Texte

Ce texte, qui vient de paraître dans Trou noir, est dédié à Joachim C., cabaret travesti et chômeuse longue durée, qui résuma auprès d’une amie la teneur d’une remarque que je venais de lui faire : « Ce qu’Antoine veut dire, c’est qu’il trouve que tu es allée te la jouer loin de ta nature. »

C’est probablement par voie de « nature »
– ce mot des âges classiques qui colle aux palais et demeure, outre tous les congédiements, d’usage pour parler du matériel menacé de réduction biologique : genre et cul, courbes et inclinations… –
c’est très certainement en vertu de « ma » nature, ma nature « propre », et pour y échapper, que je déciderais, un jour, quand les conditions initiales auraient réduit jusqu’au bouillon, quand mes tentatives d’être populaire ou d’avoir un 15 en rédac auraient épuisé l’énergie de ma naissance et le fonds de mes propriétés, d’
ALLER ME LA JOUER LOIN DE MA NATURE– fugue sans témoin ou presque (n’étant pas du genre qui trouble ouvertement les genres), et presque sans effets (étant du genre qu’on ne marque pas), et fugue temporaire en tout cas, fugue composée de minifugues en chaîne, jamais trop loin jamais trop long, mais chaque fois un peu plus profond dans le savage alien hostile et merveilleux des natures contraires.

Or on sait bien ceci, que les Anciens toutefois semblaient ignorer, que si tu fonces tout droit vers ta nature « la plus contraire », tu finiras par faire des ronds autour du point d’où tu partis, naquis, fus posé là, pourvu de couilles par le plus grand, enfin par le plus petit des hasards : celui qui fait les couilles conformes
– avec ça d’intéressant quand même, et qui finit par faire d’une série minifugitive une dérive : les ronds toujours plus « grands », excentriquement parlant.

Aussi ALLER SE LA JOUER LOIN DE SA NATURE est-il (au moins à titre d’hypothèse, et toujours à ce stade dont le dépassement est en vue pour peu qu’on ne s’y projette pas) le premier pas d’une possible AVENTURE, le premier tour d’un vice qui mènerait à une embardée dans la périphérie de sa nature, une boucle autour de sa nature par l’extérieur de sa nature, par ce qui la cerne ou la ceint, et qui était jusque-là tenu pour non-lieu, ne figurant pas sur les cartes, sur le plateau de sa nature
– et bien sûr, les conditions de possibilité d’une telle aventure ne sont pas infuses, mais elles n’ont pas non plus rien à voir avec le standard, le standpoint, la config initiale, puisqu’on dit qu’elles procèdent d’une cascade d’implications faites, qui sont autant de désimplications à faire :s’être fait attribuer une nature et avoir eu à en répondre ;avoir reconnu que la nature, c’est du propre ;avoir non seulement identifié mais situé sa nature, l’avoir circonscrite, l’avoir consacrée comme topique (on peut maintenant s’en éloigner – pour le week-end, pour la nuit) ;avoir considéré l’écart par rapport à sa nature comme un « se la jouer », comme donc :une chevauchée dans l’artifice,un raid brouillon dans le latex ou le polystyrène,un truc de branleur ou de mauvaise fille,de bad bitch au soir tombant ;et, selon les époques et les genres en vigueur :un truc cuir,un truc Tacchini,un truc bottes à franges,un truc toge entrebâillée,un truc plume dans le cul.

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On sait que, quand vous avez commencé à dire merde, vous n’êtes pas loin d’aller fuguer ;qu’après la première fugue, vous n’êtes pas loin de tomber dans la drogue ou le maquillage et,qu’une fois poudré, vous êtes à deux pas de la première gav ;or on sait que la première gav est un ticket pour la Syrie ou la porte ouverte à l’amok au collège – il suffit d’une nuit un peu chaude sur Twitch ou Youtube.

À quoi ressemble l’échelle dont ALLER SE LA JOUER LOIN DE SA NATURE est le premier degré ?A1. Percer,A2. tatouer,A3. prothéserle corps des factory settings ?
B1. Chausser les compensées de la frangine aux heures creuses de l’appartement,B2. profiter du cours d’EPS pour kiffer quand ça moule,B3. convoquer des soirées porno entre couilles et n’avoir qu’un œil sur l’écran ?
C1. Sucer pour un contrôle de maths,C2. une barrette,C3. une invitation à la teufdans les toilettes du CDI ?

