30 01 25

Vexations

Une expérience utilisateur

Il est d’usage de consta­ter, au moment d’aborder des objets dont on a été ame­né à faire tant usage (« trousses et ima­gi­naires »), à faire tant usage et si peu de cas qu’ils se sont consti­tués en « curio­si­tés artis­tiques », avant de s’élever à la digni­té d’« objets d’intérêt » (p. ex. d’« inté­rêt natio­nal », comme Soulages ou Rungis),

il est d’usage de consta­ter que « tout a été dit » à leur sujet, et c’est dans cette atmo­sphère irri­tante de guille­mets (de déri­sion, de pré­cau­tion, de dis­tance et de déro­ga­tion), guille­mets qui déréa­lisent par­fois plus sub­ti­le­ment ce qu’ils encadrent que la der­nière scie ce qu’elle répète,

c’est « dans cette atmo­sphère irri­tante de guille­mets » que, rece­vant la pro­po­si­tion d’« inter­ve­nir » « en 5 000 à 30 000 signes » « dans le cadre » d’un numé­ro de la revue Catastrophes dont le « dos­sier » aurait pour « objet » « l’avant-garde », je ne voyais pas bien ce que je (étant en la « matière » peut-être pas n00b mais bêta) pusse ajou­ter,

sinon le sou­ve­nir d’un com­men­taire YouTube qui racon­tait qu’un soir, au conser­va­toire d’Amsterdam, un pia­niste accla­mé avait enta­mé, en guise de bis, les Vexations d’Erik Satie, une œuvre consis­tant en la répé­ti­tion 840 fois d’un même bref motif, et qui, selon le tem­po choi­si pour se confor­mer à l’indication « très lent » de la par­ti­tion, dure entre 14 à 35 heures.

À par­tir de leur par­ti­tion, décris les Vexations d’Erik Satie le plus pré­ci­sé­ment pos­sible au plan musi­cal (indi­ca­tions ver­bales com­prises). Moins de 100 mots.« Vexations » est une œuvre concep­tuelle, mini­ma­liste et intros­pec­tive d’Erik Satie. La par­ti­tion pré­sente un thème de basse accom­pa­gné d’une har­mo­ni­sa­tion en tri­tons paral­lèles, sui­vie de sa ver­sion inver­sée. Les indi­ca­tions ver­bales ajoutent une dimen­sion rituelle, en insis­tant sur la répé­ti­tion, l’immobilité et la len­teur qui repré­sentent à la fois un défi et une invi­ta­tion à la médi­ta­tion. Conçue pour être répé­tée 840 fois, la pièce explore les limites de la patience et de l’endurance, tout en créant une atmo­sphère hyp­no­tique et intros­pec­tive.

Au bout de 20 minutes, le public com­men­ça à quit­ter la salle. Quand il ne res­ta plus que le pia­niste, le concierge du conser­va­toire entra pour bais­ser dou­ce­ment l’éclairage et lire la suite

C’est là que s’interrompt, sur la cap­ture que j’ai faite de l’écran où il m’était appa­ru un jour des années 2010, le com­men­taire écrit à la pre­mière per­sonne par celui qui se pré­sente comme le concierge du conser­va­toire. Depuis, le com­men­taire a dis­pa­ru, avec la vidéo d’une inter­pré­ta­tion des Vexations sous laquelle il avait été (par des gens dont on ne peut pas savoir s’ils avaient ou non – ren­dant impré­cis l’objet de leur éva­lua­tion – cli­qué sur lire la suite

)

sous laquelle il avait été, dans la par­tie du com­men­taire que les desi­gners UX appellent « enga­ge­ment », plé­bis­ci­té à plates cou­tures : 23 pouces verts contre aucun rouge.

La cap­ture man­quée du com­men­taire du concierge, sous une inter­pré­ta­tion des Vexations par Alan Marks, au début des années 2010.

Hormis ma cap­ture il n’y a donc, en 2025, plus aucune trace de cette anec­dote sur un « objet » mythique d’avant-garde, voire d’avant-avant-garde, et mon texte d’« interven[tion] » de 60 000 signes au sujet de ce sujet pour­rait s’arrêter là, pré­fé­rant le constat (et son cachet de mys­tère) que l’histoire du concierge est à jamais per­due, pré­fé­rant ce constat en forme de « pré­am­bule amer, une manière d’introduction aus­tère » (et fri­vole d’être inter­rom­pue là

), pré­fé­rant ce constat au meu­blage ou meu­ble­ment auquel contraint la lacune, et voyant l’occasion, dans l’exposition pas plus com­men­tée du frag­ment ves­ti­gial, d’une blague ou d’une leçon pra­tiques au sujet de l’objet « avant-garde » (sa péremp­tion, son impos­sible his­toire, la résis­tance, en dépit des tra­hi­sons de ses sujets et des récu­pé­ra­tions de ses objets, de son « esprit » aux tra­hi­sons de ses sujets et aux récu­pé­ra­tions de ses objets).

Alors, me féli­ci­tant de ce que la forme « blague ou leçon pra­tiques » convienne spé­cia­le­ment à l’objet « avant-garde » (lui fasse même hom­mage par tant de conve­nance), j’irais par­tir faire autre chose ailleurs, j’irais vaquer dans les espaces infi­nis du scroll et du swipe, l’air d’avoir mieux à faire mais me don­nant seule­ment par là l’occasion de négli­ger d’autres objets, un peu plus loin dans la soi­rée et dans la série des onglets, et de dépor­ter ma vacance comme ça d’objets négli­gés en objets sur­vo­lés en objets mis de côté dans l’entrepôt « plus tard » où les den­rées de texte, d’audio et de vidéo périment plus vite que le céle­ri-branche au Lidl.

