quo­ti­dien. Un tel per­son­nage n’est-il pas fou à lier ? À coup sûr, mais jus­te­ment, c’était quelqu’un qui n’en croyait pas ses yeux et ses oreilles, quelqu’un qui, à force de scru­pules déli­cats et archi­dé­li­cats, n’avait pas une minute de tran­quilli­té, quelqu’un qui était mal­heu­reux si les choses ne mar­chaient pas et ne s’emboîtaient pas jusqu’au der­nier détail, c’était un fou de l’ordre et de la ponc­tua­li­té, un fou de l’exactitude et de la pré­ci­sion, quelqu’un qu’on aurait pu envoyer et expé­dier à la grande école de « l’insouciance », quelqu’un, par­di, qui comme nous l’avons dit, dou­tait de tout.

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« Et toc ! Je te tiens » Petite prose [1917]
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trad.  Marion Graf
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p. 31–36