Non quia dicitur, sed quia creditur.1
Si tu sais qu’il se passe quelque chose, nous t’accordons tout le reste.
Si tu te demandes s’il se passe quelque chose, ta cause est la nôtre.
Un ami a travaillé, deux étés de suite, à la réception d’un EHPAD huppé du dix-huitième arrondissement de Paris. On l’avait mis en charge de réceptionner : des livraisons, des visiteurs, des pensionnaires des inquiétudes, des doléances, des réclamations.
Parfois, il lui était impossible de déterminer ce qu’il était censé réceptionner. Il constatait simplement que des phrases lui étaient adressées et que, le plus souvent, c’était des questions.
Parmi les questions qu’il avait à traiter – sans savoir si elles lui étaient personnellement ou statutairement adressées –, il en est une qui revenait chaque jour, au moins une fois, à la même heure, l’heure la plus creuse de toutes en EHPAD et ailleurs. Sous les coups de seize heures, une comtesse de très ancienne souche, sur laquelle on avait posé un méchant alzheimer, empruntait à petits pas le couloir qui menait de sa chambre à la réception et, après ce périple d’un bon quart d’heure, se présentait pour demander à bout de souffle :
« Est-ce qu’il se passe quelque chose ? »
Une question importante dont l’écho est faible.
On craint qu’en ne la posant pas jamais rien ne se passe, que tout continue de se passer c’est le drame, la catastrophe de notre temps, l’épreuve à laquelle personne ne saurait être en mesure de prétendre avoir été préparé c’est le drame, l’épreuve de nos journées, la catastrophe si semblable au temps qui la suscite, qui l’occasionne, qu’elle touche et révèle c’est l’épreuve, le tournant de notre époque, la question déterminante de TOUT (ce à quoi nous ne saurions être en mesure de répondre ; ce dont l’homme est capable, etc.) et de RIEN (à faire qu’attendre que ça passe ; de ce qui est humain ne nous est étranger, etc.).
Alors essayons quelque chose avec est-ce qu’il se le passe ou s’en passe. Et pas forcément de deux choses l’une (soit quelque chose, soit rien) ; quelque chose et rien d’un mouvement : il ne se passe jamais rien.
Le mouvement vaut malgré les termes. Les causes mobilisent. Les effets sollicitent. La parole est claire, l’information est transparente. Un souci peut être assourdi par un autre. Il va falloir aller aux phrases, sans accréditation.
Comment savoir s’il se passe quelque chose ? Comment voir ce qui se passe ? Est-ce qu’il y a des choses qui sont censées se passer, qui le doivent ? Comment laisser opérer ce qui doit se passer pour que ça se passe bien ? L’œuvre de se passer travaille-t-elle à faire passer plusieurs choses ? L’œuvre de se passer en laisse-t-elle tomber certaines dans le passage ? Les choses oubliées dans le passage, ou tombées là, sont-elles susceptibles d’être recensées et ressaisies par le prochain courant de se passer ? Les courants de se passer s’annulent-ils ou s’alimentent-ils ? Y a‑t-il des congestions, des tourbillons événementiels quand deux se passer se rencontrent ? Comment se passer de se passer pour décrire les courants, les reliefs, les climats temporels ? Est-ce que se passer est le petit nom, le métonyme accidentel, du courant d’air constant dans le couloir du temps homogène et vide ? À brise de temps constante, se passer gonfle-t-il davantage les voiles des explorateurs ou des déserteurs, des dérogeants ou des honnêtes gens ?
Ne nous payons pas de le savoir. Ne nous payons pas d’y répondre. Ne parions pas sur nous pour répondre.
Divisons notre âme en deux parts : une qui console, et une qui sollicite.
Censons. Recensons. Estimons. Pesons. Circonstancions. Testons. Dépistons. Appareillons. Soucions. Faisons le rationnel. Éprouvons qu’il n’y a jamais rien à faire. Et la joie positive de ne pas être en taule.
Parce qu’il n’y a jamais rien et qu’il faut s’y tenir on peut penser que, depuis le désert des quatre heures, la comtesse, en faisant le voyage pour adresser sa question, ne cherche qu’à tester la disponibilité de l’instance répondante (en l’occurrence, celle de mon ami le réceptionniste). La comtesse attend moins une réponse qu’une response, comme on dit en anglais : que l’instance répondante soit bien responsive (réactive, fiable, honnête, amène, sans failles, sans vice, loyale) et, quelle que soit la teneur de ce qui tiendra lieu de réponse, la requête comtale sera satisfaite.
Autour du début de mars deux mille vingt, je rencontre un problème général de posture ; je ne tiens plus debout ni assis, à peine couché, je me prends régulièrement les pieds dans les jambes, je tourne dans ma chambre comme un veau mal crevé oublié dans un abattoir à la fin du service. Le problème est si général de posture, si spécifique d’allure qu’un généraliste compatissant me prescrit des séances de kiné – que je m’empresse de convertir en séances d’ostéo.
La kinésithérapie est un traitement des appareils de soutien et locomoteur ; l’ostéopathie est un soin porté au squelette, qui doit permettre de lever les blocages, conserver ou restaurer la mobilité structurelle, libérer les corps durs et, par incidence, rouvrir des voies à la circulation des corps fluides.
Quelque chose court vivement devant nous, laissant apparaître que quelque chose a couru, vivement. Et que devant nous est une circonstance, une occasion qui repassera.
Quelque chose s’instancie, trouve en nous devant nous sa circonstance.
Quelque chose accidente la situation dans laquelle on se trouvait. On se trouvait dedans ; on se trouve devant. Ça n’est pas mal. C’est le contraire d’une expérience. C’est une situation sous condition.
En somme, adresser la question de seize heures est pour la comtesse une façon de s’assurer que quelqu’un, quelque part, assure – comme quand un scaphandrier tire sur sa ligne de vie pour communiquer avec ses tendeurs en surface. La comtesse, à seize heures de fond, cherche à s’assurer, en tendant au réceptionniste une question incongrue à l’inscription rituelle invariable, que quelqu’un est en mesure de la remonter – par exemple pour entamer les prises en charge ultérieures, assurer la suite du programme, coordonner le passage à la séquence vespérale (toilette, soins, repas, coucher).
Quelque chose échappe à notre contrôle, au feu nourri de notre perception, et ses effets mobilisent notre attention tout entière. Des consignes sont énoncées, des décrets sont passés, des ordonnances sont publiées, des mesures d’urgence sont entérinées, des suspensions du droit sont actées, des reports se passent, du temps passe, avec lenteur et frénésie, des annulations se produisent, des centaines de milliards de toutes devises sont levés, des corps se mélangent sans respect, des bons sont envisagé être émis, des garanties sont apportées, des gens apparaissent et disparaissent dans le désordre, des crédits sont aboulés soudain après maints refus, des loyers suspendus pour les personnes morales.
Supposons qu’il ne se passera rien. Gageons qu’il ne se passe rien. Misons sur le fait qu’il ne se passera rien. Formulons ensemble le vœu qu’il ne se passe rien. Faisons fructifier l’idée qu’il ne se passe rien. Mettons à profit qu’il ne se passe rien. N’ayons pas peur de rien. Censons ce qu’il se passe quand il ne se passe rien. Rejoignons la grande famille armée d’il ne se passera rien. Rien, quoi qu’il en coûte.
Un corps humain est une, une fois quelques blocages levés, robuste et durable synergie de forces vives ; à ce titre il mérite une approche énergique et loyale, et qu’on plonge méticuleusement dans le détail de sa structure. Ce qui est serré, le relâcher ; ce qui est lâche, le resserrer – je veux pour mon corps le meilleur du frugal, un soin fonctionnel et sans phrase, sans sermocination, et pour aller plus loin j’aime à éprouver, sur la table d’ostéopathe, la sensation d’être soigné (sans être accompagné), pris en main (sans être pris en charge), appréhendé avec justesse, rudesse, et la patience du facteur d’orgues. Pourtant je n’y pense pas en ces termes au moment de ma conversion des séances de kiné en séances d’ostéo ; lorsque je me pose honnêtement la question pourquoi, par un tour de passe-passe permis par le recoupement des pratiques, as-tu si spontanément détourné la prescription initiale, la réponse la plus sophistiquée qui me vienne est : que ça marche mieux quand ça craque.
Prêtant un peu plus d’agence à la comtesse, et créditant son rituel quotidien d’une intention perlocutoire, on peut pousser à l’extrême l’interprétation d’un contenu indifférent de la question de seize heures : ce qui, à seize heures, sort de la bouche de la comtesse essoufflée, n’est qu’une suite de sons sans souci de sens, une séquelle pas incohérente mais sans soin, accidentellement semblable de jour en jour. L’important est ailleurs : en sonnant les seize heures au réceptionniste, la comtesse a pour ambition de remettre la journée en branle, de hâter la reprise des soins, après l’après-midi mortelle et son mirage d’activité.
Puis-je sortir ?
Oui, mais pas pour flâner, et seul, dans un périmètre d’un kilomètre, pas plus d’une heure, muni d’une attestation.
Dérogé-je en dérogeant sans motif, mais avec une attestation ?
Oui, car tu t’aventures et tu portes atteinte – d’abord à ton honneur.
Comment sonderai-je mon honneur en vue d’une honnête dérogation ?
Tu n’as pas à sonder ; il est à la surface.
Dérogé-je en allant au bureau, à l’affaire, à la mission, au dépôt, au garage, aux fraises, aux champs, au Marché d’Intérêt National, chez le client incommodé ?
Oui, mais ta dérogation vaudra si elle est d’abord attestée par toi sur l’honneur, puis certifiée par qui t’emploie, t’appelle ou te requiert, sous le principe d’une utilité de force majeure, c’est-à-dire de la non différabilité et non superfluité des services ou des biens.
Dérogé-je si, ayant omis de me faire certifier, mon honneur certifie pour moi en plus de m’attester ?
Oui, et ta dérogation sera déclarée irreçue, en vertu de l’insondabilité des honneurs dans l’exercice des fonctions.
Pourquoi la comtesse sort-elle à quatre heures – même si que de sa chambre ? Dans des poches locales du réseau tourne un bon mot de confinement : « À Marseille, tout le monde sort pour vérifier que tout le monde reste bien chez soi. » La comtesse sort-elle à quatre heures pour vérifier qu’il est quatre heures, bien quatre heures, et qu’il ne se passe par conséquent rien, bien rien – à part l’occasion, offerte par le constat qu’il n’y a rien à faire, de s’enquérir de ce que c’est bien le cas ?
Ceci n’est pas un exercice et voici la consigne. Retrouver l’essentiel, son sens, celui des choses. Relire Proust, restructurer son intérieur, désherber l’entre-dalles de la cour, nettoyer les rideaux, les plinthes, les carreaux extérieurs de la loggia, partager un repas en famille, prêter une oreille bienveillante à l’auto-tune des autres. Plonger dans l’état profond, ascétique ou communautaire, oublié mais latent, où la ressource existe, insoupçonnée. Adhérer à sa condition confinée, au-delà des anciennes conditions, extraire l’occasion du marasme, la ressource du moment, se faire pionnier de soi, tout en intensité, à même ce petit morceau de monde qu’on aime irréductiblement : la résidence, la cour, le pâté ou le bloc, le lot irréductible, les profondeurs insoupçonnées du T3. Ressentir des symptômes n’est pas suffisant ; il faut que ça dure ; et se tenir à jour de mains propres en attendant que ça passe. En famille ou en solitaire, en guerre.