Bref, une fois posé là le com­men­taire tron­qué, « à charge d’interprétation » (ou d’« ima­gi­na­tion »), je m’arracherais fis­sa (je ne m’attarde jamais sur Catastrophes), je m’arracherais fis­sa, un peu théâ­tra­le­ment, fier de fond et de forme, esti­mant qu’après « ça » pas besoin d’en dire plus

.

Mais c’est sans comp­ter que, mal­gré mon peu d’idées, mon peu d’entrain, mal­gré mon peu de fer­veur et de patience, mal­gré le peu de fun escomp­té par moi devant l’objet « avant-garde » (et le cadre « revue Catastrophes »), la cap­ture incom­plète du com­men­taire du concierge me fait un « pro­blème » – pas de ceux qui requièrent et obsèdent mais de ceux qui dis­traient, et dont on espère qu’ils mène­ront d’autres que soi à « cet état com­plet de dis­trac­tion » qui fait oublier d’user du « pou­voir dis­cré­tion­naire de fer­mer » l’onglet après avoir scrol­lé le pre­mier trente-deuxième du texte.

Mon « pro­blème », en l’espèce de la cap­ture incom­plète du com­men­taire du concierge, ne tient pas à ce que j’aurais oublié la suite et fin du com­men­taire du concierge ; il tient au contraire à ce que je m’en sou­viens par­fai­te­ment. Je me sou­viens par­fai­te­ment de la fin de l’histoire, et je peux dire, depuis ce sou­ve­nir abso­lu­ment clair, que l’histoire était « belle ».

En l’état du com­men­taire du concierge, l’histoire n’est pas tant « belle » et n’est pas tant « his­toire » qu’elle n’est un véné­rable « fun fact » – un ça-fait-plaisir-de-le-savoir(-et-de‑l’oublier-aussitôt), comme qu’un nuage d’orage pèse en moyenne 1 mil­lion de tonnes, ou que Pavarotti détient le record du monde de rap­pels (165, pour un total cumu­lé d’1h07 de claps). Si, dans notre cas, le fun est limi­té, le fact reste entier : un pia­niste a un jour choi­si de jouer une des pièces les plus longues et les plus mono­tones du réper­toire à des gens qui lui deman­daient, dans des formes on ne peut plus conven­tion­nelles, d’en entendre juste un peu plus

avant d’aller se cou­cher.

Mon pro­blème tient donc à ce qu’un très rai­son­nable doute exis­te­rait, chez mon audience ou lec­to­rat, si je racon­tais la « belle his­toire » en quoi sa belle fin trans­forme le com­men­taire du concierge ou sup­po­sé tel. Un doute en forme de soup­çon : « L’histoire est trop belle pour être authen­tique » – et j’exagère à peine, juste suf­fi­sam­ment pour que vous démange l’envie de cli­quer sur lire plus

.

Et pour­tant d’où vien­drait ma cer­ti­tude quant à la bel­le­té du com­men­taire res­ti­tué ? Qui ose­rait se por­ter garant uni­ver­sel­le­ment d’une telle qua­li­té, ne serait-ce qu’en matière d’« his­toire » ? Certes, contrai­re­ment au fun fact, la « belle his­toire » n’a pas la fia­bi­li­té d’un for­mat. Mais elle est bien en place dans l’économie des « besoins » (y « répon­dant » par « l’émotion » comme le fun fact répond au « besoin anthro­po­lo­gique » de fun), et de toutes les his­toires trou­vées majo­ri­tai­re­ment « belles » à une époque don­née on pour­rait cer­tai­ne­ment déduire une telle caté­go­rie.

À l’époque dont je parle et à laquelle j’écris, et qu’en disant « nôtre » je cher­che­rais, en douce mais osten­si­ble­ment (comme un « élé­ment de lan­gage » en cam­pagne), à trans­for­mer en ciment d’un pacte de lec­ture le plus large pos­sible (s’il est vrai que « nous sommes main­te­nant, et que ça, peu de gens l’ont vécu »), une « belle his­toire » se recon­naît avant tout à son carac­tère édi­fiant : la « belle his­toire » porte à la ver­tu.

Le type est, en France, illus­tré avec le plus de zèle par ces contes ciné­ma­to­gra­phiques où sont subli­més les rap­ports sociaux, féti­chi­sées les situa­tions de classe, exo­ti­sées les « ori­gines » – tous fina­le­ment résor­bés dans une « ren­contre », d’abord heur­tée, mais fina­le­ment « belle » de sur­vivre à son impro­ba­bi­li­té.

On connaît toustes l’histoire de ce jeune lum­pen­pro­lé­taire de ban­lieue noir et valide qui devient l’« auxi­liaire de vie » d’un vieux mil­lion­naire blanc et han­di­ca­pé. On la connaît toustes parce qu’il ne fut pas pos­sible, pour cel­leux qui l’aurussent vou­lu, d’éviter d’en entendre par­ler (« en entendre par­ler » étant, à cette époque sup­po­sée « nôtre », le bruit carac­té­ris­tique des célé­bra­tions) : c’était dans la queue de chez La Poste, ou à la télé du kebab, ou c’était dans le titre d’un jour­nal lais­sé sur le comp­toir. Histoire, comme on dit, « ins­pi­rée de faits réels » – à ceci près : dans la vré­vie, le Noir était Arabe. Mais la belle his­toire, un chouïa para­bo­lique, s’accommode de ce genre de trans­po­si­tions : que le Noir tienne lieu d’Arabe (ou l’inverse), qu’il le puisse et que l’histoire ain­si « tienne », sera même tenu pour une preuve d’universalité, et l’universalité en retour pour une preuve de bel­le­té (nous sommes en domaine cultu­rel du pays point gouv point fr).

