06 12 19

Les deux ministres

Mon amie L. a dres­sé une typo­lo­gie som­maire mais robuste de la parole poli­ti­cienne. Pour elle, tout dis­cours poli­tique émane néces­sai­re­ment d’une de ces deux ins­tances : le Ministre de la Violence Intérieure, le Ministre de la Violence Extérieure. Cette dua­li­té n’est pas une bicé­pha­li­té (on sait bien qu’il n’y a pas deux per­sonnes qui décident, en France, mais une seule) ; les deux ministres sont des ins­tances, que peuvent incar­ner tour à tour n’importe quels membres du clan au pou­voir. Une même per­sonne peut être tan­tôt MVI, tan­tôt MVE. Par ailleurs, MVI et MVE ne dési­gnent pas, a prio­ri, des posi­tions modales : il y a des degrés de minis­tra­tion de la Violence Extérieure, des degrés de minis­tra­tion de la Violence Intérieure. La modé­li­sa­tion de L. n’a pas pour voca­tion de déter­mi­ner le rôle de telle ou telle per­sonne dans la minis­tra­tion des Violences, et de l’y assi­gner ; la modé­li­sa­tion de L. est d’abord un outil d’analyse des dis­cours poli­tiques. C’est en tout cas ain­si que je l’ai com­prise, avant que L. me dise que, dans son esprit, ça n’est pas ça du tout.

Parce que ces deux ins­tances dis­cur­sives – MVE et MVI – ne sont pas de l’ordre du lap­sus mais sont plei­ne­ment, et la plu­part du temps gros­siè­re­ment assu­mées par des gens qui ont la pré­ten­tion d’être d’habiles rhé­teurs et d’excellents com­mu­ni­cants, on peut consi­dé­rer qu’elles ne se trouvent pas inci­dem­ment dans les dis­cours, mais qu’elles en sont consti­tu­tives. C’est pour­quoi il n’est pas néces­saire de tra­quer des mal­adresses dans les inter­views et réac­tions à chaud ; il suf­fit de se fier aux ver­ba­tims d’allocutions et à la teneur expli­cite des décla­ra­tions. Notre ana­lyse est faci­li­tée par la croyance du corps poli­ti­cien dans le degré phé­ro­mo­nal de la com­mu­ni­ca­tion, c’est-à-dire dans l’effectivité mas­sive des signaux envoyés par leurs phrases. Ainsi entend-on sou­vent des com­men­ta­teurs dire : le Ministre / le Président doit envoyer / a envoyé un signal fort – ce qui ne peut pas ne pas s’entendre comme : « Le Ministre a déga­gé une odeur forte ». (Qui n’a pas sen­ti jusque chez soi l’aftershave alpha­gen­ré lors d’un dis­cours de Castaner, avec la même inten­si­té que, lors­qu’à la mi-temps des matchs de foot, s’enchaînent les pubs pour déso­do­ri­sant de chiottes pour ais­selles). Ce signal phé­ro­mo­nal à l’adresse des masses, on peut aus­si l’appeler, en termes rhé­to­ri­co-lin­guis­tiques, per­for­ma­tif cre­vé : ça fait belle lurette qu’il n’a plus aucune effi­ca­ci­té, mais tout le monde conti­nue de faire comme si – comme si par­ler valeurs ren­dait valeu­reux, comme si par­ler fer­me­ment don­nait de la consis­tance, comme si par­ler au futur simple fai­sait son oracle.

