07 04 24

Ça joue (1/5)

… Usque adeone
Scire tuum nihil est nisi te scire hoc sciat alter ?1

Quod angu­lus extrin­se­cus sit aequa­lis duo­bus intrin­se­cis sibi appo­si­tis, non est cau­sa ut sit, sed ut scia­tur.2

1

Tu avais appris à faire tes lacets et à être propre (on raconte que c’est dans cet ordre) ;
tu avais peur du noir et du vide de ta taille (on t’accordait encore les petites roues et la petite lumière) ;
tu savais le sens du mot ver­ro­te­rie (et tu employais celui d’encu­lé) ;
tu allais cher­cher le pain seul (et il y avait à tra­ver­ser) ;
tu comp­tais encore sur tes doigts (mais sans les regar­der) ;
tu connais­sais le nom du pré­sident (et tu com­men­çais à cap­ter main droite et main gauche) ;
tu dis­tin­guais sans trop de peine les per­sonnes-Monsieur des per­sonnes-Madame (les méprises étaient mar­gi­nales) ;
tu notais qu’il y avait des pauvres, des qui mou­raient dans des cou­lées de boue, des dans des cani­cules, des mous­sons, tout un atlas de peuples et de contrées, des natures loin­taines et hos­tiles (et mer­veilleuses aus­si), et puis la nature verte et stable, de plumes et de poils ternes, de fou­gères et de grands-parents ;
tu avais rem­por­té quelques vic­toires contre les forces de l’évidence et, ivre de ces conquêtes, tu sou­met­tais à une impi­toyable cor­rec­tion les qui croyaient encore qu’un moi­neau est un bébé pigeon ou que le cra­paud est le mari de la gre­nouille ;
non seule­ment tu savais des choses mais tu com­men­çais à savoir savoir ces choses, et tu savais aus­si qu’il fal­lait, pour asseoir en soi le savoir qu’on les sait, faire savoir au monde qu’on les sait (comme on se fait savoir avant une bagarre qu’on sait se bagar­rer)
– et pour­tant te voi­là,
puis­sant de tout ce savoir théo­rique et pra­tique,
vali­dant une à une sans peine et sans éclat les com­pé­tences de chaque éche­lon de la Formation,
crois­sant dans la norme bien que dans le bas d’elle,
n’étant pas sim­ple­ment au monde ou dans le monde mais étant le monde lui-même par délé­ga­tion de forme et de puis­sance,le monde accor­dant ses limites aux tiennes,indexant ses stan­dards sur tes atti­tudes et capa­ci­tés,épou­sant plas­ti­que­ment tes contours,les contours de ta tête (si bien qu’on te disait intel­li­gent),les contours de ta classe (tant qu’on te disait bien éle­vé),les contours de ton corps (ses formes et ses cou­leurs, ses pro­por­tions n’étant qu’épisodiquement rele­vées)– pour­tant te voi­là qui croyais que chien est le contraire de chat.

Comment tu expliques ça ?

disait la Formation d’un ton répro­ba­teur, plon­geant ma truffe dans la bêtise – et « ça » sem­blait moins dési­gner la bêtise que l’ensemble de ma per­sonne, de ma per­sonne-sa-faute, sen­si­bi­li­sée à la faute par son organe le plus sen­sible.

Comment tu expliques ça ?

Est-ce que Chien est le contraire de chat est preuve et témoin d’un savoir ata­vique, marque des pre­miers âges dans le pre­mier âge ?
Est-ce que Chien est le contraire de chat recèle une cer­ti­tude d’avant la Chute, d’avant la Faute, d’avant l’Orgueil – le genre de cer­ti­tude inno­cente et sans prise, qui ne se maî­trise pas mais s’éprouve et s’exerce ?
Est-ce que Chien est le contraire de chat consti­tue le symp­tôme, brillant comme une papule, d’un rap­port à la science essen­tiel­le­ment fourbe ou duplice ?
– tu réci­te­rais ta leçon, mais ce dont, au fond, tu serais convain­cu, ce n’est pas queLe car­ré de la lon­gueur de l’hypoténuse est égal à la somme des car­rés des lon­gueurs des deux autres côtés.en tout cas pas plus queFaute avouée à moi­tié par­don­née.ouQuand on dit quelque chose, on le fait., ce dont tu serais convain­cu, et par quoi tu serais ras­sa­sié, c’est queChien s’oppose à chat dans les rues, dans les faits, dans les termes et par voie de nature.