Si, en régime bel­his­to­rique, la classe est méto­ny­mique (elle est le petit han­di­cap char­gé d’indiquer le grand), la « race », elle, est allé­go­rique ; toutes deux marquent une place au sein d’une pola­ri­té que la dyna­mique nar­ra­tive aura charge de faire gen­ti­ment oscil­ler, puisque la belle his­toire est tou­jours aus­si un de ces « gestes cri­tiques » comme on les ché­rit au pays, un objet cultu­rel qui « fait réflé­chir » au dîner, « pose la ques­tion » comme on rote au palace, avec la cer­ti­tude bour­geoise d’être une vraie canaille, mais je m’égare et m’égarant j’oublie, comme un pia­niste ingrat qui lais­se­rait son public se rou­gir les mains sans céder au rap­pel, de vous en dire plus

au sujet de l’objet de ce texte.

Un exemple de belle his­toire sur YouTube, pos­té sous une inter­pré­ta­tion du « Joueur de vielle » de Schubert par Thomas Quasthoff (un bary­ton atteint de « mal­for­ma­tions ») : « Juste quelques mots pour expri­mer com­ment votre voix m’a tou­ché : je suis un réfu­gié pales­ti­nien, et la pre­mière fois que j’ai enten­du M. Quasthoff, c’était sur une radio israé­lienne… En l’entendant, j’ai oublié la guerre… J’ai com­men­cé à oublier que j’avais des enne­mis… C’est cela, l’humanité véri­table… Merci au véri­table et magni­fique huma­ni­taire qu’est le grand Thomas Quasthoff. J’ai des fris­sons à chaque fois que j’entends sa voix… 💚 »

Le conte­nu du bis étant à l’appréciation du pia­niste (plus que celui du réci­tal, sou­vent dic­té par une com­mande, une actua­li­té, une exi­gence de cohé­rence), le pia­niste du conser­va­toire d’Amsterdam choi­sit d’investir ce moment expres­sif dans son exten­sion maxi­male, celle d’une naï­ve­té, d’une obtu­si­té lit­té­rales devant un fait de conven­tion : Vous en vou­lez encore

? Vous en aurez encore

. Et encore

. Et encore

. Et encore

. Et encore

. Et encore

. Et encore

. Et encore

.

La réponse du pia­niste est-elle une facé­tie – une manière convi­viale et récréa­tive (fun) de se recon­naître sous le charme d’une conven­tion, et de mani­fes­ter la part tacite d’un vieux pacte spec­ta­to­rial ? Est-ce une dénon­cia­tion froide de la conven­tion, une façon de retrous­ser la « belle his­toire » de l’encore ! (pan­to­mime amou­reuse de l’abandon et du retour) ? Est-ce un genre de pro­pos déic­tique char­gé de « signa­ler » ces mêmes choses plu­tôt que de les « dénon­cer » slash « célé­brer » – une leçon inci­dente, sous forme de ser­mon concep­tuel, par laquelle est seule­ment « rap­pe­lée » une situa­tion de sujé­tion qui n’est pas sans « rap­pe­ler » la prise d’otage sco­laire – un lit­té­ral « rap­pel » ? Est-ce l’expression d’un mépris pour le phi­lis­ti­nisme régnant – je vous joue­rai nawak puisque « vous n’y connais­sez rien » ? Est-ce le rap­pel de l’aliénation à un temps qui « requiert » slash « rap­porte » (« perdre son temps étant, aujourd’­hui, la seule façon d’être libre ») ?

Satie lui-même, com­po­sant les Vexations en plein déses­poir amou­reux, ne les publiant pas, lais­sant traî­ner leur par­ti­tion dans sa chambre avant de mou­rir, est-il l’auteur d’un « pro­pos », d’une « leçon », d’une « blague » ?

Facétie ou leçon, le « geste » suf­fi­rait. Le « geste » (jouer en guise de bis la plus longue pièce du réper­toire) serait (facé­tie) prendre le public à son propre jeu ; serait (leçon) dénon­cer le carac­tère pesam­ment nor­ma­tif du « réci­tal », cette ins­ti­tu­tion bour­geoise où l’on vient com­mu­nier dans sa capa­ci­té supé­rieure à appré­cier des objets supé­rieurs (com­men­taires éclai­rés sur sièges en velours pourpre, pouces verts ou rouges dis­tri­bués dans un voca­bu­laire de marque).

Le « geste » suf­fi­rait, comme d’une « belle his­toire » au ciné le pitch.

Les com­men­taires YouTube recèlent pro­ba­ble­ment des mil­liers de « belles his­toires » – mais, pro­por­tion­nées à l’étendue de la mine (conces­sion­naire : Google), les pépites res­tent excep­tion­nelles. Les « belles his­toires » de l’espace « com­men­taires », contrai­re­ment aux contes ciné­ma­to­gra­phiques dont on n’aurait pas réus­si, l’eût-on vou­lu, à ne pas entendre par­ler, sont spé­cia­le­ment belles de ce qu’on aurait pu ne jamais tom­ber des­sus. Et c’est parce qu’elles sont rares là où elles poussent (« loca­le­ment improbable[s] en [leur] lieu natu­rel ») qu’on ne demande pas aux belles his­toires de l’espace « com­men­taires » d’être aus­si « belles » que celles dif­fu­sées dans tous les cinés du pays. Au rayon « com­men­taires » de YouTube, une petite dose de bel­le­té suf­fit à l’épiphanie du flâ­neur : « tom­ber là-des­sus » abaisse le seuil bel­his­to­rique.