Ça marche mieux quand ça craque : mon corps a l’idéal thérapeutique de mon âge, celui des ordinateurs de bureau qu’il fallait rebooter en cas de problème, des petits terminaux que la pression d’une pointe de stylo réinitialisait – mon corps croit au reset, aux opérations purgatives, aux opérations de maintien, au maintien de fonctionnalité, aux restaurations régulières d’équilibres en vue d’un maintien d’initialité – factory settings (« sortie d’usine ») on disait à l’époque où mon corps était contemporain de cet âge – une certaine idée purgative de la santé, à savoir si ça craque ça remet en place, et être totalement remis c’est être patiemment, dans tout le détail de la structure osseuse, remis en place d’une série de gestes brutaux je voulais que ça craque, qu’un type s’adonne délicatement sur mon corps à des opérations brutales, je voulais être remis et qu’on n’en parle plus, remis et qu’on passe à la suite, remis et qu’on me relance dans le monde, ré-établi dans ma structure, logé dans mon corps, calé dans les impeccables salons de château-corps, avec vue sur les vignes alignées dans l’axe du couchant, serein, tranquille, axé, remis – et je ne me figurais remis qu’après qu’on m’eut craqué.
Y a‑t-il, pour le réceptionniste, une réponse satisfaisante, de nature à purger l’attente qu’il se passe quelque chose ? Mon ami ne l’a pas trouvée ; la plupart des jours, il emmène la comtesse consulter le tableau des activités hebdomadaires, supposant que la comtesse, ayant égaré la notion de semaine comme tout sens des régularités, vient prendre quotidiennement connaissance des distractions en cours.
Une des activités hebdomadaires les plus régulières, autour de seize heures, à l’EHPAD huppé de la rue des Martyrs, est la partie de bridge ; mais lorsque mon ami propose à la comtesse d’y participer, elle décline invariablement d’une phrase elliptique :
« Le bridge, c’est calé ! »
La Grande Pandémie passe pour avoir modifié considérablement le monde du travail en Europe. Les paysans, devenus rares, purent négocier de meilleures conditions, et une concurrence féroce entre seigneurs féodaux pour l’accaparement de la main‑d’œuvre conduisit à une augmentation sans précédent des rémunérations. Le taux de mortalité fort heureusement bien moindre que nous connaissons aujourd’hui laisse penser qu’un tel bouleversement n’est pas à venir.
Désherber la cour intérieure, lessiver l’extérieur des carreaux, relire Proust, peuvent conférer à leur sujet l’impression de prendre soin de soi et de son interface domestique, le sentiment d’éprouver le concept de liberté, de volonté, la sensation du mot « ardeur » battant dans la poitrine. Faire la vaisselle, non.
On se fait ordinairement de ce qu’il faut entendre par personnel des idées légères et confuses. On appelle personnel l’ensemble des personnes qui ont paru ou paraîtront, comme additionnées toutes ensemble ; ou bien on rêve dans le personnel un être collectif provenant du jeu et de l’influence réciproque de toutes les personnes les unes sur les autres. Il faut avoir du personnel une idée plus nette, plus profonde. Le personnel est une vie générique, collective, immortelle, capable de se concentrer ou de se répandre. C’est en se concentrant ou en se répandant, en dépassant le temps et l’espace qui le contiennent et le tiennent affairé, en mobilisant sans limite ses dispositions au service, en explosant génériquement dans les pattes des indépendants, libéraux, détenus et auto-entrepris, que le personnel, en toute rigueur, assumera pleinement le rôle qui lui revient dans la situation.
Qui viendra me cueillir si je m’aventure ?
Des agents savent ; ils t’appréhenderont et ils te conduiront.
Où me conduiront-ils ?
À l’amende, ou en quarantaine en cas de récidive, éventuellement avec écrou.
Sauront-ils que je suis légal dans le fond ?
On les y a formés mais tu ne dois pas pousser – la situation est tendue ; on ne peut faire confiance qu’aux surfaces : ta légalité de fond doit se voir, et tu dois la recréditer à chaque fois.
À supposer que la question de seize heures concerne effectivement les activités qui « se passent », alors il est probable que l’épisode de la question de seize heures est pour la comtesse l’occasion de prendre la main sur sa journée (sans avoir besoin d’en passer par le bridge). La comtesse vient s’enquérir de ce qui se passe, et c’est l’occasion de décliner une participation à ce qui se passe. Par ce refus, par cet acte de volition, et dans ce cas précis de nolonté, la comtesse emporte la manche de l’après-midi.
Il y a manifestement des choses qui se passent et qu’on ne sait pas. Nombreuses aussi sont, au plus profond de nous, les choses que nous ignorons que nous savons : ces choses, je les nommerai notre ressource. Et il y a encore, à fleur de nous, toutes ces choses que nous ignorons que nous ignorons. Ces choses, je les appellerai notre sort.
Au total, avouons que nous ne savons pas ce qui se passe ; nous avons seulement une idée de ce qui se produit. Nous ne sommes pas maîtres des questions ; nous ne sommes, modestement, que les répondants contraints d’une nécessité douloureuse. Ne laissons jamais cette humilité nous quitter. Chacune des questions est une grâce, un avertissement, un message. Répondons-y-leur promptement. Apprenons à vivre au rythme des incertitudes ; ce sont les nôtres, elles dureront, et c’est tout le rapport de l’Homme à son milieu et à son terme qui est bouleversé.
Jusqu’à ce que le confinement du printemps deux mille vingt nous sépare, j’allais donc, un matin par semaine pendant trois semaines, consulter un spécialiste des structures – un ostéopathe – un ostéopathe aux vues singulières sur le corps humain, l’humain tout court, les corps en général – je le sais parce que, lors d’aucune de nos trois séances, l’ostéo n’a manqué de me faire part de ses conceptions anthropologiques : voyez-vous nous étions des chasseurs cueilleurs, et cette activité unique mais diverse nous a donné notre forme initiale ; chasser et cueillir, courir et nous pencher, monter la tente le soir et la démonter le matin, voilà ce pour quoi l’animal homme est fait, ce à quoi nous sommes bons, voilà le mode opératoire qui maintient notre forme en place ; or un jour on se mit à bêcher la terre et on bâtit en dur autour des semences, et depuis nous menons une vie déclinante, une vie désadaptée à l’espèce qui des millions d’années durant cueillit et chassa et fut structurée par cette agitation saine où loisir et travail, passions et intérêts n’étaient pas séparés mais participaient d’une activité essentielle, mécaniquement accordée au corps qui soutient l’espèce et la reproduit sans dommage.
Le peu de secours accordé aux personnes en détresse, la manière maladroite ou capricieuse dont les incitations sont dispensées par l’encadrement, ainsi qu’un orgueil naturel pas encore tout à fait éteint dans le petit peuple, ont poussé les individus les plus réfléchis et les plus vertueux de cette classe à chercher en eux-mêmes les ressources d’une vie meilleure. Pour traverser la rue, vous faites en général à la fois preuve d’audace et de prévoyance. Vous avez désiré l’autre rive – elle vous a fait quelque promesse. Vous vous êtes, d’abord en esprit, projeté de l’autre côté. Une fois conçus ou rêvés les avantages de l’autre côté, ou les désavantages de votre arrimage actuel, vous avez pris une décision, c’est-à-dire que vous avez pris la tête de votre corps et l’avez mû, vous l’avez engagé tout entier à emprunter, voire à ouvrir une voie. Cette initiative est esprit et cœur, mouvement de l’âme et du corps – désir d’avenir et de changement. Le désir d’améliorer notre condition, la peur de la détériorer, sont, comme la vis medicatrix naturæ en physique, la vis medicatrix republicæ en politique, et compensent en permanence les erreurs de l’encadrement, les défauts des gouvernements, les insuffisances des institutions.
On a souvent dit que la Grande Pandémie avait altéré en profondeur les rapports entre patrons et employés en Europe. Les journaliers, saisonniers, coutumiers, devenus rares, obtinrent, de la part de suzerains désormais en compétition pour l’emploi de la force de travail, de meilleures conditions financières. Il n’est pas à craindre que de telles transformations se produisent aujourd’hui, le taux de mortalité n’ayant rien de comparable.
À moins d’« avoir », comme officiellement cinq pourcent des foyers de France environ, une servicière à domicile (« Shiva. On a tous besoin d’attention »), et de l’avoir, moyennant bonus et promesse d’étrennes, maintenue en service malgré le confinement, nous continuons en mars, avril, mai deux mille vingt, à faire la vaisselle comme en février. Peut-être y mettons-nous moins d’ardeur qu’à la redéco du salon ; il est possible que nous y éprouvions moins vivement le concept de liberté, moins intensément celui de volonté – toujours est-il que nous voici, faisant la vaisselle, rêvant de courir sur la plage au milieu de gros chiens sans attestation.
Certes, la réponse de la comtesse à la proposition de participer (« Le bridge, c’est calé ! ») a un contenu, ferme et pas anodin, un sens obvie qu’on ne peut pas ignorer : le jeu de cartes appelé « bridge » a des règles ou engage des stratégies trop complexes pour que la comtesse y escompte du plaisir ou de l’intérêt. Mais considérons littéralement la réponse : le bridge, « c’est calé » dans le tableau des activités, c’est inscrit dans une case de ce tableau, c’est donc quelque chose de prévu, quelque chose d’installé dans l’économie hebdomadaire des événements de l’EHPAD ; à cet égard, le bridge n’est pas quelque chose qui « se passe », c’est quelque chose qui a lieu, a case, est à sa place dans son moment. Cette solution oblige à revoir la supposition initiale selon laquelle la comtesse aurait égaré les conventions temporelles excédant la journée.
Est-ce que recenser ce qui se passe consiste à enregistrer les variations de ce qui se passe (pour se rendre sensible son caractère cursif, insaisissable hors son mouvement), ou à diviser ce qui se passe (pour briser la berceuse et la séduction du courant) ? Est-ce qu’il faut plonger dans le courant des choses qui se passent sans chercher à le maîtriser, et s’y invétérer, s’y laisser altérer, au risque d’une identification sensible avec ce qui se passe, mais avec la certitude que tant qu’on y baigne on n’en manque rien ? Ou est-ce qu’il faut dresser la liste des choses qui se passent – au risque de souscrire au modèle perceptif déjà presque hégémonique de l’événement, mais au bénéfice escomptable d’une série signifiante et ouverte, dont le dernier terme serait l’huissier provisoire, l’actualisateur, le reconnoteur souverain ?
Si pour une fois on considérait les choses du point de vue du destin de l’espèce, on s’apercevrait de la grande inversion où nous nous sommes commis, substituant aux principes d’adaptation au milieu une croissance hypertrophiée des prothèses et dispositifs technologiques visant à adapter notre milieu à notre existence ; mais à un certain degré de cette inversion, quand la distance se fait trop grande avec les principes initiaux de l’espèce, je crois que l’espèce a tout à s’y perd, et il faut bien se figurer qu’il n’y aura pas d’appel, pas de retour, tout pas dans cette direction est un pas vers la mort – à la mort nous nous destinons en croyant nous survivre ; il n’y a qu’une espèce hors d’elle pour ne se préoccuper que d’elle-même, et quel mauvais souci elle a d’elle, l’espèce, combien il faut d’ignorance pour ignorer que ce qu’elle subit est une conséquence de ses inimitiés inter- et intraspécifiques ; non mais regardez dans quel état l’état de l’espèce, regardez le stade où nous nous sommes menée, nous, l’espèce, la perte de la sensibilité, la régression de l’empathie, la disparition de l’écoute, le triomphe du comme si, l’espèce est visiblement dominée, déterminée, structurée par la menace de son extinction, et cette menace, c’est comme si l’espèce y consentait, la pressait, lui faisait le droit le plus sacré, l’exorait, l’exauçait – comme si le beau projet de se survivre ne valait qu’à survivre aussi à une catastrophe.