2

Que Chien n’est pas le contraire de chat fut un jour une révé­la­tion – prise et déprise, cer­ti­tude intime rejoi­gnant sou­dain la place creu­sée en soi par les connais­sances du Socle com­mun :Rien n’est le contraire de rien par voie de nature.Quelque chose du monde s’appelle une gonade.Les efforts fini­ront par payer.

Un sen­ti­ment, une révé­la­tion, le sen­ti­ment d’une révé­la­tion à plus forte rai­son, passent pour incom­mu­ni­cables ; c’est sûre­ment pour­quoi tout le monde s’y essaie (dire ce que ça fait quand ça fait quelque chose). Jusqu’alors, quand chien pas­sait, il ne fai­sait pas tant des trucs de chien que pas des trucs de chat ; mais truc de chat n’était pas intel­li­gible autre­ment que rela­tif à truc de chien, rela­tif c’est-à-dire soli­daire ou dépen­dant (dans une dépen­dance logique d’une puis­sance com­pa­rable aux dépen­dances affec­tives éla­bo­rées depuis), chien sans chat était incon­ce­vable, l’un l’appui de l’autre, son alter, son oppo­sé, son contraire – à ce degré de géné­ra­li­té tous les termes se valent, il n’y a que les exemples pour se rat­tra­per : disons qu’à cette époque fixer sou­ve­rai­ne­ment la rue depuis le rebord de la fenêtre du deuxième étage, c’était en pre­mière approxi­ma­tion pas un de truc de chien, au sens anté­rieur de pas pas un truc de chat, et ain­si de suite jusqu’au lieu pri­mor­dial, alchi­mique et bru­meux d’avant toute sub­stance et tout genre, d’avant toute espèce, le lieu magique où par­mène la super­sti­tion des contraires.

Mettons que vous ren­trez chez vous, un soir, avec la tran­quilli­té, avec la fra­gi­li­té du qui­dam qui réside après son ver­rou. Vous tour­nez la clé dans la porte, vous jetez votre veste sur la table basse, vous vous vau­trez dans le fau­teuil et vous allu­mez un de ces fameux joints que vous allu­mez le soir en géné­ral quand vous ren­trez vous affa­ler dans votre fau­teuil à joints, quand sou­dain (sou­dain-dou­ce­ment, d’un seul coup mais sans fou­droie­ment), quelque chose a chan­gé mais quoi, le réa­li­ser prend du temps, pour­tant dès que vous l’aurez remar­qué vous aurez l’impression de l’avoir su d’emblée : une image de vous fume un joint comme vous le feriez dans le fau­teuil fami­lier.
Voilà.
Vous n’êtes plus requis.
Vous êtes incon­so­lable, et libre.
Vous vous levez len­te­ment, vous déta­chant du double qui n’a rien remar­qué, et vous bros­sez des yeux le domi­cile autour de soi-même : tout est si bizarre et si net, exac­te­ment à l’emplacement qu’il faut, même et jusque l’image de vous, comme si un déco­ra­teur hors de prix avait eu pour consigne de lais­ser l’endroit dans l’état il l’a trou­vé. Vous vous ren­fau­teuillez, l’air de savoir que désor­mais,
L’essentielRien ne sera plus jamais comme avant, (mais com­ment vous le noti­fie­riez-vous puisque) même pas vous.

Ce tableau fami­lier qui aura ces­sé de l’être juste avant qu’on se le dise, c’est exac­te­ment ça, Chien n’est pas le contraire de chat. Un moment déci­sif et pour­tant sans contours où tu entre-conçois, com­mences à com­prendre et finis par cap­ter, dans une lumière étale qui résout les contrastes, qu’il n’y a rien de com­mun (donc rien d’adverse) entre chat et chien, sinon éven­tuel­le­ment un monde, et un monde qui est un monde et pas une mer­veille du monde atten­tion, un monde qui est un bor­del de natures hos­tiles et dynas­tiques, un monde qui rend plus pro­bantes, mieux son­nantes et plus vraies que leurs anti­phrases le genre de phrases selon lequel Chien n’est pas, n’est défi­ni­ti­ve­ment pas, tout ce temps n’était pas, ne fut jamais le brave contraire de chat.Dans aucune sphère séman­tique, sur aucun rayon de cette sphère, sur aucune branche de proxé­mie chien ne ren­contre ni ne part de ni n’aboutit ni ne fait face à chat.Il n’y a rien de com­mun (sauf à un degré de géné­ra­li­té impra­ti­cable) et rien d’intime (sauf à un degré de sym­bo­li­ci­té impra­ti­cable) entre le cani­dé des cani­dés et le plus féli­dé de sa classe – à part, pré­ci­sé­ment, le carac­tère d’emblème que leur donne d’être de leurs classes res­pec­tives les lieu­te­nants modèles.