Et si, à l’occasion d’une embardée loin de vos natures, un meurtre était commis, qui pourrait le juger ? Et quel serait le verdict ?A. La Nature trahie ?B. La Nature révélée ?C. La Dérive monstrueuse ?D. La Bouffée Soudaine d’état-de-nature ?
Et que diriez-vous pour votre défense ?A. Sous l’empire d’une nature aliène, j’avoue que j’ai commis.B. La nature est ce qui a élevé en moi une aptitude au crime, le crime de l’artifice.

*

Au retour de mes fugues, il arrive que, par peur de laisser percevoir que ma fugue m’a changé, j’épouse rigoureusement les contours de ma nature native : je m’y tiens sage, je m’y cantonne, et très certainement je m’y vautre, avec une ardeur louche – comme on se vautre avec jubilation dans la fange du capitalisme tardif, voilà,J’épouse ma nature native.=Je m’enfile un bigmac sur un parking à Plan-de-Campagne par une journée caniculaire d’avril, les bronches assaillies de particules fines.

Et, naturellement, le retour à soi vient avec son procès ;
la nature, parce qu’on sait qu’elle fait bien les choses, opère continûment pour rétablir l’équilibre du monde – l’équilibre des dignités et des indignités, celui des mérites et des démérites, etc. ;
la nature, parce qu’on sait qu’il est avéré que ses normes collent à ses formes, prononce spontanément une sorte de jugement
– une pluie de châtiments-réflexes s’abat sur qui est de retour dans sa nature après une fugue hors sa nature :asthénie post-prandiale,insuffisance pulmonaire,hypersudationnotation des courbes sur 20évaluation du coup de reins(sans compter le tournis que ça donne en cherchant la sortie, à Plan-de-Campagne).

À l’inverse, chaque maladie éteinte signalerait la fin de velléités à aller voir loin de sa nature ; récompenserait, en le sanctionnant positivement, un retour dans l’enclos de sa nature. Car c’est bien ainsi que la nature est faite : tout ce qui y paraît comparaît ; et tout jugement ex natura est de ceux qui, plus ou moins exécutoirement, décident de qui va vivre et de qui, ne sachant pas vivre selon ses normes, doit mourir. L’éventail des sanctions intermédiaires ou substitutives est large, les mesures disciplinaires temporaires et les préventions bienveillantes sont nombreuses : mettre fin à une cavale dans l’artifice,priver du plaisir de feindre une nature ou de trahir la sienne,rassoir dans la cellule de dégrisement des natures standard,confisquer les natures d’apparat, les natures irisées, les capes et les moires, paillettes, les natures d’ombres et de lumières – mais sans surprise elles tuent à la longue, et qui est suspecté de déserter sa nature, de chômer sa nature, voire de perruquer la nature, s’expose à la même rage que celle qui vise qui chôme tout court, perruque tout court et s’abstient tout bonnement de produire.

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Ah. Oh. Si seulement le jugement n’était que la sanction ; mais il ne vient jamais sans sa leçon. Teneur : qui trahit sa natureest traître à la Nature Commune,et jouit d’une Dissidence personnelle et mesquine, et joue le Sensuel contre l’Organique,désaccorde l’Individu de l’Espèce,trouble,par ces misérables velléités de Distinction,ces prétentions puériles sur son Corps et son Cul,ces regimbements contre les Vices conformes et l’aiguillon de la Chair,une Nature Supérieure dont quelqu’un est l’Auteur,une Nature qui fut faite, et fut faite une bonne fois.

Ce tir nourri de reproches et de suspicions, de reproches nourrissant suspicions et réciproquement, est bien connu des coupables et complices d’actes contre-nature, des criminel⋅les de lèse-nature. Mais, à la douce, comme un paquet de lois passées pendant les fêtes, cette réprobation prononcée au nom de la raison naturelle et émise depuis la terre ferme, fertile, la véridique terre des natures instituées, frôle de plus en plus d’entre « nous » qui, après des années d’interrogations interdites ou bavardes devant cette fièvre de conversions Factices !, Capricieuses !, Narcissiques !, envisagent finalement, sinon de déserter leur nature, d’aller gentiment se la jouer loin de leur nature
– même si pas forcément bien loin (ni dans le jeu ni dans l’écart), mais au moins d’aller se la donner, disons, deux ou trois nuits dans le mois, au-delà du périph extérieur de leur nature élémentaire, avant de revenir, fantasmatiquement requinqué⋅es, pointer dans les locaux de La Nature SA, comme un courtier en assurance habitué du cabaret travesti.