Il se passe quelque chose auquel on est privés d’assister ; on ne peut que supposer que ça se passe, gager que ça passera, formuler, avec un sens particulier qui sent le souci, le vœu que ça finira par passer. En attendant, le spectacle est inaccessible de ce qui se passe. Ce qui se passe se passe dans le noir, dans l’ombre de ce qui s’agite, risque d’arriver et ne cesse pas de se produire, à tout instant, en pleine lumière. Nous ressentons, nous mesurons. Notre sens qui sent le souci ne nous porte pas facilement à formuler un autre vœu, raisonnable et logique : saisir ce qui se produit dans ce qui se passe, ce qui se passe dans ce qui ne se passe pas, ce qui ne se passe pas dans ce qui s’agite. Sachons vivre comme tel cet ébranlement intime et collectif. Rendons-nous maîtres de ce qui se passe. Saisissons ce qui se passe au moment où ça passe, sur le vif du passage, tel que ce qui se passe brille dans l’instant du péril. Achetons par la patience le temps de la démesure. Il reviendra plus fort. Tout ce qui nous est contraire, si nous le voulons, devient pour nous une certitude. Le temps est venu d’honorer.
On se fait généralement de ce qu’on appelle généralement personnel une idée générale qui ne correspond guère à la diversité des situations dans lesquelles se trouve, après s’y être constitué, ce qui pour nous en est venu à s’appeler aujourd’hui, et tout naturellement, le personnel. On entend dire à son sujet : c’est la somme des personnes nées et élevées pour servir ; ou bien on délire dans le personnel un mammouth vorace et hostile à toute évolution de ses statuts. Il faut avoir du personnel une idée plus nette, plus profonde. Le personnel est une vie générique, collective, immortelle, capable de se disperser et de s’amasser, un grand corps solidaire aux actions de grâce d’une diversité inouïe. C’est en se dispersant et en s’amassant, en dépassant le temps et l’espace qui le contiennent et le tiennent affairé, en mobilisant sans limite ses dispositions au service, en innervant génériquement dans le corps social que le personnel, en toute rigueur, assumera le rôle qui lui revient dans l’histoire.
Un même feu nous touche ; un même cieu nous couve. Toute rémission comme toute atteinte sont des faits communautaires, des responsabilités collectives, des motifs de réjouissance et d’affliction unanimes, les sources d’un honneur et d’un déshonneur nationaux. Si les choses continuent de se passer ainsi, c’est d’abord nous, moi le premier, qu’il faut interroger. Qu’avons-nous fait, qu’avons-nous ne pas fait, à l’évidence ? Le moment révèle nos failles, nos torts, nos insuffisances en série.
Saisissons l’occasion de ressentir, comme aux heures les plus graves, cette condition commune sous l’orbe national.
Nous avons notre part dans ce qui se passe ; nous pouvons en avoir une dans ce qui échoit. Que les choses évoluent, que leur cours s’infléchisse ou s’inverse, qu’un événement de notre initiative affecte favorablement le sort, et c’est tout le peuple routinier qui se lève, reprend le chemin de l’immunité, avec l’élan des fondations.
En attendant que ces efforts portent leurs fruits, croyez-le : ce qui se passe se passe non seulement de ce qu’on le ressent mais de ce qu’on y prend part. Hissons-nous à la hauteur de ce qui se passe. Éprouvons notre immunité future, notre vulnérabilité présente, la vie dans toute sa véhémence, son intensité, son éclat.
La Grande Pandémie est connue pour avoir décimé ; on sait moins qu’elle a contribué à redessiner les rapports sociaux : les employés, devenus rares, mirent leurs compétences à prix, et les patrons n’eurent pas d’autre choix que d’enchérir les uns sur les autres. Fort heureusement, le taux de mortalité bien moindre que nous connaissons aujourd’hui devrait nous épargner un tel bouleversement.
Dans un cas (désherber la cour intérieure, ou bien lessiver les carreaux), on peut dire qu’on prend soin ; dans l’autre (faire la vaisselle), on en est réduit à dire qu’on se foule. Nous pousse à nous fouler la certitude pratique que que la vaisselle soit faite (plus que l’activité consistant à la faire) est une chose essentielle à la vie de la maison.
Faisons-nous aussi profus, aussi labiles que ce qui se passe. Fondons-nous dans ce qui se passe. Profitons de ce qui se passe pour nous en poser de bonnes et de nouvelles. Ne subissons pas ce qui se passe. Imprimons notre volonté à ce qui se passe. Serrons, relâchons. C’est le moment où jamais de chevauchons ce qui se passe, de rentrons‑y dedans, avec la fougue des fondations.
Ils reviendront ce zèle, cette foi chamailleuse dans un monde nouveau et cette générosité dans l’émeute qui font le charme de notre Nation réfractaire ; il reviendra le décompte des vitrines brisées, des voitures brûlées ; elle reviendra l’apologétique économique des classes commerçantes, employées, salariées, moyennes ; elle prendra fin l’attente ; il passera le temps des privations ; avoir une vie normale nous l’aurons de nouveau ; plus le temps passe, moins nous en aurons pour longtemps.
Les lois fondamentales qui gouvernent le vivant sont sans cesse bafouées depuis neuf mille ans ; depuis neuf mille ans au moins nous négligeons systématiquement les rappels de sa vigie, les recommandations de sa régie ; depuis neuf mille ans au bas mot nous nous contentons d’espérer dans la génération sans nous prendre en main ; nous n’avons pour l’espèce aucun projet spécifique ; nous portons sur l’état de l’espèce un regard nonchalant ; nous considérons son avenir avec propitiation ; il faudrait pouvoir considérer chaque cellule, chaque membre, et comme ils participent à la perpétuation du corps où ils inhèrent – ça n’est pas une question de choix, d’abnégation, c’est un code évolutionnaire voilà tout, une indéfectible séquence, une chaîne génomique de fer et de diamant, et jamais aucun d’entre eux ne trahit, notre corps exprime à tout instant, en la moindre de ses cellules, des propriétés génétiques, la moindre d’entre elle produit des solutions génétiques, partage ses informations génétiques avec l’ensemble du corps individuel de l’espèce – c’est-à-dire, dans le procès des générations, avec l’espèce toute entière : au cœur même du vivant veille l’espèce toute entière.
En EHPAD, tout est toujours plus ou moins « calé » ; ce qui ne l’est pas s’appelle accident et, en général, sent l’urine. Bien que les accidents soient fréquents, voire routiniers, ils ne sont pas « calés ». La comtesse, selon toute vraisemblance, ne vient pas cependant, chaque seize heures de sa fin de vie, s’enquérir auprès du réceptionniste du dernier état des débordements urinaires.
D’une certaine façon, pour la comtesse, ce qui s’est passé, tout au long de la journée, à l’EHPAD, jusque vers seize heures, ne s’est pas produit, ne s’est pas laissé constater, n’a pas rejoint ce lieu sur lequel on pourrait se retourner et considérer depuis un « état des lieux », tissé d’une série de « constats » (dérapages de soin, incidents cardiaques, cessations respiratoires, accidents urinaires). Ce qui s’est passé, pour la comtesse, entre le déjeuner et seize heures par exemple, c’est simplement du temps – mais il s’agirait, ce temps passé, de l’éprouver positivement.
Rassemblons nos forces et tentons quelque chose : concevoir notre cerveau. Nous sommes une tour, au sommet un bureau : c’est là qu’il est, déchaussé sur la moquette blanche. On pourrait croire qu’il attend que « ça » tombe – les nouvelles, les têtes, les bénéfices. En vrai, il est en permanence occupé à la charge la plus brûlante qui soit dans l’entreprise dissipée du corps désirant : équilibrer les intérêts de la vie physique, intellectuelle et morale. Ainsi, un bon cerveau saura canaliser les désirs de satisfaire ces différents intérêts ; il fera en sorte que la satisfaction de chacun ne pénalise pas celle des autres. De la même façon, le parlement a pour fonction d’équilibrer les intérêts des différentes classes au sein de la communauté ; et un bon parlement maintiendra l’équilibre social, sous une législation unique qui permette à chaque classe de composer sa condition dans le respect de celle des autres.
Quand il semble ne rien y avoir s’offre la possibilité d’un ongle à couper, d’un carreau à laver, d’une cour à désherber, d’une question voisine à répondre, d’un plat à partager, de plus en plus de choses faites faisant de plus en plus la personne, la personne affermie, sa course épurée, ses traces régulières ; seul son honneur demeure inscrutable.
Nous confinés nous maintenons, nous tenons à jour de mains propres, de phrases barrières, d’analyses et de diagnostics. Nous prenons la main sur notre journée ; nous n’abandonnons pas, on ne nous surprendra pas relâchés. Nous ne nous la donnons pas non plus dans les rues sans masque hors périmètre. Nous croisons avec bienveillance les regards ; nous nous écartons, nous prenons nos distances et nos marques, et nous frayons à toute vitesse quand il n’y a rien d’autre à faire. Il n’est pas juste d’affirmer qu’il n’y a jamais rien à faire, et de tenir ça qu’il n’y a jamais rien, comme si qu’il se passe quelque chose qu’on ne voit pas passer dispensait des devoirs à faire. Il ne se passe pas rien, jamais. Un souci s’alourdit d’un autre ; une phrase entendue dans la cour vient se poser à côté d’une première chopée aux télés ; toutes deux congruent dans une troisième jusque-là muette, et ainsi de suite, comme une tessellation dans le tapis de la vie.
Un échec très facile a lieu. Le nôtre est de retour. L’information est claire, nous continuerons de la donner : il ne s’agit pas de se croire en vacances.
Peut-être la comtesse n’acquiert-elle la conviction que la journée suit son cours que quand des soins, des activités, des repas, des moments normés le lui rappellent ; mais dès que vient le temps creux de l’après-midi, elle s’inquiète que la journée ait cessé, que le temps journalier se soit disloqué. Peut-être alors la comtesse ne cherche-t-elle pas, en posant la question de savoir s’il s’en passe, primordialement à savoir si des événements exceptionnels se sont produits ou se produisent, mais à se rassurer quant au fait que la journée a cours, que la chaîne de production d’événements tourne encore, que les moments s’enchaînent au sein de la journée pour faire de la suite des heures la journée, que la journée n’a pas calé en pleins seize-heures.