La belle his­toire des­sus-tom­bée au rayon « com­men­taires » de YouTube est une volup­té de neur­chi, de cura­tor, de DJ, dig­gers de sur­face pour qui les pépites sont en abon­dance – comme l’immémorial « le poète », on vous dira d’ailleurs (et plus sou­vent sur Catastrophes qu’ailleurs), qu’il suf­fit d’ouvrir les yeux, de tendre l’oreille, de cali­brer l’attention pour accé­der à plus

.

Pourquoi pas. Mais l’amateur de belles his­toires a mal­gré tout un han­di­cap de taille : il ne sait éle­ver à la digni­té de pépite que des objets com­plets et en ordre (début – milieu – fin). Sa pépite est un lin­got.

Or ma cap­ture est un caillou.

Partition des Vexations
Produis une ana­lyse musi­co­lo­gique de la par­ti­tion des Vexations, dont le pro­pos serait le sui­vant : il s’agit d’une œuvre para­doxale au regard des cri­tères tra­di­tion­nels de l’avant-garde, puisque elle est à la fois d’une grande sim­pli­ci­té et d’une grande sophis­ti­ca­tion, d’une grande faci­li­té et d’une grande dif­fi­cul­té (d’écoute et d’interprétation). Moins de 300 mots.Si, comme l’écrit Peter Bürger, l’œuvre d’avant-garde est répu­tée « inor­ga­nique », « dis­con­ti­nue », « frag­men­taire », « hété­ro­gène », Vexations appa­raît comme son oppo­sé : sa par­ti­tion déploie des phrases conti­nues, homo­gènes, à la syn­taxe régu­lière bien qu’inutilement touf­fue, reflé­tant un usage rigou­reux mais dérou­tant des alté­ra­tions. Satie mul­ti­plie les nota­tions enhar­mo­niques (do♯/ré♭, fa♯/sol♭) et les alté­ra­tions com­plexes (bémols ou dièses doubles), per­tur­bant les conven­tions. Ainsi, des enchaî­ne­ments nor­ma­le­ment ascen­dants deviennent des­cen­dants, défiant la règle selon laquelle les dièses aug­mentent et les bémols dimi­nuent la hau­teur des notes. Cette écri­ture, héri­tière de l’Augenmusik, impose une concen­tra­tion extrême et des ajus­te­ments constants, peu com­pa­tibles avec la durée de l’œuvre. Pourtant, l’interprète qui sou­haite rendre hom­mage au tra­vail minu­tieux de Satie ne pour­ra qu’apprécier cette esthé­tique du détail super­flu, cette pro­fu­sion de signes sans jus­ti­fi­ca­tion éco­no­mique, que l’auteur lui-même reven­dique, tel un arti­san : « Je fais toute ma musique moi-même… Tous les bémols (sur­tout), tous les dièses (même les doubles) sont faits entiè­re­ment (des pieds à la tête, quoi !) par moi. » Si Vexations relève de l’avant-garde, elle semble s’inscrire davan­tage du côté de la « mélan­co­lie » que de la « nova­tion », selon la dis­tinc­tion pro­po­sée par Lyotard dans un essai tar­dif rééva­luant la notion de post­mo­der­ni­té. Ce n’est en effet qu’à tra­vers son ins­crip­tion dis­cur­sive (comme une série d’énoncés agen­cés en vue d’un pro­pos) ou rhé­to­rique (cher­chant un effet), autre­ment dit une fois consti­tuée par une adresse (fût-ce de l’interprète à lui-même), une fois située dans un lieu et un temps, un cadre et une durée, que l’œuvre révèle son dérè­gle­ment ou son insta­bi­li­té latente. Ces phrases si simples et ces notes si claires se trans­forment alors en un maté­riau dif­fi­cile à arti­cu­ler et à mémo­ri­ser.

La par­ti­tion des Vexations est res­tée un objet muet jusqu’en 1963, année où John Cage décide de la faire jouer en inté­gra­li­té. Cage a visi­ble­ment consi­dé­ré que le « geste » des Vexations ne se rédui­sait pas à sa par­ti­tion, et que la par­ti­tion n’était pas tout entière indi­ca­tion de par­ti­tion.

Sinon, à ce régime-là, autant lire les ins­truc­tions de Body Pressure de Bruce Nauman calé dans son fau­teuil plu­tôt que de l’exécuter, y jouer, s’y jouer jusqu’au bout

.

Sinon, à ce régime-là, l’œuvre est allé­go­rique de l’art, et l’art tau­té­go­rique de l’art.

On com­prend qu’à la longue, ça lasse.

Quand, un jour des 2010’s, je tombe des­sus et, star-struck emo­ji, clique sur son lire la suite

, le com­men­taire du concierge du conser­va­toire d’Amsterdam passe allè­gre­ment le seuil abais­sé de la « belle his­toire ». Entièrement déplié, c’est une pépite brillant, dans la mine à ciel ouvert de l’espace « com­men­taires », d’un éclat plus grand, plus net que les récur­rences elles-mêmes vexa­toires :

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faithful_fewil y a 8 ans
Qui écoute encore ça en 2017 ?
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mélancolie_de_la_conquêteil y a 13 ans
À jamais le pre­mier à avoir com­men­té
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blanche_paniqueil y a 3 ans
Nos jeunes savaient s’exprimer à l’époque !
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boomer_debonnaireil y a 10 mois
J’étais à leur concert en 1987 et c’était for­mi­dable !
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chantage_à_l_âmeil y a 5 mois
Faut vrai­ment être insen­sible pour mettre un pouce rouge
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twi­lightil y a 8 mois
La beau­té pure dans un monde en décom­po­si­tion ! Merci pour ce moment de grâce !
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néopasto_raleil y a 14 ans
Nature is beau­ti­ful. Don’t lose hope. Keep calm and enjoy
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En ver­tu de l’intérêt supé­rieur du com­men­taire du concierge, je réserve sa page dans un dos­sier de « favo­ris » (un des rayons, vague­ment mieux ran­gé que les autres, de l’entrepôt « plus tard »), et plus tard, retom­bant des­sus contre toute attente (comme si, enfer­mé dans l’entrepôt à la fin du ser­vice, je m’y étais pour une fois lais­sé pro­me­ner), je décide, pour sau­ver défi­ni­ti­ve­ment la pépite, de screen­shoo­ter le com­men­taire.