Ce moment, dont aucun sou­ve­nir per­son­nel n’est en mesure de faire pen­cher la déter­mi­na­tion vers le dou­lou­reux plu­tôt que le volup­tueux, ce moment insen­sible n’entraîne pas, ne pré­cède pas, n’annonce ni ne devance, pas plus que ne sus­cite, ne pré­lude ou ne cause, mais coïn­cide avec le moment où tu com­prends que tu n’es pas tout (car tu n’es aucune sphère), et par là même pas quelque chose (car on ne te trouve per­ché sur aucun axe, et pas non plus plan­té à une inter­sec­tion), mais du même coup pas non plus rien (car il n’est pas dou­teux, quelle que soit la dis­tance à laquelle tu te tiens de ces coor­don­nées, que tu fais par­tie des né·e·s‑quelque-part-à-un-moment-donné). C’est le rico­chet révé­la­tion­nel, l’hom­mage col­la­té­ral de la lumière en soi : tel le monde, tel moiin-sai­sis­sable, in-épui­sable, ir-réduc­tible, les pri­va­tifs abondent, c’est le début des pré­ten­tions, pré­ten­tions sur soi et le monde, la dif­fé­rence est déri­soire, d’ailleurs le monde est déri­soire et bien­tôt nique le monde, je n’ai pas besoin de cette hypo­thèse, je n’ai qu’à consta­ter qu’il y a rien de tel que moi à part moi.

3

Affirmons sans détours, avec la har­diesse de qui veut asseoir en soi une cer­ti­tude sur soi tom­bée, que Le monde (contrai­re­ment à tout indi­vi­du qui se res­pecte) n’est pas une mer­veille du monde.L’impossibilité est prin­ci­pielle, ter­mi­nale – logique comme disaient les Anciens.

Mais on ajou­te­ra que le monde n’est jamais que le nom d’une ins­tance, d’une ver­sion fugi­tive qui ne prouve rien qu’elle-même – et par­mi nos Contemporains nom­breux sont ceux qui tiennent l’hypothèse du monde pour une vul­ga­ri­té du même genre que celle des natures contraires. En réa­li­té, chaque monde est une mer­veille de monde le temps que ça dure ; de ver­sion en ver­sion les natures dérivent, chaque né·e‑quelque-part va se la jouer chaque fois un peu plus loin de la sienne, explore, arpente un ter­ri­toire de fraîches inti­mi­tés et d’inimitiés réchauf­fées, chauf­fantes, et va comme ça de cercles cli­ma­tiques en cercles cli­ma­tiques à la ren­contre de natures sans contraire et sans fond, des natures d’apparat, des natures d’ombre et de lumière, dans la grande jungle des natures où le jeu prin­ci­pal consiste à se mon­trer, consiste à se cacher, par­fois même en même temps mais pas des mêmes joueurs.

Vraiment ?

C’est ce qu’on croit, c’est ce qu’on aime croire, c’est ce qu’on aime-à-croire. Et puis la nature dit Ça joue !, et cha­cun sort du bois ou de la jungle de ses temps pré- et post-natu­rels ; cha­cun vient, dans un désordre de pin­tades au grain, se mettre en rang dans la cour ; cha­cun vient assu­mer son lot, son rôle orga­nique dans la Création.

Vraiment ?

C’est autre chose. C’est autre­ment que ce que tu crois. Deux droites sont paral­lèles quand elles ne se croisent pas, jamais ; tu peux les suivre jusqu’au bout des yeux ça n’arrivera pas, ton regard s’épuisera avant d’entrevoir la pos­si­bi­li­té qu’elles se croisent, qui est une pos­si­bi­li­té extra-mon­daine, extra- ça veut dire au-delà d’où ton regard ira, et tu pro­dui­ras peut-être pour ton spec­tacle deux droites paral­lèles qui se croisent, mais c’est un accom­mo­de­ment, une cor­rec­tion de la vue qui équi­vaut à une bévue, bref, tu mens, enfin pire tu te mens, enfin pire tu te berces. Ce que tu aimes-à-croire dif­fère de ce qui est, et s’en éloigne plus tu l’aimes, in-exo­ra­ble­ment. Ce qui est se dis­tingue par sa grande splen­deur et sa per­ma­nence : c’est nature. Alors que ce que tu crois change tout le temps, au gré des fan­tai­sies dic­tées par ce qui ne change pas et qui, lui, est, pen­dant que tu t’occupes, comme sous le soleil miroite une canette qui est là pour 100 ans, à faire varier tes conjec­tures sur ce qui pour­rait être.