Vous vous rendez compte, neuf mille ans de déclin en pente douce vers l’hypersédentarité connectée ; neuf mille ans de routine à se laisser croupir en marge du cours animal ; neuf mille ans de soustraction présomptueuse aux lois naturelles, pour une vulgaire histoire de fer et de feu, un accident de foudre qui nous a profité voilà tout et je suis le premier à utiliser un smartphone, à profiter du tissu infrastructurel qui permet de consommer une aile ou une côte sans avoir à chasser la bête qui va autour mais tout de même, à remettre tout ça en place à longueur de journées, à ne cesser de remettre en place ce qui se détraquera dès le premier pas en dehors de mon cabinet, dès la première visio, dès la première heure de la première série matée au plumard je suis au premier rang pour vous assurer que l’humanité offre le spectacle unique, et pour tout dire navrant, d’une inadaptation de la vie de l’espèce à la structure de l’espèce – mais ça ne durera pas voyez-vous, ça n’est ni durable ni viable on ne passe pas neuf mille ans avachi comme ça sans que l’espèce à un moment pâtisse de ce relâchement tout se paie, et si voilà neuf mille ans que nous sommes une fin de race, à mon avis, sans un sursaut de l’espèce, sans une saine indignation de l’espèce face au sort qu’elle se fait, nous n’en avons plus pour longtemps.
La parole est claire, l’information est transparente. Si quelque chose se passe, c’est sûrement que ça peut se passer. Nous croyons sans bienveillance aux discours, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils nous disent. Ils veulent dire ce qu’ils disent, ça rassure. Les causes, elles, mobilisent ; les effets sollicitent. Les questions ont le souffle court. La Nation répond comme un homme au rendez-vous des saisons. Nous voulons bâtir une France du mérite, du travail, une France des opérations intérieures. Les saisons sont leurs propres causes, mais nos saisons sont leurs effets, et c’est toujours le même ; des nuages, des personnes, des discours se dissolvent et prennent corps, sans motif et sans résultat. (Sans motif il ne se passe rien, et pourtant le motif n’a aucune part dans le résultat.) Ce soir, je pose des règles neuves, de nouveaux interdits, et nous formulons qu’il y a des contrôles. Enjoignons-vous. Ne nous relâchons pas. Déconfinons-vous en douceur, et disposez-vous à la joie toute neuve d’être en liberté retrouvée.
Je vous prie de croire que je ne déroge pas.
Lis ce qui est écrit sur ton attestation.
« Attestation de déplacement dérogatoire »
Vois. Tu déroges, tu es comme tout le monde. Pourquoi prétends-tu que tu ne déroges pas ? Pourquoi cette ardeur à te dédouaner alors que nous ne t’accusions pas ?
J’ai mon motif coché.
Tout le monde a son motif, et tout le monde sait cocher ce qui colle à son alibi.
Mon motif est valable ; il est l’honnête reflet de mes activités et de mes intentions : faire une promenade, et par la même occasion quelques courses.
Ceci n’est pas une occasion, c’est la guerre.
C’est une façon de parler.
Qui fait des façons en temps de guerre ?
Je fais des façons de phrases, ça n’a rien d’une offense. Ouvrez mon sac et vous verrez.
Nous jugeons des motifs, des formes suspectes et des façons louches ; pas du contenu des sacs ni du contenu des phrases.
Le démon attaque vers quatre heures. Soudain, rien : le soleil est lent à se mouvoir, le jour semble avoir cinquante heures, combien est longue la durée de la vie, combien dégoûtant le lieu où l’on vit, combien désirables tous les dehors, combien la normale était quand même bien, combien nous paierions pour sortir de nos périmètres, combien vains nos gestes barrières, démoniques les phrases que nous formons quand nous les contemplons un peu plus longtemps qu’il ne faut pour oser les dire en privé, bravaches. À seize heures, le discours fait moins le malin ; il se rend (sensible) à ce fait qu’il n’a pas de public.
Pas de public, personne pour réceptionner les phrases, et la vacance qui dure avec la guerre, la question est-ce que c’est l’une ou l’autre n’intéresse plus vraiment, on chômerait même celle de savoir s’il s’en passe si des sirènes et des gyros ne venaient pas du dehors ventouser le pif aux carreaux. Et la honte d’avoir des carreaux quand d’autres ont des écrous. Et la joie de ne pas être en taule qui perd toute vigueur, toute positivité.
Quelquefois, du fond de l’après-midi à l’EHPAD des Martyrs, la comtesse donne à réceptionner une autre question, qu’on peut considérer, depuis l’hypothèse d’une consistance dramaturgique de la question de seize heures, comme une simple version de la première, voire comme une variation autour du thème du creux de seize heures :
« Est-ce qu’il va venir ? ».
Quelque chose court vivement devant le national, laisse apparaître que ça court – vivement. Et que devant nous est une guerre, un accident qui ne repassera pas.
Les esprits s’échauffent ; les corps s’alanguissent. Les règles de distanciation nous tiennent en respect, sous l’œil bienveillant des agents.
Nous ne sommes pas là pour veiller mais nous le ferons sans trembler. Que rien n’échappe (au feu nourri de l’effort national, au drone municipal, aux ressources). La doctrine évolue et je vous félicite : rester chez soi, c’est le premier devoir et le dernier recours, celui qui nous sauvera tout entiers en fin de compte.
C’est un peu mou non ? Quoi ? Les conditions ? Les rapports ? L’attente ? La mort ? La mobilisation ? Les funérailles ? Le rythme des réformes ? Les applaudissements ? L’éternité au soleil, en scred, de seize à vingt heures, sur le parking de la rue Chape ?
Les conditions dans lesquelles tu attends, c’est ton affaire. Les rapports aux autorités, à la conscience, au risque d’isolement et d’insolation, chacun se les négocie. Il n’est pas conseillé de requérir ce qu’on n’est pas prêt à attendre – le risque est d’attendre une seconde, minute, journée d’éternité, de déserter le projet pour l’objet.
On ne choisit pas l’objet de ses contemplations, jamais, et il ne passe jamais complètement ; tout concourt à sa perte mais rien n’en vient à bout. En un mot, ça dure ; et plus ça dure, plus c’est un peu mou non.
Je demande à une amie pourquoi elle ne participe pas, depuis le balcon, aux applaudissements de vingt heures qui remplissent la cour intérieure de reconnaissance envers les travailleuses et travailleurs chargé·es d’assurer. Elle me répond qu’elle y rechigne parce qu’elle trouve ces applaudissements « civiques ». Est-ce que mon amie veut dire qu’elle trouve ces applaudissements « civils » (les réformés rendant hommage aux uniformés de la Nation), ou qu’elle les trouve « citoyens » (les applaudissements de vingt heures rejoignant la cohorte des gestes du type « j’aime mon quartier, je ramasse » ou « je monte, je valide ») ? Est-ce qu’elle signifie qu’elle trouve les applaudissements « citoyennistes » (un label infamant, marque de nullité politique dans les milieux militants que mon amie fréquente) ? Non, mon amie dit ce qu’elle veut dire : les applaudissements de vingt heures sont « civiques ».
Quelles leçons tirer de la Grande Pandémie ? Aucune, la situation actuelle n’étant pas comparable. On se souvient qu’à l’époque patrons et employés, au terme d’une négociation chamailleuse, empruntèrent ensemble la voie du progrès social, et qu’à la désolation bientôt succéda un âge florissant. Fort heureusement, le taux de mortalité bien moindre auquel nous assistons aujourd’hui devrait rendre toute chamaille superflue. Il reviendra le printemps, le charme de nos Nations florissantes.
Quelqu’une a écrit : « La liberté, on conçoit ce que c’est quand on fait la vaisselle, parce que c’est exactement ce qui n’est pas comme être en train de faire la vaisselle. » À moins d’avoir été touché par la grâce nationale et de ressentir dans sa chair le premier terme de la devise ou le second amendement, il est vrai que la liberté demeure pour nous un concept – à peine intelligible, positivement inéprouvable.
Il ne faudrait pas cependant, par égard pour la dramaturgie de la question de seize heures, en effacer les distinctions internes. Entre les deux versions de la question, quelque chose a glissé : alors que dans « Est-ce qu’il se passe quelque chose ? », « il » apparaît clairement, sans besoin d’un ancrage contextuel plus net, comme l’habituel lieutenant d’une agence insondable (il pleut, il mouille), « il » trouve à s’incarner, de façon troublante parce qu’insuffisamment référée, quand il est demandé s’il va venir.
Or, à l’échelle journalière, d’après mon ami le réceptionniste, le seul porteur du pronom « il » susceptible de venir bouleverser le rythme de la comtesse est un des fils de la comtesse, donc un comte je suppose, en tout cas un écrivain de télévision dont le visage dit quelque chose. Cette information laisse peu de doute sur la nature du sujet réel dans « Est-ce qu’il va venir ? » – même si la comtesse ne semble jamais en mesure, ou en tout cas jamais soucieuse, de préciser l’identité d’« il » ni ses liens de parenté avec elle.
Est-ce qu’on peut décrire ce qui se passe depuis ce qui se passe – comme voir la lumière dans la lumière, sentir la vanille dans la glace goût vanille, remonter la saveur dans la chips goût saveur, assister au printemps qui pousse dans le temps qui passe, déclarer la guerre dans la guerre déclarée ? Et, de là, est-ce qu’on peut en venir à penser que ce qui se passe a un sens, veut dire quelque chose qu’il faudrait comprendre parce que ce qui se passe est le signe que quelque chose se produit ou que quelque chose arrive et dit ce que je suis en montrant où j’en suis ? Est-ce que ce qui se passe laisse des traînées, des références pour la pensée, des cailloux pour le retour (à la normale, chez soi, à soi) – comme la lenteur des nuages à se déliter, à se dissiper, à se recomposer, laisse des traces à penser sur la célérité des sphères ?
Faites ce qu’il y a à faire et tout se passera rien.
Et pourtant l’espèce croyez-moi a les cartes moyens de son destin en main ; nous pouvons effectuer un soulèvement de la vie ; nous pouvons initier l’inversion salutaire, à la condition de tenir inviolés, ferme inviolés, un ou deux principes initiaux contre lesquels on chercherait en vain à lutter – et pourquoi lutter ? ce qui vous affecte est une aide, un signal, une alerte une grâce un avertissement un message qui vous enjoint à vous adapter ou à disparaître, et cette disparition n’est pas une offense, ne vous offensez pas de disparaître, tout le monde disparaît tôt ou tard un organisme, le nôtre, a une durée de vie inscrite dans les gènes, cellules microbiotiques, faunes intérieures diverses et vivantes qui nous font divers et vivants à notre tour, vous n’avez que peu d’agence quant à votre date butoir pour ainsi dire vous viendrez buter où et quand vos faunes ne pourront, ne sauront plus reproduire leur et votre force, une énergie, sa source, un puits d’énergie va se tarissant c’est ainsi, nos forces nous abandonnent, les biocolonies lèvent la tente, il faut bien partir un jour, ou l’autre et votre extinction personnelle n’est pas une sanction de l’espèce, ce n’est pas un outrage spécifique, c’est un fait divers voilà tout, dans l’histoire générale du vivant mais une fois disparu, ne vous inquiétez pas, si vous me passez l’expression, vous ne serez plus là pour vous regretter.
Reste qu’un jour, alors que – chose peu fréquente mais pas rare non plus – la comtesse revient, aux alentours de dix-huit heures, demander s’il se passe quelque chose, mon ami l’emmène au chapelet, et qu’en arrivant dans la chapelle de l’EHPAD la comtesse enclenche la deuxième question, demandant en boucle s’il va venir. Les sœurs en sont glacées ; elles évincent la vieille femme en suppliant mon ami de ne plus jamais la conduire à l’office.
