Dans le cadre d’une série d’émissions sur Maurice Ravel diffusée jadis sur les antennes de France-Musique, le responsable de ladite série mit d’emblée en garde ses auditeurs contre la tentation de percer de force la personnalité un peu énigmatique de l’auteur du Boléro – musicien qui, au dire de Roland-Manuel, « n’avait d’autre secret que le secret de son génie » – tentative selon lui toujours décevante. Il raconta à ce sujet la mésaventure arrivée à l’un de ses proches, qui a sa place ici car elle résume de manière parfaite l’échec qui attend celui qui entend découvrir l’intimité psychologique d’une personne et ce que j’appelle son « identité personnelle ». L’ami en question, fils d’un imprimeur – mais imprimeur de quartier, c’est-à-dire d’affiches et d’affichettes, de billets, de formules pouvant être utilisées par de nombreuses personnes ou collectivités dans telle ou telle circonstance : cette précision peut seule mettre sur la voie de la solution de l’énigme proposée aux auditeurs de France-Musique par le présentateur de l’émission et est indispensable à la compréhension de sa solution, comme on va le voir –, reprit à la mort de son père la succession de l’imprimerie et, en faisant l’inventaire des lieux au lendemain des funérailles, tomba sur une épaisse enveloppe cachetée portant, inscrite de l’écriture de son père, la mention À ne pas ouvrir. Déférant au vœu posthume de son père, et quoique rongé par la curiosité, notre imprimeur respecta le secret paternel pendant environ six années, longues à passer, au terme desquelles il se décida à violer le secret et à ouvrir l’enveloppe. Ce qu’il trouva dans l’enveloppe, je vous le laisse deviner, ajouta le musicologue ; mais je vous livrerai la clef de l’énigme à la fin de cette série d’émissions, soit vendredi prochain vers midi. C’est ainsi que nous dûmes attendre cinq jours, l’émission ayant débuté un lundi matin, qui furent également longs à passer, pour apprendre que l’enveloppe mystérieuse contenait une centaine d’étiquettes identiques sur lesquelles était imprimée la mention qui figurait sur l’enveloppe : À ne pas ouvrir.
Ce que l’imprimeur junior avait pris pour une injonction testamentaire n’était ainsi que le simple repère par lequel son père avait signalé l’enveloppe où se trouvait le stock d’une formule banale destinée à sa clientèle. Le présentateur de l’émission avait pris soin de nous prévenir, dès le lundi, que la violation du secret s’était révélée décevante, – second indice en somme, après la précision sur la nature de l’imprimerie gérée par ses amis ; mais il aurait fallu un Sherlock Holmes pour savoir les utiliser. Pour décevante, elle le fut au-delà de toute attente ; et on s’imagine aisément la mine du fils qui dut regretter amèrement ces six années taraudées par une incertitude lancinante ; un peu comme l’héroïne de La parure, dans Maupassant, regrette à la fin de la nouvelle sa vie perdue, entièrement passée à rembourser un bijou réputé de grande valeur et qui se révèle finalement n’avoir jamais été qu’un faux. Non seulement l’enquêteur ne trouve rien, mais il trouve quelque chose qui est si l’on peut dire encore moins que rien : la simple répétition d’une formule qu’il connaissait déjà et avait ressassée pendant six ans, formule dont les imprimés enfin décachetés figurent une cruelle et ironique réplique. Cauchemar de structure abyssale, d’éternellement différer à ouvrir quelque chose alors qu’il n’y a rien à ouvrir, sinon l’invitation à ne pas ouvrir répétée à l’infini, comme par le fait d’une machine détraquée dont on ne peut plus interrompre la production.
Ainsi notre imprimeur ne tombe pas sur un secret décevant, mais sur rien (tel quelqu’un qui ouvre une porte fausse et s’écrase contre un mur). « À ne pas ouvrir » ne cache rien et n’ouvre sur rien. On connaît le mot célèbre d’Héraclite : « Le dieu qui est à Delphes ne cèle ni ne décèle, mais il fait signe ». L’oracle rendu par la lettre décachetée est beaucoup plus obscur : il ne cèle ni ne décèle, mais en plus ne suggère rien. Il en va de même du sentiment de l’identité personnelle, qui est elle aussi comme une enveloppe dont le contenu est vide, ou si l’on préfère rempli d’un même message muet, répété à l’infini et sans variation significative.
Du reste, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’on le « connaît bien », on veut généralement dire par là qu’on a repéré le caractère répétitif de son comportement et qu’on est par conséquent à même de prévoir, presque à coup sûr, son comportement dans telle ou telle circonstance donnée. Ce qui signifie qu’on a bien compris son « rôle » (que l’espagnol rend parfaitement par le mot papel, le papier, le texte) et sa logique répétitive. Or il va de soi que ce rôle concerne son comportement social et que par conséquent la personne que l’on dit ainsi connaître n’est pas une identité personnelle mais une identité sociale, – le « suivi » de son comportement qui se répète à l’instar des formules répétitives contenues dans l’enveloppe de l’imprimeur.
On pourrait naturellement objecter que l’imprimeur fils aurait pu trouver, au lieu de ce qu’il a réellement trouvé, quelque chose de tout autre : par exemple « C’est moi qui ai étranglé la fillette », comme dans La petite Roque de Maupassant, ou encore « C’est moi qui ai tué la vieille », comme dans Crime et châtiment de Dostoïevski. Mais il s’agirait, là encore, d’un renseignement concernant des faits, socialement observables ou vérifiables, même si la tâche est parfois malaisée ou même impossible ; pas de l’expression d’un état d’âme. Ce qui « parlerait » ainsi, ce serait toujours l’identité sociale. Ce qui en revanche ne dit jamais rien, c’est l’identité personnelle. L’enveloppe absolument vide, comme c’est le cas dans l’anecdote rapportée plus haut, est le cas général dont tous les autres ne sont que des variantes ou des figures apparemment différentes.