4

Qu’il soit à consta­ter, ayant été pro­mu player dans le game des natures, idées, figures, effi­gies, emblèmes, arché­types ;
qu’il soit à consta­ter, dans un cer­tain état du monde, une ini­mi­tié entre ins­tances canines et ins­tances félines par mil­liers ;
que la majo­ri­té des mondes pos­sibles laisse sup­po­ser, à mesure que cer­tains d’entre eux sont réa­li­sés, une contra­rié­té fon­cière entre chiens et chats,
ne suf­fit pas à ajou­ter à l’index des cer­ti­tudes celle selon laquelle Chat est le contraire de chien, et suf­fit même, quand on y pense, à reti­rer de cet index une ancienne cer­ti­tude sub­lu­naire, une ancienne cer­ti­tude céra­mique et livresque :Un chien est le contraire d’un chat.tan­dis que demeurent, comme dépo­sés sur un compte épargne acces­sible à majo­ri­té, des acquis fon­da­men­taux en souf­france de réa­li­té :Le res­pect com­mence par le fait de se res­pec­ter soi-même.L’important c’est pas la taille, c’est l’épaisseur le com­ment on dit le dia­mètre voi­là. En appli­ca­tion de la cou­tume du père, l’empire est divi­sé entre ses héri­tiers.

Un chien est le contraire d’un chat occupe une par­tie de vie pre­mière, brève mais au souffle long, ses livres et ses index, ses élé­ments de ran­ge­ment et ses ima­giers, son voca­bu­laire, ses four­ni­tures sco­laires et par­fois même ses meubles (coif­feuse jani­forme où chien et chat s’adossent ou se font face) – l’enfance : des bandes de chiens et chats qui se font face dans une impasse, dos arqués, jamais très loin du middle ground de la bas­ton ran­gée. Mais s’il semble acquis, pas­sé quelques années dans les bras et sur les bancs de la Formation, que chien comme chat n’est pas plus le contraire de l’autre que l’autre de l’un, le constat demeure mar­quant que

chien noir
blanc chat
fille regret
remords gar­çon

– tan­dis que toi-même le contraire de rien ?

Chaque chose sauf toi a son contraire peut cau­ser des com­pli­ca­tions comme une grande réac­ti­vi­té niveau mélan­co­lie (majo­rée en période de drogues douces), diverses envies d’en découdre (majo­rées en période de manque), voire méga­lo­ma­nie (majo­rée en période de nuit, drogues dures, sen­sa­tion de suc­cès de ton corps sur ton corps). Chaque chose sauf toi a son contraire est une cer­ti­tude théo­rique, une pro­messe inte­nable, une ber­ceuse héroïque – ne change rien : de ta valeur et de ton rang tu n’as aucune idée ; tu es alter­na­ti­ve­ment le bronze le plus authen­tique et une merde confite, et ton exis­tence même est mal attes­tée mais au moins tu es autre, au moins, c’est-à-dire qu’au moins tu n’es pas les autres. Tu aime­rais bien être autre­ment, bien sûr ; très sou­vent tu don­ne­rais tout ce que tu es pour être dura­ble­ment alté­ré, mais bon ça pour­rait être pire, tu pour­rais être L’Autre, Autrui, son Prochain, leur Semblable, ces créa­tures en mousse qui semblent avoir pour unique pro­jet : qu’on vienne leur vou­loir quelque chose.

5

On ne sau­rait dou­ter, quelles que soient nos réti­cences, nos com­plai­sances à cet égard, et même consi­dé­rée notre ardeur à trou­bler le jeu (à nous dégui­ser en bébé, en jeune esprit fron­deur ou en jeune fille en fleurs) ;
on ne sau­rait dou­ter, sur­tout depuis que le monde en per­sonne, depuis que l’essentiel du per­son­nel du monde semble avoir déci­dé de ne faire com­merce avec nous qu’après nous avoir inter­pel­lé sous ce nom ;
on ne sau­rait dou­ter du fait que nous sommes pour le monde, qui est sans doute la seule ins­tance non sus­pecte de décer­ner ce titre dans le seul espoir qu’on le lui retourne ;
on ne sau­rait dou­ter de ce fait d’une patence notoire, car­rée, mas­sive :Nous sommes un Monsieur.