Cet épisode laisse penser que la perspective d’une venue du fils s’était confondue, dans l’esprit de la comtesse, avec une angoisse millénarisante inadmissible aux fidèles (pour qui il, en tout état de cause, est déjà venu).
La question de seize heures, posée à dix-huit heures ailleurs qu’à la réception, n’est pas seulement déplacée, elle est eschatologiquement redimensionnée.
À la lettre, les applaudissements de vingt heures sont une manifestation de civisme, la manifestation d’un zèle, d’un dévouement pour le bien commun de la Nation – comme un écho au civisme supposé des héros. La guerre déclarée, tout travail devient dévouement, prolongement de la vocation professionnelle dans la vocation nationale. Une performance exceptionnelle ; une mobilisation hors norme ; un effort surhumain ; le patron loue le surtravail, et la louange annonce, promet, fait miroiter la prime. En attendant la prime, savourez déjà, dans la louange, la prime.
(La meilleure prime qu’on peut donner aux personnels soignants, c’est de respecter les gestes barrières.)
(Essentiel à la vie de la Nation,
le sacrifice est un principe gestionnaire.)
Imaginez un jour, Dieu sera toutes choses en toutes choses, et notre nature sera comblée d’une telle grâce qu’il nous sera impossible de vouloir le mal. Le faire deviendra mécaniquement beaucoup plus compliqué : l’idée n’en viendra à personne, et ses manifestations seront réduites à l’action démoniaque. Ce démon, une fois confiné, se démènera davantage pour nous faire faire le mal, ayant peu de latitude pour nous le faire vouloir. Il nous le fera vouloir indirectement en fixant nos désirs sur les fétiches marchands et sexuels, nous incitant à dépenser argent et énergie dans des actes d’achat et de débauche insensés. Ici, l’esprit de parcimonie des classes frugales et industrieuses doit nous inspirer : habitées par le Bien, elles s’efforcent au Mieux sans viser le Meilleur.
Quelque chose se passe, historique et létal, fait sa procession dans les proportions qui l’y autorisent, prolifère sans égard pour les dimensions jusque-là, aggrave les rapports, se dépose aux surfaces internes, externes, métalliques et alvéolaires, vient se faire soupçonner dans les têtes quand les tests viennent à manquer, et là-dessus le frisson court, lancé par une parole accréditée –
cinquante à soixante-dix pourcents de la population in fine finit par être touchée ;
la majorité finira traversée ou impactée en fin de compte ;
peu finiront soignés pour finir –
le frisson court qu’on mènera l’affaire à son terme, en délicatesse à travers le troupeau, la meute, la volée, le conflit, le jet, le banc, l’essaim, la tremblée, le panier, l’assemblée, l’échouerie, la compagnie, le jubilé, l’exaltation, le parlement, le meurtre, la fierté, la colonie, la harde, le nœud, la classe, la nuée, l’audience, l’armée, l’embûche, sans résultat, jusqu’à immunité.
Le compromis de vente était signé, les plans presque bouclés, de l’emplacement de l’âtre dans le salon à la couleur des dalles conduisant à l’immense entrée, raconte Manager dans une entreprise de fabrication de véhicules motorisés destinés au transport terrestre de personnes et de biens. Le prix mirobolant de la bâtisse – un million deux cent mille euros – n’avait pas freiné son couple, coutumier des coups immobiliers et des belles plus-values. Il y a encore deux mois, on était sûrs que tout ça avait un sens, admet Directrice Commerciale dans le prêt-à-porter. Quand soudain, coup d’arrêt. Cette mise en retrait du monde, comme la décrit Cadre dans la vente de jet-ski, a permis à chacun de questionner sa place. Et de laisser émerger des désirs de bifurcation. C’est un point de rupture, analyse Philosophe spécialisée dans l’intime, qui entraîne à la fois des désirs de bifurcation et des rêves déréels. On découvre nos dépendances et nos impuissances. Jeune Active, tout juste sortie de longues études, a vécu un cauchemar : d’abord rattrapée par le fantôme de ses ambitions passées, c’est la vulnérabilité du système capitaliste qui finit par lui sauter au visage.
Les pensées, l’agitation millénaristes véhiculent des questions mais aussi des réponses, injectent une dose d’angoisse et aussi une d’espoir – espoir de restauration (du début), de restitution (du donné puis perdu, par exemple l’innocence, l’honneur, l’indivision), de rédemption (des âmes, des corps), de destitution (d’un ordre), d’institution (d’un autre), d’avènement (du jour où ça y est, de la forme enfin trouvée de la communauté indivise). Le millénarisme de la comtesse est, par son caractère effractif et strictement interrogatif, beaucoup plus angoissant que porteur d’espoir. Sa question est d’autant plus angoissante qu’elle ne se formule ni à l’accompli du messie advenu (ce serait il est venu ?, comme dans « le temps est venu de la lucidité » ou « le temps est venu pour la France de se hisser à la hauteur du moment »), ni au temps consacré de la promesse apaisante et lointaine (est-ce qu’il viendra ?, comme dans un jour mon prince viendra, « nous retrouverons les jours heureux » ou « rien ne sera plus jamais comme avant »). La question de la comtesse est au futur proche, temps de l’imminence ; elle fait de la purgation du temps une question cuisante, pas loin de tout faire déborder : soit il vient et plus rien d’autre ne se passe, soit il ne vient pas et ce qui se passait continue de se passer, voire rien. (D’où parfois le sentiment, chez mon ami le réceptionniste, d’être braqué par la comtesse.)
Nous avons scindé l’unité de notre expérience vitale en une entité purement biologique d’une part, et une vie affective d’autre part. Il s’agit de retrouver cette unité, de disposer nos corps au resurgissement de la vie ; nous – je vais peut-être dire là quelque chose d’un peu général, d’un peu grossier je m’en excuse mais il me semble que, je crois que – nous avons à vivre, et c’est une tâche difficile bien sûr, mais nous nous le devons, et non seulement à vivre nous avons mais aussi nous avons à être, et c’est une tâche insensée mais il nous faut être et, singulièrement, à la hauteur de cette unité vivante qui tout à la fois contient et dissout en elle-même chacune de ses unités, les engendre, de la même façon que toutes les parties de notre corps se dissolvent sans cesse dans les fluides, et sont sans cesse engendrées par ces fluides.
En donnant du relief à ce qui se passe, en cherchant à distinguer le drame du salut, les héros des salauds, vous vous êtes insensiblement attribué une part de l’attente générale ; ça n’est pas mal, et personne ne dira que vous êtes en cause mais, maintenant, cette misère est la vôtre par destination. Casser l’ambiance, briser l’attente, la belle affaire. Tout se paie. Votre part d’attente a creusé en vous une disposition de cerveau et de chair, un agencement singulier qu’on vous reconnaît volontiers, mais s’est en même temps fichée, dans votre trou à âme, la même pompe à spirale que pour tout votre genre, une pompe qui brasse tout ce qui se passe tant que ça se passe, et le deuil est jusqu’à quoi cet appareil est inapte.
Un extraordinaire dévouement, un effort surhumain, normal. Qui refuserait de servir au milieu du tourment ? Qui ferait défection à cette heure ? Qui trahirait maintenant ? C’est extraordinaire et normal ; ça s’impose. La guerre crée les standards de la paix, l’ardeur au combat la future ardeur au travail, l’effort pour la victoire les sacrifices pour la relance. On s’en rend compte avec bonheur ; le peuple qu’on disait routinier a de la ressource, et chez nous, par guerre ou par paix, une ressource, ça s’exploite – essentiel à la vie de la Nation, le sacrifice est un principe gestionnaire.
Écoutez c’est impressionnant ; les familles prennent femmes et enfants et partent à la campagne. Tous demandent sur l’honneur ; C’est les vacances ou c’est la guerre ? Il ne s’agirait pas de se croire en vacances. C’est la guerre ou c’est les saisons ? C’est la saison de la guerre. C’est seize heures ou c’est les saisons ? C’est bientôt le moment de cesser de se demander où on va, le front saisonnier reluisant, tout entier tendus vers mobilisés. […] Des choses se passent – la mélancolie des secondaires normandes, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des vacances interrompues – et, un jour, un sentiment curieux se fait jour, pas pas doux mais presque inquiétant ; le sentiment d’être guéri. L’histrionisme de la santé remédie ; monte en soi, par degrés, la sensation, légère en soi mais pesante d’être sue assourdissable par une autre, qu’on est pour bientôt de retour à soi. Les choses apparaissent de façon flagrante ; c’est une épreuve de vérité ; on ne peut plus se mentir. Tout est pareil mais en clair. Les travailleurs travaillent toujours mais on leur est reconnaissant. Les familles regagnent la ville, comme si de rien n’était, mais on leur voit la bite. Les ienclis parlementent avec les uniformes. Un printemps doux, méritant et légal, un printemps citoyen légal et inspiré s’épand, se déploie, dépasse d’un peu le motif initial, brise et défonce de la promenade aidant. Nous ne sommes pas en guerre, allons.
On se fait volontiers du personnel une idée partielle, mal formée, une idée mièvre, faible écho des humanismes passés. On appelle personnel tout ensemble de personnes ayant un jour servi, s’étant disposé à servir sans trouver d’emploi, se tenant en réserve prêt à servir, se destinant à servir à moyen ou long terme, servant en ce moment même ; ou alors on se berce de l’idée que des personnels, pluriels, multitudinaires, irréductibles à leur genre, joueraient la symphonie du monde sans que jamais il leur soit nécessaire de se réaccorder ou de se recaler sur un tempo précis. Il faut avoir du personnel une idée plus nette, plus profonde. Le personnel est une vie générique, collective, immortelle, capable de se déployer et de se rétracter, une unité de forces mobiles jamais prises à revers. C’est en se déployant et en se rétractant, en dépassant le temps et l’espace qui le contiennent et le tiennent affairé, en mobilisant sans limite ses dispositions au service, en habitant génériquement dans les plis du monde, en réaffectant la personne en son sein que le personnel assumera pleinement le rôle que les événements actuels requièrent de lui.
Notre réponse est nous répondons promptement à l’espèce quand elle nous sollicite sans nous défiler, nous ne manquons jamais à l’appel de la résilience, mais si notre environnement se révèle trop éloigné de ce que l’espèce peut tolérer, si nous persistons à infliger à notre organisme un environnement toxique alors la vie nous réagit, nous alerte, et ça peut être pénible certainement, pénible jusqu’à la dégradation certainement, mais ce qui nous dégrade est encore un appel, une manifestation de la vie, jusque dans nos derniers moments la vie se manifeste, manifeste ultimement sa puissance à nous alerter, la vie se donne, jusqu’au bout, ou alors elle suspend ses grâces et c’est encore la vie ; et nous devons nous demander ce qui nous vaut une telle suspension ; jamais la vie ne fait défection tant que le corps désire la vie, c’est le corps qui décide, qui décide de partir quand il n’est plus disposé à pâtir, à recevoir la vie, la vie dans toute sa véhémence son intensité son éclat – et si vous me permettez d’étendre à votre âme un instant la portée de mes soins, une fois disparu, vous ne serez plus là pour vous porter tel.