Mais, enthou­siaste et brouillon, j’oublie cette fois de cli­quer sur lire la suite

avant d’opérer – erreur user typique des empres­se­ments user. Je me retrouve, sans m’en rendre compte immé­dia­te­ment, avec une cap­ture lacu­naire, avec la « belle his­toire » sans sa chute, avec l’anecdote sans sa pointe, avec une demi-cadence pas dégueu mais sans réso­lu­tion.

Ce n’est qu’au bout d’années « plus tard » que, retom­bant sur la vieille cap­ture dans un vieux dos­sier « Captures d’écran » (comme si, cher­chant quelque chose sur les éta­gères, je m’étais lais­sé entraî­ner jusque dans le fond de l’entrepôt), je m’apercevrais de ma bévue – irré­pa­rable,

sauf à retrou­ver le concierge et l’inciter à s’engager dans une cor­res­pon­dance avec un bot ou un for­mu­laire de Google, mai­son que rien n’oblige, selon ses propres lois, à répondre de quoi que ce soit concer­nant le « conte­nu » que vous auriez pro­duit, et d’ailleurs à répondre tout court. ChatGPT résume :

Comment retrou­ver un com­men­taire YouTube dont je suis l’auteur, quand il a dis­pa­ru avec la vidéo sous laquelle il avait été pos­té ?Bien que vous soyez tech­ni­que­ment pro­prié­taire de votre com­men­taire, Google n’est pas tenu de le conser­ver si le conte­nu ori­gi­nal a été sup­pri­mé.

– mais com­ment serions-nous au fait de cette poli­tique mémo­rielle, nous qui abso­lu­ment jamais, au sens de zéro fois (de vrai­ment zéro pourcent de fois), n’avons « lu » ou même « pris connais­sance » avant de cli­quer sur accep­ter et conti­nuer

 ?

Acceptons et conti­nuons.

Jouer le motif des Vexations une fois (comme ça) ou trente fois (pour la blague), est-ce que c’est « jouer les Vexations » ? Jouer 840 fois un autre motif que celui des Vexations, est-ce « exé­cu­ter les Vexations » ? Est-ce les « inter­pré­ter » ? Les répé­ter (exer­cice et « psit­ta­cisme ») ? Est-ce « faire des vexa­tions » ou « ses vexa­tions » ou « de la vexa­tion » ? – le titre de la pièce deve­nu le nom géné­rique d’une forme d’« expé­rience » ascé­tique-concep­tuelle (exor­cisme et cita­tion), et son sin­gu­lier le néo­nyme de la condi­tion artis­tique après la fin du « nou­veau » et de l’« ori­gi­nal ». Est-ce un geste « à la Satie » ? Ou est-ce une « cita­tion », une « allu­sion », une « paro­die », un « pas­tiche », une « réécri­ture », un « palimp­seste », un « clin d’œil », un « écho », une « rémi­nis­cence », un « hom­mage » (ou n’importe quel autre token du voca­bu­laire tou­jours frin­gant de l’« inter­tex­tua­li­té ») ?

Et com­ment ça s’appelle, pla­cer, comme Alexandre Tharaud, une inter­pré­ta­tion par­tielle de 14 mn en « bonus track » de son album ? Ou jouer, comme Noriko Ogawa, la par­ti­tion à des tem­pos variés, et seule­ment 142 fois, sans res­pec­ter l’alternance thème/variations ? Quelle (quel degré de) confor­mi­té (à la men­tion ver­bale et aux signes musi­caux) est gage d’une fidé­li­té au « geste » de Satie ? Ce « geste » est-il « re-par­ti­tion­nable » sans égard pour le « texte » ori­gi­nal ?

Questions pour onto­logues, for­mu­laire diag­nos­tique.

On com­prend qu’à la longue

, ça lasse.

Et voi­là que me voi­là, las, hiver 24–25, une deuxième fois 20 ans, sor­tant d’un « entre­tien de situa­tion » avec la conseillère d’un sous-trai­tant de France Travail dont le propre pro­fil sur la pla­te­forme FT déclare une com­pé­tence dans le « mas­sage sur chaise en entre­prise » ;

Le pro­fil de la conseillère France Travail sur la pla­te­forme France Travail.