Qu’est-ce qu’un Monsieur ? C’est quelque chose d’humain qui, de nos jours (les siens), paraît de toute éter­ni­té. Un per­son­nage social au style per­pé­tuel, per­pé­tuel­le­ment patri­cien – et ce, qu’il porte une toge, un ber­mu­da de bain ou une veste en tweed. Aussi, que nous revê­tions chaque jour un hoo­die et que nous ne nous soyons pas pei­gné depuis plus de vingt ans ne change rien ; nous ne sau­rions trom­per le monde qui nous bap­ti­sa, un jour au télé­phone autour de 14 ans et depuis sans dédit – et après nous avoir tant appe­lé Mademoiselle ou MadameMonsieur. Les flics ne nous appellent pas petit pédé, les kéba­bistes ne nous appellent pas chef, l’épicier ne nous appelle pas beau gosse ; tous nous gra­ti­fient, et ce, que notre jog­ging soit propre ou sale, notre jean stretch ou regu­lar, notre veste à galons ou à trois bandes, inva­ria­ble­ment du titre (et du pro­nom) qu’on a appris, petits, que la cour don­nait, à une époque où mal (pro)nommer pou­vait cau­ser le déshon­neur et faire cou­ler le sang, au frère du roi de France.

C’est comme ça, rien ne sert de lut­ter. Nous sommes condam­né à pro­me­ner notre forme de vie d’Ancien régime dans les quar­tiers de la ville du pays pour­tant les moins prompts à lui faire égard. Que, nos pre­mier prix miteuses de marque Décathlon aux pieds, nous entrions en puant l’alcool dans un maga­sin de médi­ca­ments, ou que, n’ayant pas quit­té nos tongs depuis trois semaines, nous allions cher­cher des articles de chem­sex à la cité Bassens, il faut croire que nous sommes por­teur – sur le visage ? dans la démarche ? – de mocas­sins à glands et d’une sous-dou­doune bleu métal­li­sé, car ici comme là-bas on ne nous sert que du Monsieur. Et que, nous la don­nant dans une sau­vage, un éclat de gre­nade de désen­cer­cle­ment nous entaille la jambe, les minots du quar­tier accourent et s’enquièrent si ça va Monsieur, nous voi­là aus­si­tôt rap­pe­lé que, dans le monde des véri­tés pra­tiques (et pas dans celui des sophis­ti­ca­tions dis­cur­sives), nous appar­te­nons au par­ti de la droite onto­lo­gique.

Dès lors on ne s’étonnera guère ;
on admet­tra aisé­ment ;
peu de choses nous conci­lie­raient davan­tage l’indulgence de nos lec­teu­rices que celle-ci :

NOTRE BUT EST DE TRANSFORMER,
PAR CE TÉNÉBREUX REPORTAGE
SUR LES LIEUX DE NOTRE PREMIÈRE VIE,
LE SYMPTÔME (DE SON TEMPS)
EN TÉMOIN (D’UNE ÉPOQUE)

Et si tout se passe comme pour­vu-que, nous aurons, à publi­ca­tion de ces pages, ayant fait cra­cher à la fois l’enfant qui s’attarde et le vieux con qui vient, dépo­sé le Monsieur qui ten­tait de s’installer.