En matière de ce qui passe, est-ce que ce qui circule est distinct de ce qui véhicule ? Est-ce que le cours des choses véhicule ce qui se passe, ou est-ce que les choses qui se passent en constituent le cours ? Est-ce que ce qui se passe forme une forme courante et cohérente circulant gentiment en s’étirant à l’infini, de sorte que rien n’a jamais fini de se passer tant que quelque chose continue de se passer ? Ou est-ce que ce qui se passe est le courant de toutes les formes, quelles qu’elles soient, un torrent boueux, joyeusement dissipé, qui charrie tout ce qui s’y jette à l’allure de ce qui entend se passer ? Et alors est-ce que se passer, c’est s’y passer – dans le courant – ou est-ce que c’est seulement, cas rare qui justifie qu’on considère que quelque chose se passe, incidenter le cours, le dévier ou le faire dévier ?
Les effets démographiques de la Grande Pandémie furent avant tout une formidable opportunité de réforme : patrons et employés, déterminés à surmonter ensemble la terrible épreuve, s’assirent autour du table et négocièrent un retour au travail gagnant-gagnant – d’où la prospérité des personnes et des biens. Fort heureusement, ce grand moment de compromis social, où chacun fut à la hauteur de ses responsabilités historiques, appartient aux anciennes conjonctures, et nous pouvons aujourd’hui espérer une reprise de l’activité sans palabre.
Il nous faut nous fouler, faire la vaisselle, devenir nos propres patrons, nos propres personnels, pour éprouver l’insatisfaction à partir de laquelle une brèche s’ouvrira dans la sensation, devenant perspective pour la pensée, et faisant apparaître à la conscience, depuis la berge désolée où nous nous trouvons faisant la vaisselle, une figure possible de la liberté.
Les chasseurs et gardes-chasse particuliers sont réquisitionnés selon les modalités indiquées en annexe. Nous leur devons les moyens, la protection, la sérénité dans leurs déplacements. Ils ont compétence de prévenir et signaler toute infraction contrevenant aux dispositions de l’arrêté relatif au confinement des personnes. (Sans infraction rien ne se passe, et pourtant l’infraction n’a aucune part dans ce qui se passe.) Ce soir, je le sens comme vous, tout se fait plus lourd et plus difficile à soulever. Le corps est une structure ; l’âme le siège d’opérations sans lien les unes aux autres. Ce sont des choses qui se passent et je vais le dire. Je ne vous cache pas que les genoux flanchent ; le corps devient un encombrant, la tête est lourde et vide. Et ainsi le visage s’allonge, vers le bas, vers le bas, vers le bas, et la joie positive est perdue. Mais il ne s’agit pas de s’effondrer maintenant. Ce n’est pas maintenant qu’il le faut. Plus nous agirons en citoyens, plus nous ferons preuve de la même force d’âme. Où le péché se multiplie, la grâce surabonde. Où les aérosols pullulent viendra l’immunité. L’honneur est de sortie, la délinquance en baisse. L’espoir est culot de toutes les vertus.
Il n’est pas impossible qu’à l’issue du confinement, une fois la guerre gagnée, on célèbre la capitulation du virus par une parade civile où flics et infirmières, éboueurs et caissières, livreurs et pharmaciens remonteraient les Champs Élysées sous les applaudissements civiques. (La Nation à ses dévoués reconnaissante. Mobilisés, ceux qui furent confinés vous saluent.) Pour empêcher que les applaudissements, pendant le confinement, ne préparent la célébration civique du sacrifice pour la Nation, on commence, autour du dix-neuf mars, à proposer sur les réseaux que les applaudissements de vingt heures soient suivis de, ou remplacés par, un charivari. Les adresses seraient claires – et cette clarté éclaire à qui la guerre.
Je sais bien que la guerre, les vacances, l’atmosphère, la vie, la pandémie, la romance, la crise, le capital, l’ambiance, l’état, le souci, l’apocalypse, la gestion, les rapports, les saisons, la chasse.
J’ai conscience que le sacrifice.
Je connais, moi aussi : une sensation assourdie par une autre, un motif entre cent dans la tapisserie de la vie, un nom de ce qui se passe pour les autres, qui ne lui reviennent pas à cause d’une pluralité dans son essence mais seulement à cause de la multiplicité de ses effets et de son activité même.
Chacune et chacun ont un rôle à jouer pour identifier la menace, moi le premier.
Vous serez délicats de préserver, gentils d’épargner, braves de consentir, civiques d’adhérer, inspirés de ne pas rendre ça plus compliqué que ça (ne l’est déjà pour tout le monde), méritants de vous y tenir le temps que ça passe, légaux.
Puis-je déborder d’un peu mon périmètre ou mon heure ?
Si tu débordes, tu enfreins, et si tu enfreins, c’est un débordement, un souci de trop pour tout le monde.
Puis-je m’accréditer pour sortir ?
Se justifier c’est sur l’honneur, s’excuser c’est sur l’honneur, déroger c’est sur l’honneur, circuler c’est sur accréditation. Il ne faut pas confondre. Tu ne peux t’accréditer seul. Si tu t’aventures de ton propre chef, tu déroges et c’est sur l’honneur, avec évaluation des raisons. Il faut qu’un chef tiers t’aventure. Il te faut quelqu’un quelque part qui ait le droit de t’attendre, et de là de te requérir, et le pouvoir de te faire déplacer. Il faut qu’un chef tiers t’aventure par la réquisition.
Quelles raisons m’accréditent ? Lesquelles me discréditent ?
Tu n’as pas compris. Écoute : toutes les raisons se valent ; aucune raison supérieure n’accrédite ; il n’y a que des supérieurs pour accréditer.
Comment jugerez-vous des supériorités, des chefs, des priorités, des requêtes ?
Nous savons faire le rationnel. Nous y avons été formés avant de nous y engager.
La vie coule en nous ; en nous n’est que la vie ; nous ne sommes rien d’autre que ça, le lit de la vie même impétueuse en nous-mêmes, cette énergie qui flue, cette clarté mentale, cette allégresse – non mais regardez-nous, nos mines d’immunodéprimés, vous n’allez pas me dire que c’est pour ça qu’on vit, l’état de vie ça n’est pas cet état de désespérance, c’est un état de joie, de plénitude physique, émotionnelle, d’ardeur à lever la tente le matin et le soir à c’est une vitesse, une allure, une volonté spirituelle, un désir d’aller de l’avant découvrir, arpenter, ouvrir de nouvelles voies et puis modestement, quand l’environnement le requiert, c’est une abnégation, un consentement stoïque à s’intégrer sans heurts, sans impudence, aux circulations du vivant jailli – une fois jailli et toujours abondant car partout rejailli où s’est fait jour une intuition, une conviction intérieure, un désir sincère de reprendre sa route vers de nouveaux empires de cueillette, de nouveaux horizons de chasse, partout où un tel désir se fait jour le corps se dispose à recevoir et à conserver la vie, et parfois, parfois recevoir la vie c’est la prendre, et parfois perpétuer la vie c’est avoir la sagesse de la déposer mais, si vous me permettez, la vie retirée de vous, elle ne vous manquera pas.
Pour Manager, Directrice, Cadre, Philosophe, Jeune Active, comme pour de nombreux Français, la trêve imposée a agi comme un puissant révélateur. Formatrice en marketing rêve désormais de tout plaquer pour une vie plus simple. On a senti au fond de nous qu’on allait faire une bêtise : voulions-nous continuer cette quête effrénée et chimérique au toujours plus beau, plus grand, ou écouter pour une fois nos tripes ? se félicite le couple, qui envisage désormais un avenir sans crédit. Quinquagénaire du spectacle d’images animées projetées sur un écran abonde : dès notre arrivée, comme un réflexe de survie face à l’avenir incertain, on s’est mis à semer des plantes potagères dont une partie au moins est utilisée pour l’alimentation humaine. Cadre dans la vente de jet-ski, lui, envisage de quitter la multinationale pour laquelle il vend des petits véhicules de loisir nautique propulsés par un hydrojet lui-même actionné par un moteur à combustion, pour une petite entreprise vertueuse à taille humaine, pourquoi pas dans la vente de véhicules terrestres à propulsion humaine entrant dans la catégorie des cycles et composés de deux roues alignées.
On se fait volontiers du personnel, de l’État, de la crise, des rapports une idée partielle, mal formée, une idée mièvre, faible écho des conceptions passées. On appelle personnel tout état de service incarné, État toute instance impersonnelle générale, crise tout état de choses présentant la nécessité d’une décision instante, rapports l’ensemble des points de contact interpersonnel sur l’application de traçage ; ou alors on se flatte l’esprit par une série de déterminations plurielles ; nos personnels mobilisés, les collectivités sur le pont, des liens à retisser, une crise parmi d’autres à traverser. Il faut avoir du personnel, de l’État, de la crise, des rapports une idée plus nette, plus profonde. Le personnel est, dans le corpus des phrases et des gestes qui sauvent, une puissance d’archive et d’intervention ; l’État est une vie générique, collective, immortelle, capable de se resserrer et de se relâcher, d’inciter et de retenir, de pousser le temps et de le passer ; la crise est une formidable opportunité mais de quoi ; les rapports appartiennent à ceux qui font l’effort de les avoir.
La question millénarisante de la comtesse n’a pas l’ampleur d’une question destinale : elle ne place pas en tension vers, elle place sous tension, sous le coup d’une réponse. Elle ne donne pas un contenu à l’attente de l’avènement ; elle met son monde sur attente, sans certitude quant à l’avènement. Aussi la question semble-t-elle triviale, rabougrie ; elle tient du Grübeln ums Folgende, de la rumination inquiète de ce qui va (bien pouvoir, mal vouloir) se passer. En ce sens elle suppose le pire : Est-ce qu’il va venir ? contient, en sourdine : Et s’il ne venait pas ? C’est cette question latente, plus que la question explicite, qui affole les nonnes et perturbe l’office.
Mais la question de la comtesse n’a pas non plus la surface du Jetztzeit ou du kairos, cet à‑présent sans contenu déterminé, patte d’oie ou point de bascule de toutes les virtualités, brèche, porte, lucarne étroites par où, à toute minute, à toute seconde, il est susceptible de (re)venir. La question de la comtesse est accidemment, incidemment eschatologique, par situation et pas par vocation : elle fait son effet en faisant de toute heure son heure. Par exemple : il est seize heures dans votre foi, sœurs.
Est-ce que ce qui se passe suit nécessairement ce qui se passait, dans une succession apostolique d’événements maintenant le règne de se passer, perpétuant l’ancienne tradition de ne pas se disperser en matière de temps ? Y a‑t-il des conflits d’héritage, des guerres de succession, des révisions souveraines au moment des actualisations, des querelles qui porteraient, par exemple, le dernier venu des ce qui se passe à faire une ellipse de trois, six, huit cents se passer vers l’arrière, s’imposant aux yeux de nous tous – sujets prostrés de ce qui se passe, rêveurs de ce qui s’est passé, déprimés de ce qui pourra bien advenir – comme poursuivant l’œuvre de ce qui se passait à l’époque de l’invention de la fonderie, du règne de Kubilai Khan, de l’introduction de la Peste à Athènes, du deuxième jour de l’éruption du Krakatoa ?
Nous confinés ne sommes pas en taule. Nous confinés sommes contenus. Sous l’orbe respectif de nos Nations, nous recueillons des phrases, des amendes, des incitations et des punitions – naguère il arrivait qu’on en distribuât nous-mêmes.