me voi­là dans le sen­ti­ment d’un âge pour la pre­mière fois de ma vie, ayant sûre­ment pas­sé plus de 25 % de ma majo­ri­té devant l’écran d’un lap­top ou d’un phone des­quels je me suis habi­tué à exi­ger, comme de plus en plus de gens et de choses autour de moi, qu’ils « répondent » quand je les sol­li­cite ;

ayant depuis 10 ans et l’arrêt des « sub­stances » déve­lop­pé une atten­tion de concierge pour ma per­sonne phy­sique et admi­nis­tra­tive, véri­fiant les entrées, les sor­ties, ins­pec­tant les cra­que­lures, par­tant en tour­née dans les cabi­nets de spé­cia­listes pen­dant les périodes de cou­ver­ture CMU, et mal­gré,

contrac­té une fièvre archi­viste sou­te­nue par le fan­tasme d’un fonds de notes, obser­va­tions, com­men­taires et don­nées stric­te­ment coex­ten­sif à (et contem­po­rain de) mes jours ;

consi­gnant par consé­quent mes lec­tures, mes kilo­mètres jour­na­liers, et jusqu’au solde biquo­ti­dien de mes calo­ries les jours de grand sou­ci ou de grande réso­lu­tion ;

me pré­pa­rant ath­lé­ti­que­ment à « durer » par l’observance irré­gu­lière d’un régime d’huiles, de vita­mines, de gly­cé­rides, d’électrolytes, d’adaptogènes et d’omégas ;

me voi­là qui tente, 10 ans après l’étourderie et autres symp­tômes de la vie mau­vaise, de « sau­ver la pépite » en la res­tau­rant, au moins dans sa teneur, c’est-à-dire en la res­ti­tuant, c’est-à-dire en la rap­por­tant, c’est-à-dire en la racon­tant, pour rache­ter la lacune de ma cap­ture ini­tiale, et m’exposant par là, je sup­pose, au scep­ti­cisme auquel s’exposent les pro­jets de res­tau­ra­tion quant à leur authen­ti­ci­té.

Le drame peut s’appeler « deuil », sûre­ment – « deuil de la tota­li­té de pre­mière main ». Il a pour cause « cap­ture empres­sée ». Il a pour effet le fameux « trop tard ! » – un « trop tard » pathé­tique dont on raconte, les yeux mouillés par le sen­ti­ment adé­quat, qu’il « inter­dit tout retour ». On ne recons­trui­ra pas, sui­vant une ligne évo­lu­tive conte­nue dans le frag­ment, le tout du com­men­taire depuis le bout de com­men­taire. On ne recons­ti­tue­ra pas, sui­vant les contours du bris de la pépite, le plein lin­got de la belle his­toire. Raconter de mémoire, com­po­ser depuis le texte ini­tial, mêler ses paluches à toute cette his­toire sont les seuls expé­dients pour de ce com­men­taire faire entendre la suite

.

C’est comme ça que c’est et c’est ok,
et c’est ok parce qu’il y a pire
– ce pire est un « hélas »
et cet hélas est un « trop tard ! »
qu’il ne convient de com­men­ter qu’armé d’un tuto de Théorie cri­tique : Sauvé par la cap­ture pour être sau­vé de l’oubli, le com­men­taire se fige dans sa cap­ture et devient une « relique inerte », un ves­tige « pri­vé de sa capa­ci­té à défier le pré­sent », et dès lors ne peut opé­rer qu’en ves­tige, avec le charme inof­fen­sif qui va aux ves­tiges, et le sup­plé­ment d’authenticité qu’on leur prête, aux ves­tiges, et qui finit par faire de tout ves­tige une leçon (le com­men­taire dis­pa­ru rap­pe­lant aux com­men­taires vivants leur pré­ca­ri­té, leur impla­cable péremp­tion, leur sta­tut de ruine en puis­sance : memen­to débris !).

Une leçon de réi­fié à réi­fiés, l’objet « com­men­taire cap­tu­ré » étant sim­ple­ment issu d’une « réi­fi­ca­tion par le haut ». Du haut de sa valeur « somp­tuaire » il parade, s’affiche dans sa sous­trac­tion à l’usage ordi­naire, s’offre à une appré­cia­tion supé­rieure, pose en sur­plomb de la dépense mon­daine, de la consom­ma­tion cou­rante, du bavar­dage glo­bal, du tout-venant du com­men­ta­riat sur YouTube.

Cette leçon est sa revanche et cette revanche, bien que leçon, est en pre­mier lieu sa conso­la­tion. En véri­té, ayant dis­pa­ru de la cir­cu­la­tion, le com­men­taire ves­tige a ces­sé de concou­rir, d’être l’objet d’une valo­ri­sa­tion, d’une éva­lua­tion, d’une appré­cia­tion vibrante à coups de pouces rouges ou verts. Souffre-dou­leur des grands élé­giaques, il n’est plus que pour être célé­bré, regret­té, regret­té dans la célé­bra­tion et célé­bré par le regret. Il n’est plus que pour être consta­té, comme je constate 10 ans trop tard que, cap­tu­rant, je pré­ser­vai en désar­mant, et qu’ainsi j’opérai en poète d’arrière-garde, ou d’arrière-avant-garde, ou d’avant-dernière-garde, ou d’avant-dernière-mode, ou de der­nière-remode. Uncreative, objec­ti­viste, rea­dy-maker, non-fini­tiste, liste ouverte

Si le pia­niste du conser­va­toire d’Amsterdam effec­tue un « geste cri­tique », en forme de blague ou de leçon pra­tiques, si le pia­niste effec­tue un « geste concep­tuel », si le « geste » du pia­niste est une « invi­ta­tion à réflé­chir » ou « médi­ter » sur « le même et l’autre », « la dif­fé­rence et la répé­ti­tion », « le temps objec­tif et le temps sub­jec­tif », « le conti­nu et le dis­con­ti­nu », « le fini et l’infini »…

alors pour­quoi ne s’interrompt-il pas une fois le teneur de la « blague » ou de la « leçon » révé­lée, à la manière de ces pran­kers de YouTube qui, avant que ça tourne mal, posent cha­ri­ta­ble­ment la main sur l’épaule de leur pigeon pour lui mon­trer, de l’index de l’autre main, le tél en train de fil­mer dans la troi­sième main d’un com­plice hors-champ ?

Le jeu de mains du pran­ker sym­pa (Père Bourrasse, décembre 2024).