*

Même si c’est par plaisir, d’abord, que nous nous offrons ces débordements ponctuels de nos natures élémentaires, nous ne sortons jamais, une fois poudré⋅es, qu’avec une théorie apologétique portative, et nous savons ce qu’il faut dire à qui viendrait nous accuser de folklore ou d’appropriation :

On notera que fuguer loin de sa nature ne se résume pas, et par conséquent ne consiste absolument pas, à parcourir la distance qui sépare(rait) une volupté innée (se vider les couilles dans une gorge) d’une volupté acquise (se faire écarter l’anus, peut-être pas jusqu’au prolapse mais quand même)
– d’ailleurs, on dirait mieux la première donnée que innée, et la seconde apprise plutôt que acquise, car nous sommes des animaux de notre temps, des bêtes d’agrément répertoriées au DSM, et pas une faune de fonds d’écrans issus d’un magazine de savane des années 1990.

*

Je ne vais pas « jouer » loin de ma nature.
Je n’ai pas quatre ans et demi.
Je n’ai pas mis le maquillage de maman.
Je n’ai pas un cœur de quatre ans dévoré d’amour-dépendance comme celui d’un petit chien.
J’ai le cœur vaillant des adolescents.
Je ne vais pas barboter à distance raisonnable de ma nature.
Je vais – regardez comme je vais, je suis au bord d’aller, c’est comme ça que ça va se passer : – « me la jouer ».
Comme si on est samedi, je passe une fourrure blanche et du fard à paupières et je catwalk dans les STOP PRETENDING ! GO BACK TO THE HETERO WORLD, WHERE YOU BELONG !

Je suis la norme, je l’incarne et je me rassoie.
Je suis straight : il va falloir que je file droit.
Je trahis mes privilèges dans le moindre de mes gestes.
Je promène mon genre dans chacun de mes pas.
J’appartiens à ma nature, d’ailleurs je la possède – ça se voit surtout quand je me tiens sage.
Là j’ai l’allure de ma nature.

Mais en même temps [resserre son nœud de cravate], ça va bien de faire comme si on ne jouait pas tout·e·x·s à la nature !

*

Je ne vais pas jouer loin de ma nature ; je vais me la jouer.
Je vais prendre part au game et aux performances, au jeu des impressions faites et des influences exercées.
C’est presque tous les samedis maintenant.
Je vais changer les proportions perçues de mon corps la lavette, je vais styliser la lavette pour en faire une silhouette,
ça y est je suis tout stylisé, poudré,
je joue un jeu de hide and show, de masque et de fard, d’exhib et de pudeur,
un jeu de lumières sur le matériel ombrageux de mon corps.

Et pourtant, quels que soient mon plaisir et ma joie, ça n’est encore, toujours et jamais rien, qu’une impression faite sur les témoins biologiques du seul crime que je puisse confesser sans trahir ce que toute justice, toute administration, ne manquera pas d’appeler : ma véritable nature.

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LE CLUB
Photo : Lotti Thießen

CLUB (de l’anglais : « bâton », « société »)