Nous sommes sages. Nous générons des dettes ; nous les accumulons. Nous avons, dans nos bons jours, des airs de bonnes gens, de solliciteurs de prévenus. Nous faisons les démarches pour avoir les aides, au cas où nous sommes compensés.
Nous sommes contenus ; nous serons compensés. Nous fronçons à travers le carreau. Avec un sens particulier qui sent le souci, nous nous faisons du souci sans phrase pour les détenus, les assistés, les impactés.
Nous nous réprimons. Nous lançons des formules de regard – inquiétude, prophétie, prospective –, avec les télés dans le fond, en formulant l’espoir qu’une formule déborde son contenu.
La vie foisonnante, en expansion constante, ne demande qu’à entrer et sortir, à circuler, et nous ne sommes jamais, dans ce prodigieux épanchement, que le résultat d’une décision fondamentale devant la question fondamentale de savoir si nous nous laisserons porter dans le sens de la vie, ou si nous nous obstinerons à en remonter le cours – et c’est un choix, c’est un tout à fait chacun fait les ses siens mais, voyez-vous, tout se paie, vous me direz : où vous placez-vous pour, d’où tenez-vous de telles, je vais vous le dire : ne croyez pas je ne suis pas un militant de l’espèce ; j’observe simplement, je vais le monde, j’arpente, le plus souvent je vogue seul, je pose une gaze élégiaque sur le monde non-humain qui nous est insondable et j’affronte en revanche, considère avec attention, ne m’interdis pas de porter avec un sens un soin critique sur les nos formes de vie qui sont les nôtres, et je dépeins leurs écoutez, je ne nie pas que je me tiens résolu du côté de l’espèce mais ça ne m’empêche pas d’en pointer les tendances, de relever ce qui la détériore et la gâte, et la gâtant la déstructure, l’entraîne vers sa perte – et la perte est aussi ma propre menace : je ne m’excepte pas, je ne m’épargne pas, je suis le premier à de notre espèce un modeste et député vigilant, assidu, je ne suis de l’espèce qu’un représentant concerné.
Les journées deviennent monotones, ennuyeuses ; plus rien ne semble mériter d’effort. De là découle que les devoirs fatiguent. Une fatigue pénible, insatisfaite, niée, par laquelle sont aussitôt niés tout engagement et tout secours. Il ne faut pas laisser s’aller cette tristesse, qui porte à l’accoutumance et conduit peu à peu à la naturalisation marmonnée du malheur ; ça s’est toujours passé comme ça… La journée s’agence autour du temps « libre » – fantasme encombrant, salut différé, Graal sec. On prend du temps « pour soi », et ça en devient une manie, un souci exclusif ; la journée est aménagée comme un territoire de la République ; on finit par traiter « soi » comme une personne, une machine sanctifiée. L’organisation prend le pas sur l’activité, si bien que le tableau de marche requiert plus que la marche. Rien ne doit se passer en dehors du temps « libre », et du temps « libre » est dégagé pour que rien n’arrive. Nos cœurs se gonflent d’un orgueil démoniaque ; je ne me laisserai pas réduire à mon vingt mètres carrés, j’irai sortir tâter sentir, m’aventurer, vivre !, je ne retournerai plus jamais travailler. Plus nous tombons de haut, plus nous nous faisons mal. Le chômage, la maladie sont l’envers de la présomption, par exemple celle qui nous porte à nous identifier aux sortis d’affaire. Ressentons le moment, ne nous dispersons pas. Ce qui se passe est important. C’est notre guerre, notre journée, notre heure ; c’est le moment de ne pas nous rater.
C’est un peu mou non ? Quoi ? L’attente sans débouché. Quand tu te mets dans cet état, c’est ton propre temps que tu trahis. Si tout est bien, tout doit être prolongé ainsi que c’est – d’urgence. Et que si ça dure, au moins que ça se perpétue. Si ça n’est pas le corps, au moins que ce soit l’âme. Ce qui se passe a raison de se passer. Si ce n’est pas la police, ça doit être la crise. Il ne faut désirer que ce qu’on a déjà, etc. Si ça n’est pas le capital, ça doit être le diable.
Oui, non, bien sûr, ça n’est pas juste. Bien sûr ce n’est pas que vous, bien sûr vous n’y êtes pas pour tout. Votre zèle est discret, votre indignation est sincère, votre intention est pure, et vous n’aurez jamais fait qu’assurer, pris d’une sorte d’émoi national, la continuité de vos services dans la tempête sanitaire. Vous vous serez laissé emporter par le respect de recommandations que vous aurez prises pour des ordres ; la faute de quelque supérieur aura ruisselé sur vous voilà tout ; et maintenant personne ne veut croire que vos équipes sans vous se seraient crues en vacances.
L’information est claire, la syntaxe transparente. Une simple observation et nous sommes renseignés : se passer souffre un sujet creux (« il ») ; venir un sujet plein (« il », mais incarné). Un pas dans l’erreur et nous en savons plus : se passer ne souffre qu’un sujet creux (mes amis se passent et se ressemblent, qui se passe(nt) dans ton cœur ?, les gens se passent fuyant devant nos yeux, je me passe entièrement dans mon lit aujourd’hui) ; venir souffre un sujet creux comme plein, abstrait comme concret (ça vient ?, c’est venir qu’il faut et maintenant, viens par ici, venons-en aux faits, la communauté qui vient, l’insurrection, la crise, la pandémie, la guerre, la barbarie qui font pareil).
Non seulement, donc, infiniment plus de substances – êtres et choses – sont dites venir que se passer, mais, au sein des phénomènes mêmes, il semble qu’il en vient davantage qu’il s’en passe à mesure que des Français publient leurs contemplations de l’avenir.
Tendront-ils la situation si je ne coopère pas ?
Ils tendront, ils le doivent – et que tu coopères ou pas ; en ces temps agités, nous avons besoin de tension.
Tendront-ils pour tout le monde ?
On les y a engagés. Ce sont, dans le moment que nous traversons, nos tendeurs à tous.
Quelqu’un m’a raconté que, dans son quartier, ils ne parvenaient pas à tendre ?
Il est des poches, des heures où ça échappe. C’est en voie.
Comment m’assurerai-je qu’ils tendent bien mon quartier, ma ville ?
Va t’aventurer sans motif.
Ne risqué-je pas alors d’être appréhendé comme aventureux ?
Va. Sors. Cours. Pèche, et pèche hardiment. En cas d’appréhension, tu diras que tu es sorti voir si tout ça était bien tendu.
Une précision m’est donnée par mon ami le réceptionniste sur la question millénarisante : souvent la comtesse, après avoir prononcé la phrase Est-ce qu’il va venir ? laisse passer un ange – celui de l’Embarras du Réceptionniste – avant de répéter, sur un ton déclaratif cette fois, et en séparant nettement les syllabes : ve nir.
Mon ami se souvient avoir commencé, sous l’effet de la répétition de cette scène et de ce mot, à soupçonner la comtesse d’être une sphinge – hypothèse qui rendit encore plus éprouvantes les seize heures, et plus difficile toute réponse à quelqu’une des deux questions.
Notre vie prend place, s’inscrit à l’intérieur d’une aventure spécifique qui engage tous nos gestes, toutes nos rencontres, toutes les formalités du vivre ; à mesure que nous vivons, nous tissons les liens qui nous enchâssent dans un environnement ; voilà ce qui m’intéresse, voilà ce que je cherche à comprendre : comment les singularités humaines – singularités du geste et de la rencontre par exemple – peuvent faire leur chemin à l’intérieur, en nous déposer leurs traces, les transmettre aux prochains, aux suivants, à ceux qui après nous viendront, s’avancent déjà, prolongent l’aventure, et comment ces traces sont par eux, par nous qui sommes aussi les suivants de certains, relevées pour en venir à constituer des ressources ; c’est ce rapport, ce miroitement, cette tension entre tribulations singulières et geste de l’espèce, qui me sollicite, interpelle, mobilise, passionne ; c’est ce souci qui me requiert.
Qui se souvient de la Grande Pandémie ? Peu de monde à vrai dire, car la formidable débauche de moyens mobilisés, sous l’impulsion d’un État à la magnanimité retrouvée, par la société civile toute entière, périma bien vite les souffrances et les privations de la population. Bien plus vivace est le souvenir de la période qui s’ensuivit ; croissance à bloc ; quasi plein emploi journalier ; inventions de nouvelles solidarités ; droit de vote à seize ans ; reconnaissance juridique de la notion de vulnérabilité des personnes.
Ainsi nous concevons, ardemment bien que négativement, qu’être libre, c’est être en train de se libérer de faire quelque chose. Activité fébrile, constante, processuelle et transitive, médiée par des questions rêveuses ou angoissées, par exemple Quelle est ma place dans le monde ? ou Que ferai-je des restes ?
« Faire le monde est un plaisir concret, mais la nature du reste du monde reste à déterminer. »
Si la comtesse est une sphinge, un personnage trouble soumettant mon ami à une épreuve sapientielle, alors mon ami, d’une réponse adéquate, précipiterait la mort de la comtesse (et il n’y a aucun moyen de le savoir) ; l’EHPAD est la porte d’une cité radieuse (et c’est aller trop loin). Par ailleurs, la sphinge n’a qu’une énigme ; la comtesse deux.
En tout état de cause, la comtesse ne vient pas, sphingiale, rappeler au réceptionniste son Oubli de la Question de Seize Heures, ni le mettre en charge de réparer cet Oubli dans le Monde. (L’EHPAD n’est pas le monde, ses morts étant comptés à part.)
Je ne souscris pas au déclinologe de mon anthropologue et ostéopathe éphémère ; ses expressions m’ont semblé, de séances en séances, toujours un peu plus suspectes, comme s’il testait sur moi délicatement des positions de plus en plus brutales : première séance : physiologisme pessimiste, établissement d’un rapport direct entre le déclin des postures et la perte de dignité – nos corps avachis plombant nos existences alanguies ; deuxième séance : primitivisme menaçant, dédain pour le monde prothétique, rage envers sa mollesse ; troisième séance : néo-fascisme vitaliste, appel au réveil de l’espèce dans l’ordre naturel des choses, résorption des conflits et contradictions dans l’épopée de l’espèce en lutte pour sa perpétuation, et, par conséquent, tendance au report sine die du présent.
Je ne souscris pas au programme de l’anthropopathe, mais je reconnais que, venant me faire craquer pour être remis entièrement, appréciant l’idée de ma santé depuis la chimère du reset, faisant alors à la fois preuve de conservatisme, de goût pour l’ordre et de soumission au bon sens sans façons d’une thérapeutique sibylline, j’ai d’une certaine façon mérité le sermon, le prêche, le discours latent dans le prêche, qui ne pouvait pas ne pas, même incidemment, me rappeler que, pour moi le frêle sédentaire au six heures de laptop par jour et aux yeux prothésés, dans le cours glorieux des choses animales normales, ça ne l’aurait pas fait bien longtemps.
Ajoutons que nous ne sommes pas au pic. Retirons que nous n’avons jamais été aussi loin de la retraite. Maintenons que nous ne sommes pas pas en guerre – mais nous ne sommes jamais vainqueurs tant qu’il y a des nouvelles qui tombent.
L’activité est seul remède. Elle empêche le démon de lézarder dans les seize heures, de s’insinuer dans la journée, la guerre, le désert, le sacrifice, les rapports ? Oui, mais pas pour flâner, et seul, entendu que chaque personne est une prison – et aussi un recoin.