6

Chaque chose sauf soi a son contraire pré­ci­pite la pas­sion des contraires dans le fond du corps et du cœur, le recours à L’Autre oppo­sable est un expé­dient théo­rique, on ne peut pas s’en satis­faire pour avoir le cou­rage de conti­nuer à être, envers et contre tout, un soi plus inté­res­sant qu’un pas-L’Autre, un contraire abso­lu de tout plus inté­res­sant que tout, plus com­plexe et plus syn­thé­tique, le Toutou des bla­sons et le Sphinx du salon réunis en une volon­té, une puis­sance, un emblème, une figure-majes­té capable de parole, Sa Majesté soi-même capable de pro­fé­ra­tion c’est par­ti, on gonfle la poi­trine, on pousse sur ses jambes et à trois on va TOUT DONNER POUR LE TRAGIQUE. Vexé de ne pas être tout, orgueilleux parce que vexé et même vexé d’être vexé (d’où orgueilleux), on désac­corde sa per­sonne à la per­sonne du monde, on étend ses propres contours à ceux de l’orbe inté­gral, mythique, qui contient jusqu’au monde lui-même et dont le monde lui-même n’est qu’un témoin d’échelle (comme une règle ou un pied sur une pho­to­gra­phie)– car à quoi bon un monde qui ne, dont on ne serait pas une mer­veille, une sin­gu­la­ri­té aliène, lui­sante et suin­tante, énorme, et verte à la limite, une enti­té douée d’une puis­sance et d’une volon­té qui déchirent l’espace et le temps, débordent les familles, classes, genres, espèces ? à quoi bon un monde qui ne serait qu’un décor de sa géné­ra­tion, réglé sub­lu­nai­re­ment pour faire pondre et pour faire cre­ver ? un monde indif­fé­rent à ses per­sos, créa­tion conti­nue d’avatars sans quête, sans œuvre, sans his­toire ?– avec la per­ver­si­té du per­sistent world : ça conti­nue de jouer quand tu es hors ligne.

C’est ain­si que, chauf­fé par l’orgueil de ne se pas lais­ser réduire, défi­nir, limi­ter, on sort sur le per­ron du monde pour annon­cer que c’est FINI DE JOUER, caps lock on, amok ver­bal en plein cours d’EMC, fin des paroles à blanc, JE VAIS TOUT DONNER POUR LE TRAGIQUE OK ? – et on s’apprête avec éclat, comme un phra­seur au futur proche s’étant sup­po­sé un public, à faire gicler notre papule à la face du monde inté­gral ; on s’apprête avec notre nou­velle ambi­tion dont le monde est la mesure de l’excès, à RÉALISER L’ESPRIT DANS le monde, une ques­tion de quelques années, un cur­sus un peu coû­teux mais expresse, et sûr, la voie royale on y est né tkt, je vais RÉALISER L’ESPRIT DANS le monde, après tout je suis un bour­geois, c’est pour ça qu’on m’a fait, c’est pour ça qu’on t’a mis au monde, on voit bien que la plu­part ils ne sont pas au monde, ils ont été fou­tus là sans cher­cher à savoir et ils n’essaient même pas, ils s’agitent autour du pro­jet de pro­gé­ni­tu­rer et d’avoir une pis­cine, c’est ridi­cule, c’est ter­ri­fiant, ça suf­fit c’est fini main­te­nant, JE VAIS TOUT DONNER POUR LE TRAGIQUE.

Et nous voi­là main­te­nant, pas­sé cet épi­sode de l’échauffement de classe, en direct du moment où dans l’histoire de soi
(un petit d’hommes maxi­ma­liste qui n’a jamais rien ren­con­tré de plus majo­ri­taire que lui, un Monsieur poten­tiel à l’âme pré­ro­man­tique, tour­men­té du début par l’idée de la fin mais en même temps crois­sant, tout ce qu’il y a de plus régu­liè­re­ment, sous Jacques Chirac comme d’autres s’efforcèrent de pho­to­syn­thé­ti­ser dans l’ombre de Louis, Charles, Napoléons, Philippe le Bref, André Coty, Michel Guizot, François le Téméraire)nous voi­là, pas­sé ce moment dou­lou­reux, mal­adroit, dis­gra­cieux,
nous voi­là, pas­sé ce moment ren­flé,
nous voi­là pas­sé au moment sui­vant, d’une tout autre teneur puisqu’alors tu te ras­sois et tu com­prends, tu te ras­sois apprendre et contem­pler ce fait d’une irré­sis­tible splen­deur, d’une splen­deur qui ras­soit et fait bais­ser les yeux : chien ne contra­rie chat ni dans la rue ni dans les livres, et l’inverse est vrai, sans que cette réver­si­bi­li­té vaille le moins du monde réci­pro­ci­té, sim­ple­ment il est impor­tant de gar­der à l’esprit que la science des contraires est une science logique et pas natu­relle, et c’est par consé­quent dans l’ordre des impli­ca­tions, pas dans celui des inci­dences, que se trouve la for­mule qui ordonne et conjugue régu­liè­re­ment les énon­cés sui­vants :
Je ne suis pas rien.
Je ne suis pas tout.
Je ne suis pas quelque chose.