1. Lieu procurant à une assemblée choisie des garanties d’échanges et de rapports privés, confidentiels voire intimes. Par extension : établissement nocturne où l’on peut consommer, danser, assister à un spectacle, nouer et entretenir des relations sexualisées (un club libertin, un club échangiste, Cavern Club, Hundred Club). Par ext. : lieu ou structure, public ou associatif, intra- ou extra-institutionnel, dont les missions sont en général de soutien psychologique ou d’accompagnement administratif, et qui accueille uniquement en journée (le club de jour de l’hôpital psychiatrique, Club extra-hospitalier Antonin-Artaud).
2. Association dont les membres ont quelque goût, intérêt ou but communs, et qui admet de nouveaux membres le plus souvent par élection ou cooptation, après parrainage. Par ext. : société sportive (un country-club, le Club alpin français). Hist. : instances informelles, nées dans les années 1980, et financées par des acteurs privés, réunissant des parlementaires et des représentants d’intérêt (ou lobbyistes) dans le but de faire accéder les uns aux raisons des autres (Club des parlementaires amateurs de havanes, Club Chiens et société, Club de l’accession à la propriété en région PACA, Club du dernier kilomètre de livraison, Club Vive le foie gras).
3. Société où l’on s’entretient des affaires publiques ou de questions philosophiques et politiques. Hist. : entre 1789 et 1793, sociétés dites « populaires » où sont discutées les idées révolutionnaires (Club des Cordeliers, des Impartiaux, des Jacobins). Par ext. : groupe qui professe des opinions exaltées (Club de Rome).
4. Société fermée ; groupe dont les membres se retrouvent régulièrement et obéissent à certains usages. Par ext. : cercle élitiste ou d’inspiration aristocratique (Reform club, Rotary club).
Dérivés. Cravate club : cravate dont le motif indique l’appartenance à un club. Fauteuil club : fauteuil de cuir large et profond, tel qu’il s’en trouvait dans les clubs de la haute-société coloniale. Clubbable : admissible à un club. Clubber : aller se divertir dans un club de nuit. Clubard : supporteur fanatique d’un club de football. Country-club : club où s’exercent des activités récréatives de plein air telles que le golf, le polo, le tennis ou l’équitation. Club-house : lieu où se rencontrent les membres d’un club, en marge de l’activité principale de celui-ci. Pavillon-club : bâtiment offrant divers services aux membres d’un club sportif ainsi qu’à leurs invités.
Syntagmes. Appartenir, s’inscrire, adhérer à un club. Être membre, faire partie d’un club. Être admis, aller, passer la soirée au club. Fonder, former, (faire) fermer un club. Les réunions, les décisions du club. Faire honneur, faire honte, se dévouer, inviter à dîner au club. Faire asseoir quelqu’un dans son club. Organiser un match, une rencontre inter-clubs.
Locutions. Bienvenue au club ! : expression par laquelle on signifie partager le malheur de son allocutaire (Tu es rongée par l’eczéma depuis ta tendre enfance ? Bienvenue au club !).
Étymologie. A – Le passage, en anglais, d’un sens (« gros bâton noueux dont une extrémité est plus épaisse que l’autre ») à l’autre (« groupe de personnes ») reste difficile à expliquer. Admis que le second procède du premier, celui-ci pourrait s’originer dans un sens zéro (« masse, agrégat »), lequel, sans avoir nécessairement eu cours, participerait du sens premier. Encore aujourd’hui, hormis sur un green et encore, ne reçoit le nom de club qu’un bâton d’une densité et d’une taille qui permettent d’envisager frapper à son moyen. Cf. l’emploi du verbe « to club », qu’il s’agisse de décrire la descente d’une bande à battes ou l’œuvre policière (lors des émeutes de 2011 en Angleterre, un journaliste écrivit que la police, tétanisée par une possible accusation de racisme, n’avait pas « donné aux pillards la leçon qu’ils méritent », en « les assommant comme des bébés phoques » [clubbing these looters as baby seals]). De là, le second sens pourrait procéder d’une comparaison, plus ou moins sourde, entre un regroupement de personnes et la masse d’un gourdin ou d’une massue. Ce que club, suivant ce filon étymologique, désignerait sourdement, c’est donc une sorte d’agence collective capable d’impact. B – Il existe une étymologie concurrente, selon laquelle club, de l’anglo-saxon cleófan (angl. mod. : « to cleave asunder », fr. : « diviser en pièces/en morceaux, cliver, séparer »), a en premier lieu connoté non la masse ou le gourdin mais leur effet – fracturation, division interne. Le français en conserve une trace, à la fois sur le mode distinctif (le club comme poche, parcelle du monde) et répartitif (le club comme ensemble auquel on appartient à raison de sa participation).

Bienvenue au club.
Le club existe
depuis que s’est constituée
en club
une ancienne association de
personnes physiques isolées
qu’unissaient déjà dans le monde
sans qu’elles en fussent conscientes et pussent
s’en soutenir
des valeurs, des soucis, des doutes :
des raisons personnelles qu’on peut
par souci de clarté
et pour se faire plaisir
regrouper sous le nom
de force de rapports.
Autrement dit le club formalise
une foison de tendances et d’inclinations :
de raisons personnelles
qu’entretenaient en commun mais
sans le savoir et sans pouvoir
s’y retrouver
des personnes physiques isolées
physiques donc isolées.

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Voyez-vous nous étions des chasseurs cueilleurs et cette activité unique mais diverse nous a donné notre forme initiale chasser et cueillir courir et nous pencher monter la tente le soir et la démonter le matin voilà ce pour quoi l’animal homme est fait ce à quoi nous sommes bons voilà le mode opératoire qui maintient notre forme en place or un jour on se mit à bêcher la terre et on bâtit en dur autour des semences et depuis nous menons une vie déclinante une vie désadaptée à l’espèce qui des millions d’années durant cueillit et chassa et fut structurée par cette agitation saine où loisir et travail passions et intérêts n’étaient pas séparés mais participaient d’une activité essentielle mécaniquement accordée au corps qui soutient l’espèce et la reproduit sans dommage.Continuer
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Non quia dicitur, sed quia creditur.1

Si tu sais qu’il se passe quelque chose, nous t’accordons tout le reste.