Il n’aura pas notre Nation ; il ne passera pas sur notre lifestyle ; nous veillerons sur nos personnels, nos agents, nos éboueurs, nos journalistes, ma BAC, nos terrasses, ma force d’âme, notre abnégation patriote. Regardez-les, dans nos rues, dans nos établissements et dans nos rédactions, rivaliser de dévouement et ne rien lâcher sur le zèle. Ils ont répondu à l’appel, ils ont entendu la parole est claire, l’information est transparente, la personne se la donne depuis l’intérieur de personne, moi le premier. C’est un adage médical bien connu que la plupart des maux se guérissent d’eux-mêmes si on leur donne suffisamment de temps. Nous sommes ce temps, et lorsque les réanimateurs jugeront que la réanimation n’a pour effet que de prolonger que de huit jours, ils feront le rationnel de ne pas se lancer dans une conclusion prévisible.
Petit à petit tout se met à ve nir ou tout se révèle ayant toujours été en train de ve nir : la communauté, l’insurrection, la crise, le monde, la pandémie, l’animal, la guerre, la France, la barbarie, l’enfer, l’aurore, la catastrophe, la révolution, le désastre, la société, l’humain, l’humanité, l’homme, la bataille, le mal, le Mal, etc. – demander à Google avec des regex : (“le * qui vient”|“la * qui vient”|“l’ * qui vient”) -“vient de”.
Petit à petit, tout en vient à ve nir, et c’est comme si le domaine de se passer était rongé par ces venants : plus il en vient, moins il s’en passe. Qu’il ne se passe rien est un signe ; que le cours des événements soit sur le point de déborder est un signe. Vous entrez par une porte, vous sortez par une autre, un chien aboie, des municipaux croisent des sentinelles et se checkent, un rideau de fer s’ouvre et se ferme tout seul au milieu de la nuit, une fissure apparaît au plafond de la cuisine pendant un orage, et tout ça n’est pas des choses qui se passent, ce sont des signes que ça vient. Les phénomènes, les circulations ont un sens nouveau. Ça nous arrive droit dessus et c’est trop tard pour l’éviter : ça vient. Ça n’a pas tort, dommage.
Peut-on se laisser solliciter par ce qui se passe sans se laisser distraire du temps qui passe ? Ce qui se passe est-il indexé sur le cours d’un temps souterrain, d’un état profond ? Doit-on, pour assister à ce qui se passe en toute intensité, parier sur ce qui se passe, et tout pari sur ce cours ne revient-il pas à gager simplement qu’il va se passer quelque chose ? Est-ce qu’assister à ce qui se passe est une activité de distance ou de proximité, de télés ou de périmètre de course à pied ? Faut-il laisser courir ce qui se passe sans lui faire barrière, au risque de laisser passer tout ce qui ne se passe pas, ou doit-on plutôt filtrer ce qui se passe, ne rien laisser passer outre ce qui se passe, au risque de ralentir le cours de ce qui se passe ?
Ve nir, c’est aller vers une référence. Se passer, c’est surve nir. Ve nir, c’est se destiner à arriver. Se passer, c’est avoir lieu. Ve nir, c’est promettre d’y être à terme. Se passer, c’est se produire, sans forcément être perçu. Ve nir, c’est avoir pour terme le lieu où on attend. Se passer, c’est procéder d’on ne sait où vers on ne sait pas mieux où. Aller, c’est se laisser ve nir sans référence. Ve nir, c’est faire miroiter parve nir. Se passer c’est un flot dont on n’arrive pas à distinguer le contenu de la forme. Ve nir, c’est se vouer à atteindre. Se passer, c’est avoir cours, comme une monnaie a cours – mais c’est une monnaie sans devise ? Ve nir, c’est s’engager à fruire. Se passer, c’est rester fuir un moment. Ve nir, c’est au loin mais de plus en plus près. Se passer, c’est sous les yeux mais bientôt plus. L’avenir n’est inquiétant que lorsqu’on lui tourne le dos. Chaque moment viendra à son tour, chargé de ses causes et de ses effets. En attendant ; gardez vos places dans la queue ; tenez votre position dans le monde ; signalez tout bagage ou événement abandonnés ; respectez les distances, les séquences, les successions ; disposez-vous ; assurez-vous ; et tout se passera bien.
Nous confinés sommes des gestionnés. Ça n’est pas mal. Ça n’est pas une condition non avenue, mais il est à peu près sûr que, depuis ce poste de récepteur gestionné, il ne se passe jamais que décomptes, transferts, annonces ministérielles, points d’information gouvernementale, cartes de l’expansion, gestes citoyens, bons plans, débrouilles et solidarités, et nos détenus comment vont-ils, et nos héros quel héroïsme. Je vous le dis parce qu’il est tard et que les idées prononcées avant le coucher ont, c’est prouvé, une incidence positive sur le lendemain. Nous rouvrirons. Nous déploierons. Nous habiterons le monde en personnel, et nous finirons par l’emporter. Nous retrouverons les Jours Heureux. Nous confinés sommes des gestionnaires affectés, et c’est d’être affectés que nous éprouverons notre humanité, que nous trouverons en nous les ressources, les trésors d’anthropopathie. Le corps est une structure ; l’âme est la bête qui va autour. Sont comptabilisées comme sortantes les personnes guéries et les personnes mortes.
Que l’anthropopathe se soit fait ostéo – comme un nazi vendeur de piscines – ou que sa pratique de l’ostéopathie lui ait progressivement rendu dégoûtantes les postures de son temps, la réalisation de son programme – positivement (sauver la race en laissant crouler ceux qui ne savent plus se tenir) comme négativement (redresser l’espèce en laissant crever les inviables) – demeure contrainte par un parcours de soins, et peut-être même tempérée par une honnête vocation au soin : mon anthropopathe ne peut pas – en conscience, ou juste en l’état de la juridiction – me supprimer sous prétexte que ma posture témoigne et participe du déclin de l’espèce – l’aggrave. Ces préventions morale et juridique seraient cependant levées si l’humain venait à rejoindre la filière générale, normale, normalement sélective et généralement sans façons, de la libre éclosion, de l’évolution animale normale des choses. Mais là encore, l’anthropopathe, en tant qu’anthropos qualifié, a sur l’animal une supériorité qu’il néglige : quand les choses tournent mal pour l’espèce, s’identifiant à la vie même, il empoigne un ou deux de ses faibles semblables et opère, pour le bon déroulement des événements à venir, un sacrifice, principe gestionnaire.
J’ai perdu mon motif ; puis-je m’aventurer plus avant ?
Certes non. Imagine l’atteinte si tout le monde, honnêtes et combinards, s’aventuraient légers de leurs motifs initiaux. Comment les distinguerait-on sur l’honneur ? Qui fait du sale, qui fait du propre, qui fait genre et qui fait les choses ?
Les choses à faire sont réglementées il me semble ; il n’en est pas tant que ça ces temps-ci.
Par le chien tu dis vrai ; si les honneurs pouvaient parler, nous n’en serions pas là.
Aux beaux jours, dans les rues, tout redevient chaudement local ; Martine Vassal a succombé, je peux te trouver de la chloroquine en une heure, le Christ est mort pour nos péchés, عيد مبارك, il reste du PQ au Casino des Cinq-Avenues, le point chaud des Jumeaux est encore ouvert, Dieu a de bonnes nouvelles pour nous !, les flics ont empêché une distribution de nourriture, le marché des Capucins ferme par arrêté etc. Ouvertures, fermetures, cessations, filons, pénuries, ascensions, discours au débit sûr et au crédit fragile ; c’est toujours la guerre, mais c’est encore la vie, la journée diverse et profuse.
Theodor Wiesengrund Adorno, Giorgio Agamben, Albert le Grand, David Antin, Apulée, Augustin d’Hippone, Amiri Baraka, Samuel Beckett, Walter Benjamin, Lucy Beynon, Jean-Michel Blanquer (Ministre de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse, Commandeur de l’ordre des Palmes académiques), Auguste Blanqui, Anne Boyer, Jacques Camatte, Jeanne Carminati, Thierry Casasnovas (adepte), Jean Cassien (Père du désert), Christophe Castaner (Ministre de la Violence Intérieure), Norman Cohn, Collectif habitants de la Maison Blanche, Comité Invisible, Comité de rédaction du Financial Times, Thierry Coudert (préfet de Seine-et-Marne, président du Club des Sarkozystes de Gauche), Gérald Darmanin (Ministre de l’Action et des Comptes publics), David (psalmiste), Mike Davis, Évagre le Pontique (Père du désert), Gustave Flaubert, Michel Foucault, François (Patriarche d’Occident, Serviteur des serviteurs de Dieu), Antoine Garrault, Johann Wolfgang von Goethe, Gouvernement Point-Effère, Didier Guillaume (Ministre de l’Agriculture, Prince des Chasseurs, Commandeur de l’ordre des Mérites agricole et maritime), Hippocrate de Cos, Martin Hirsch (Directeur Général de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris, créateur de l’expression « faire le rationnel de faire quelque chose », créateur du Service Civique), Eric Hobsbawm, Nicolas Hulot (messie), Antoine Hummel (Commandeur des Bouts), Søren Kierkegaard, Fredric Jameson, Lisa Jeschke, Pierre Leroux, Lucrèce, Martin Luther, Emmanuel Macron (prix « Global Thinker » 2017, proto-chanoine de la cathédrale d’Embrun, chef des armées, protecteur de l’Académie française, auteur de Revolution : Wir kämpfen für Frankreich, détenteur virtuel de la barrette cardinalice de Paris), Thomas Malthus, Agnès M. (poétesse, comtesse de S.-B.), Karl Marx, John Ramsay McCulloch, Anna Mendelssohn, Friedrich Nietzsche, Édouard Philippe (chef de l’administration d’État), Police Municipale, Police Nationale, Charles Péguy, Guillaume Peyraut, Nathalie Quintane, Régie des Transports Métropolitains (Marseille), Hugues Ripelin de Strasbourg, Franz Rosenzweig, Irène Rosier-Catach, Sénèque le Jeune, Herbert Spencer, Gertrude Stein, Christophe Tarkos, Témoins de Jéhovah, Amma Théodora (Mère du désert), Théophile (patriarche d’Alexandrie), Thomas d’Aquin, Lotti Thießen, Robert G. Wallace, Ludwig Wittgenstein, Erica Zingano, un ballon de baudruche, des habitant·es des cours intérieures des pâtés Jaubert-Progrès-Abbé de l’Épée et Curiol-Sénac de Meilhan-Messerer (Marseille), et quelques journalistes, cadres dans la vente de jet-ski, psys de confinement, sages de plateaux, yogis républicains aux noms oubliés.
Image : Madonna della Misericordia (1445–1462) de Piero della Francesca (détail du manteau de la Vierge), surmontée d’un dos de pangolin (National Geographic, média de référence dans la science et l’exploration).
- « D’où vient à l’eau (du baptême) cette vertu si grande qu’en touchant le corps elle purifie le cœur, si ce n’est de la phrase qui l’accompagne ? Et non de ce que celle-ci est dite, mais de ce qu’elle est crue (Non quia dicitur, sed quia creditur). » (Augustin, In Iohannis evangelium, tr. 80, 3) ↩