, et la meilleure façon de s’en conso­ler n’est peut-être pas d’essayer d’être, quand même, envers et contre tout, tout, mais de tra­cer son che­min sous son étoile (qui est pro­ba­ble­ment la même que celle des autres aus­si) et d’essayer, dans cette jungle de sem­blance et de dis­tinc­tion, de deve­nir, au choix et com­bi­nables :

Rappel

On le sait ;
on n’en sau­rait dou­ter ;
qui contes­te­ra que ;
ce genre d’évidence ne fut point arra­ché de l’arbre du savoir mais vint livré avec la pre­mière aube ;
obser­vons comme est faible la pro­ba­bi­li­té qu’une telle phrase soit fausse :
Ça joue !
C’est le genre de véri­té d’entrée de gamme, qu’un simple soup­çon réa­lise : si tu te demandes si c’est vrai, c’est déjà un peu vrai, et si c’est un peu vrai te voi­là pos­sé­dé. Une fois remar­qué que Ça joue, Ça joue s’impose et, un rien tac­tique, s’imposant devient tout :

  1. Il y a des équipes mais ça peut chan­ger (de toute façon il n’y a jamais assez de cha­subles).
  2. Les reproches et les coups pleuvent avec les alliances (comme dans un pti­couple échelle socié­té).
  3. On répète qu’il faut et fau­dra – solide sur tes che­villes ! ferme sur tes appuis ! – « tenir » (des pro­pos, des sta­tions, des posi­tions, des lon­gueurs…).

cepen­dant que tu cuis ta revanche qui aide à « tenir » tout court :

  1. Enrouler sa langue autour de celle de la grande rousse.
  2. Être le DJ de la ker­messe.
  3. Jambiser le prof d’EPS.

Et c’est quand ces pen­sées te viennent qu’il devient abso­lu­ment clair que

  1. C’est par­ti !
  2. Ça joue !

Sur qui demande

  1. « Où ça ? »
  2. « À quoi ? »

s’abat déjà une pluie de réponses pra­tiques :

  1. Ça part en géné­ral, ten­dan­ciel­le­ment, en vrille.
  2. Ça joue en géné­ral, pas dans l’ordre des pré­oc­cu­pa­tions mais dans ceux du Temps et de l’Espace, disons alors ça joue presque par­tout tout le temps à : peser, c’est-à-dire à exer­cer une force d’attraction au mini­mum égale à celle exer­cée sur soi par la Terre. Il est à la fois facile de l’oublier et dif­fi­cile d’en faire abs­trac­tion, comme nous le rap­pellent que mar­cher est un acquis et se rele­ver une galère.

Mais sau­ras-tu dire à quoi ça joue quand ça se met à jouer aus­si à autre chose en sous-main ; quand, à tout moment, que tu sois solide sur tes appuis ou le nez dans la grille du pla­tane sous une paire de AIR MAX, tu per­çois grog­gy les mou­ve­ments internes du monde, en plus de subir celui, cos­mique, qui pro­cède de sa (disaient les Anciens) course folle ? Quel est ce jeu que la nature, comme un grand frère sur un city, lance d’un défi­ni­tif ÇA JOUE ! avant de nous faire un petit pont sur­prise ? Quel est le nom du jeu géné­ral qui éta­blit les dif­fé­rences au sein du groupe classe, du groupe genre, du groupe espèce ? Quelles sont les limites du ter­rain, le cadre régle­men­taire glo­bal où ça se fight, ça concourt, ça parade, ça se mesure la bite (la bite de la bite ou la bite du cer­veau) ? Où se cache le barème, dans quelle arche per­due, dans quel écrin bru­ta­liste de quel pou­voir, dans quel lézard pré­his­to­rique au centre de quelle Terre ? Comment s’appelle le jeu grand-inclu­sif dont on ne s’échappe pas et qui ne finit jamais – le jeu dont le clas­se­ment gou­verne à toute estime, fonde toute place, tout rang ?

  1. Ton savoir n’est-il donc plus rien, si l’autre ne sait pas que tu sais ? (Perse, Satires, I, « Contre les mau­vais écri­vains »)
  2. Que l’angle externe d’un tri­angle est égal aux deux angles internes qui lui sont oppo­sés, ce n’est pas quelque chose qui est, c’est quelque chose qui est à savoir. (Jérôme Cardan, De Vita pro­pria, XLVII)