Si tu te demandes s’il se passe quelque chose, ta cause est la nôtre.

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  1. « D’où vient à l’eau (du baptême) cette vertu si grande qu’en touchant le corps elle purifie le cœur, si ce n’est de la phrase qui l’accompagne ? Et non de ce que celle-ci est dite, mais de ce qu’elle est crue (Non quia dicitur, sed quia creditur). » (Augustin, In Iohannis evangelium, tr. 80, 3)
Texte

Nous appellerons fantômes, après le saint docteur, toutes les images que l’imagination nous présente, soit qu’elle les ait reçues de l’extérieur, soit qu’elle les ait fabriquées à l’aide des matériaux qui lui sont venus du dehors. Nous diviserons ces fantômes en deux classes. La première comprendra les images intérieures que nous nous formons en notre fantaisie des mots et des signes qui, manifestés à l’extérieur, formeraient une parole extérieure : et ces images intérieures, nous les appellerons fantômes-signes. Nous mettrons dans une seconde classe tous les autres fantômes, c’est-à-dire les images intérieures qui représentent en notre fantaisie la chose elle-même, non un signe ou un mot qui exprime la chose : et ces autres images intérieures, nous les nommerons fantômes-tableaux.

J.M.A. Vacant, Études comparées sur la philosophie de Saint Thomas d’Aquin et sur celle de Duns Scot, Delhomme & Briguet, Paris Lyon, 1891, pp. 168–169

Il est assis, il regarde les pavés, il médite ; tout est tranquille, on n’entend aucun bruit, les cartes géographiques et les tableaux synoptiques des peuples du globe se tiennent suspendus à leurs clous, les trois chaises sont encore aux places où on les a laissées ; là-haut, dans leurs chambres, les élèves travaillent.

G. Flaubert, L’Éducation sentimentale

Napoléon reprochait à ses généraux une imagination épique, qui « empêche toute action, toute décision, tout courage » ; une imagination qui « se fait des tableaux ». C’est aussi dans cette imagination malade de l’Histoire que réside, pour Barbey d’Aurevilly, « l’infirmité » de Frédéric Moreau, le personnage de L’Éducation sentimentale.

Cette infirmité crée le procédé de Flaubert, dont la pensée ne fonctionne jamais non plus que sous la forme de tableaux. Comme il n’a d’idées absolument sur rien, et qu’il n’est capable que de décrire, son procédé est infiniment simple. Il cloue et soude des tableaux à d’autres tableaux.

Se faire des tableaux, quand on est plus paumé que général, c’est aussi, par assuétude ou par lassitude, oublier de tailler un conçu avant d’étaler son perçu. Léonard de Vinci, qui pensait que des peintres étaient de leur pratique trop les généraux et pas assez les ingénieurs, a écrit en substance :

C’est vrai que si tu te poses devant un mur plein de taches et que tu t’y absorbes un moment en ima­gi­nant, des fonds et des formes plus ou moins nets y appa­raissent, qui par leur vague rap­pellent tout ce qu’il y a autour (voire des mondes plus loin­tains dans l’espace et le temps), et par leur net des pay­sages connus, moins par­faits que typiques, des reliefs nus, chauves d’antennes, des ter­rains de jeu enfuis du cadastre. En y allant un peu plus fort tu vois aus­si, sur ces pans bario­lés, d’anciennes scènes de com­bat avec leurs répres­seurs et les chiens qui s’affairent au fond sem­blant les imi­ter (comme Dio­gène, dés­œu­vré, sin­geait les armées colo­niales) ; bref un bor­del de faune humaine-non­hu­maine naît de ces taches, un bor­del enga­geant par la force des choses. Il en est de ces murs comme du son des cloches, dont chaque tin­te­ment détache, dans le bas­so du mi-silence urbain, des noms fami­liers et ché­ris ; ils indiquent un plan de découpe, c’est sûr, mais ils ne four­nissent pas les frondes.

Sur le mur de Vinci, Breton dit que chacun fait comparaître et parader les fantômes les plus probables de son devenir. Les fantômes n’existent pas.
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