Rentrons dans le détail de la typo­lo­gie de L., c’est-à-dire au niveau élé­men­taire de celle-ci : la phrase.
– Le Ministre de la Violence Extérieure (MVE) dit ce qu’il (en) est en disant ce qu’il (en) sera, com­ment ça se pas­se­ra. Il est char­gé de dis­tri­buer le pro­gramme, les élé­ments de lan­gage, les armes. Son modèle de phrase : volon­ta­riste et des­ti­nal, sur le modèle des phrases de pro­phète effi­cace (on dit de lui qu’il « fixe le cap ») ou de mes­sie (le MVE entend incar­ner la com­mu­nau­té du « nous » exclu­sif). Son adresse, qui semble à pre­mière vue diri­gée aux Restes du Monde, est en réa­li­té à des­ti­na­tion de la com­mu­nau­té qu’il entend incar­ner.
– Le Ministre de la Violence Intérieure dit ce qu’il (en) est en disant ce qu’il (en) a été, com­ment ça s’est pas­sé. Il est en charge de la ver­sion des faits ; autre­ment dit : il doit faire en sorte que sa ver­sion des faits se sub­sti­tue aux faits, recouvre les faits, natu­ra­lise les faits. Son modèle de phrases : indi­ca­tif, infor­ma­tif, laco­nique. Son rap­port aux faits peut être résu­mé dans la phrase (attes­tée) : « J’ai dit la véri­té telle qu’elle était connue. On attend d’un ministre de l[a Violence] Intérieur[e] qu’il dise la véri­té à un moment don­né. » Tout tient dans « à moment don­né » : le MVI tra­vaille à dire, à l’heure qu’il est, ce qu’il en est. C’est le com­men­ta­teur des états de fait, qui doit per­mettre de ne pas lais­ser le cours des choses débor­der, fui­ter, sor­tir du lit de leur gou­ver­ne­men­ta­li­té.

Exercice. Toutes ces phrases ont été réel­le­ment pro­non­cées. Attribuez-les au MVE ou au MVI.
Je n’ai jamais vu un poli­cier ou un gen­darme atta­quer un mani­fes­tant ou un jour­na­liste. Il n’y a pas de vio­lence poli­cière en France. Il n’y a aucun lien entre la mort de S. et l’intervention des forces de l’ordre. C’est un atten­tat, parce qu’ils ont ten­té d’at­ten­ter. C’est un atten­tat, parce qu’il y avait quelqu’un der­rière la porte. C’est un atten­tat, parce qu’ils ont ache­té un bidon d’huile. Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a atta­qué un hôpi­tal. On a agres­sé son per­son­nel soi­gnant. Et on a bles­sé un poli­cier mobi­li­sé pour le pro­té­ger. Indéfectible sou­tien à nos forces de l’ordre : elles sont la fier­té de la République. Je n’ai aucun élé­ment qui per­mette de pen­ser que les fumées en par­ti­cu­lier seraient dan­ge­reuses, mais cela ne veut pas dire que ce n’est pas le cas. Penser que nous avions affaire à de simples citoyens en train de mani­fes­ter, c’est du pure « bull­shit ». Nous serons tou­jours ensemble debout. D’ici trois semaines, nous aurons, ima­gi­nez-le, mul­ti­plié par cinq la pro­duc­tion de masques. Nous devrons nous en sou­ve­nir car ce sont autant de forces pour le futur. A par­tir du 11 mai, nous rou­vri­rons pro­gres­si­ve­ment les crèches, les écoles, les col­lèges et les lycées. Nous fini­rons par l’emporter. Oui, nous ne gagne­rons jamais seuls. Nous retrou­ve­rons le temps long, la pos­si­bi­li­té de pla­ni­fier, la sobrié­té car­bone, la pré­ven­tion, la rési­lience qui seules peuvent per­mettre de faire face aux crises à venir. En France, c’est la police qui fait la loi. Nous aurons des jours meilleurs et nous retrou­ve­rons les Jours Heureux. Nous tien­drons. J’ai une cer­ti­tude : plus nous agi­rons ensemble et vite, plus nous sur­mon­te­rons cette épreuve. On a décou­vert durant ce mou­ve­ment ce qu’on appelle aujourd’hui les familles mono­pa­ren­tales. Notre pro­jet natio­nal doit être plus juste, plus humain. Il faut retrou­ver la maî­trise de notre des­tin et de notre pays. Quand on vit une période dif­fi­cile, blanc c’est trop facile. Blanc ne résou­dra aucun pro­blème. Je res­pec­te­rai tou­jours les contes­ta­tions, j’en­ten­drai tou­jours les oppo­si­tions. Mais je n’ac­cep­te­rai jamais la vio­lence. Nous ne sommes pas en train de réus­sir dans les outre-mer. A chaque fois qu’il y aura une impasse tech­nique ou orga­ni­sa­tion­nelle, nous y répon­drons. A chaque fois qu’il y aura des inves­tis­se­ments à faire nous serons là pour les accom­pa­gner. Nous serons intrai­tables, car on ne peut pas accep­ter les scènes que nous avons vues. Je ne tolé­re­rai aucune forme de vio­lence. Nous sommes en guerre.

(Mis à jour en avril 2020)