La ques­tion est pré­somp­tueuse : en l’état irré­mé­dia­ble­ment tron­qué du com­men­taire du concierge, on ne sait pas si le pia­niste, une fois seul, a réel­le­ment mené ses Vexations à terme. Bien sûr, on aime à ima­gi­ner que le pia­niste, s’étant spon­ta­né­ment ou avec pré­mé­di­ta­tion lan­cé dans un mor­ceau de 35 h, a pour­sui­vi son pro­jet avec « consé­quence », parce que cette qua­li­té est chère à l’histrion comme au ser­mon­neur, aux ama­teurs de « belles his­toires » comme aux appré­cia­teurs d’anecdotes his­to­riques. Mais qu’on aime à l’imaginer ne change rien : rien ne nous fait savoir si le pia­niste a joué la suite

jusqu’au bout. Rien ne nous le fait savoir, et on le sau­rait mal vou­drait-on le savoir, pour une rai­son que les tutos schrö­din­ge­riens illus­trent en géné­ral avec la lumière du fri­go.

Alors vivons kif­fant dans l’ignorance, et conten­tons-nous de goû­ter le fait de nous consta­ter « refaits », c’est-à-dire en l’espèce « faits témoins de ce qu’il y a de l’indéterminé ».

C’est que la par­ti­tion de Satie recèle un petit pro­nom réflexif (« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif… ») qui change tout : si le pia­niste du conser­va­toire tient à sa consé­quence, il devra faire fuir non seule­ment le public, mais aus­si tech­ni­que­ment jusqu’au concierge lui-même, avant que soient réunies les condi­tions d’une inter­pré­ta­tion fidèle des Vexations (médi­ta­tion soli­taire, puni­tion indi­vi­duelle, prank en cir­cuit fer­mé où pran­ker et pigeon cohèrent).

À stric­te­ment par­ler, donc, tout ce que le concierge, y assis­tant, est en mesure de rap­por­ter de la situa­tion, et tout ce que nous, lisant le com­men­taire tron­qué, sommes en mesure de consta­ter, regret­ter, célé­brer, conjec­tu­rer à son sujet, n’est qu’un leurre « en forme de Vexations » des­ti­né à vaincre toute assi­dui­té jusqu’à soli­tude com­plète du pia­niste.

Ici la logique du « geste » est prise en défaut. Même à exer­cer notre scep­ti­cisme quant aux dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion (l’intrication des « ins­truc­tions » et de l’« expé­rience », du « sub­strat tex­tuel » et du « pro­duit social », est pré­ci­sé­ment un sta­te­ment de nom­breuses œuvres tenues pour avant-gar­distes), la ques­tion si le pia­niste du conser­va­toire d’Amsterdam « exé­cute » ou « inter­prète » les Vexations est une ques­tion étroite ; il les joue et se les joue, il en mesure l’effet en mesu­rant le temps. Il (se) dimen­sionne le moment en s’échappant du temps réglé de l’institution – ou plu­tôt des agen­ce­ments et enchâs­se­ments ins­ti­tu­tion­nels qui peuplent et cadrent ce moment :le dis­po­si­tif « face-à-face », le dis­po­si­tif « concert »,le dis­po­si­tif « réci­tal », l’objet « rap­pel », l’objet « grand pia­no », l’irruption de l’agent « public » dans le dis­po­si­tif « artiste », le geste conven­tion­nel d’en récla­mer davan­tage en bat­tant des mains de manière de plus en plus coor­don­née jusqu’à ce que s’exprime une una­ni­mi­té des paumes, l’objet « par­ti­tion », l’objet « siège », l’objet « années 80 », l’objet « 20e siècle », le sujet «  avant-garde », l’objet « velours » de l’objet « fau­teuil » dans le cadre « salle de concert », l’objet « soliste » dans le dis­po­si­tif « artiste/public » de l’objet « salle de 500 places », le cadre « années 80 », l’objet « Amsterdam » dans le cadre « années 80 », l’objet « queue » dans le cadre « pia­no à queue », l’objet « spec­tacle » dans le cadre « années 80 », l’objet « bis » sous l’objet « lumi­naire », l’objet « tabou­ret revê­te­ment velours » sous l’objet « pia­niste de trois quarts », l’objet « horaires de tra­vail » dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion du maté­riau du velours du revê­te­ment de l’objet « tabou­ret » de l’objet « estrade » du cadre « salle » dont le nom n’est pas « Europe du fond du 20e siècle », etc.

La « cri­tique impi­toyable de tout l’existant » ?

Une « inten­tion » cri­tique en droite ligne de l’« effet » cri­tique – une « cause » ?

L’entrée défi­ni­tive dans l’ère du « concept » ?

De la ber­ceuse pour réac­tion­naire.

Écris une dia­tribe contre l’art contem­po­rain à par­tir des motifs habi­tuels de la réac­tion : art sub­ven­tion­né, concep­tua­lisme, fin de l’œuvre et règne du geste, cri­ti­cisme, ines­thé­tisme (liqui­da­tion des valeurs), haine de l’art (anti-art), refus du sens, goût de la rup­ture et de la contra­dic­tion pour elles-mêmes, non-créa­tion (paro­die, détour­ne­ment etc.), refus de la tech­nique et du savoir-faire, cri­tique ins­ti­tu­tion­nelle géné­ra­li­sée. Multiplie les guille­mets. 400–500 mots.L’art contem­po­rain a depuis long­temps tro­qué l’œuvre pour le « geste » – ce simu­lacre com­mode, propre à gon­fler les dis­cours et à flat­ter les réseaux sub­ven­tion­nés. Chaque ins­tal­la­tion, chaque vidéo « concep­tuelle » est une infla­tion du vide, un vain « jeu cita­tion­nel » pré­ten­dant faire dans la den­telle du « limi­nal », de l’« inchoa­tif », de l’« inter­ro­ga­tif », alors qu’elle n’est qu’un maxi­ma­lisme d’apparat, mul­ti­pliant les poses sans jamais prendre le moindre risque. Tout occu­pé à contes­ter le goût domi­nant et les valeurs esthé­tiques, acca­pa­ré à la fois par la haine de soi et par un dia­logue entre pairs, l’art contem­po­rain s’abîme dans l’auto- : auto-déri­sion, auto-des­truc­tion de ses propres fon­de­ments. L’anti-art devient le nec plus ultra de l’art, « l’antipoésie le nec plus ultra de la poé­sie ». Refusant toute trans­cen­dance, on trans­forme la table rase en mode de pro­duc­tion cultu­relle. Plus de recherche de beau­té ou d’émotion sin­cère : tout est dis­sec­tion froide, pro­vo­ca­tions sté­riles et iro­nie sys­té­ma­tique. Et en effet « il n’y a plus rien, le poème s’est vidé de toute sub­stance, il a éva­cué tout ce qui est sus­pect de vieille­rie poé­tique aux yeux des modernes : pas d’images, pas de pro­so­die, pas d’arrière-plan méta­phy­sique, rien. » Ce « confor­misme du non-confor­misme » n’est rien d’autre qu’une nou­velle ortho­doxie. Car der­rière le dis­cours de la rup­ture et de l’insoumission ne se cache qu’une sou­mis­sion inver­sée, où l’artiste ne crée plus, mais s’excuse de créer, ter­ri­fié à l’idée de pro­duire quelque chose qui pour­rait être qua­li­fié de « beau », donc sus­pect de com­pli­ci­té avec l’ordre ancien. On sac­cage, on détourne, on défi­gure : voi­là les nou­veaux verbes de l’art offi­ciel. L’inspiration cède la place à la pos­ture, et le génie dis­pa­raît sous les tonnes de concepts sté­riles et de per­for­mances déri­soires. « Déconstruire », ce mot magique, est deve­nu le passe-par­tout per­met­tant d’échapper à tout enga­ge­ment véri­table. On décons­truit la forme, on décons­truit le sens, et au final, on décons­truit même le regard du spec­ta­teur, lais­sé hébé­té devant des œuvres qui ne cherchent ni à tou­cher, ni à émou­voir, mais sim­ple­ment à « épa­ter », selon la for­mule consa­crée et la recette éprou­vée. Et si le spec­ta­teur ne com­prend pas ? C’est qu’il est encore pri­son­nier des « sché­mas esthé­tiques bour­geois » qu’il s’agit d’écraser. La boucle est bou­clée. L’art contem­po­rain a renon­cé à la fois au métier et à l’œuvre, à la beau­té et au monde. Reclus dans des ins­ti­tu­tions déser­tées et bouf­fis de sub­ven­tions, les artistes « extrême-contem­po­rains » ne pro­duisent plus que des objets « cri­tiques », déri­soires et inter­chan­geables. Pire encore, leur défi­ni­tion même de l’« ins­ti­tu­tion » fond comme neige au soleil : tout est ins­ti­tu­tion, disent-ils, jusqu’à nos propres têtes, nos regards, nos gestes – c’est là leur grande trou­vaille pour ne pas res­ter seuls dans leurs cages dorées. Mais à force de tout dési­gner, on ne désigne plus rien. On tire dans tous les sens, on frôle vague­ment des points sen­sibles par acci­dent. Car, comme l’écrivait déjà Aristote : « Qui man­que­rait une porte ? »

(Un genre de ques­tion rare­ment sui­vi de pour le savoir, cli­quez vite sur lire plus

J’avoue qu’en moi par­fois, à tel concert ou telle expo, ce genre de ques­tions rem­place l’intérêt-désintérêt muet et poli, et, de sim­ple­ment « confus », je ne pour­rais pas dire que je passe à « vénèr », mais peut-être à « vexé » ; or per­sonne n’a envie d’être ce « bour­geois » qu’il fal­lait « épa­ter ». Une fois vexé – trop tard ! – l’échap la plus cou­rante est d’annuler toute atten­tion pour atta­quer sur l’intention : « geste », « atti­tude », « pose », « pos­ture »… tout est bon pour faire sen­tir qu’on a com­pris où ça va et que ça ne va pas loin, pour faire de la clar­té opé­ra­toire un défaut de ce raf­fi­ne­ment illu­sion­niste qu’on attend de l’Art. L’attaque se don­ne­ra elle-même volon­tiers des « airs » extra-lucides : « On me la fait pas à moi ! »

La non-dupe­té, pla­ce­ment affec­tif le plus sûr, pour­ra occa­sion­nel­le­ment coha­bi­ter avec le pla­ce­ment intel­lec­tuel le plus sûr : le for­mu­laire de l’ontologue. Par sou­ci exclu­sif de sa propre conte­nance, on se deman­de­ra, devant un concert d’Aaron Dilloway, si les pou­lets y sont « agents », « ins­tru­ments », « maté­riau » ou « médiums ». (Vu que de toute façon ça ne va pas loin, autant exer­cer un peu ses com­pé­tences psy­cho-tech­niques.)

Le non-dupe pour­ra éga­le­ment se réfu­gier dans le por­te­feuille des valeurs his­to­riques, consta­tant que, jadis, l’« expé­ri­men­tal » avait de la tenue (cf. Schaeffer Polytèkos), tan­dis qu’aujourd’hui on dis­tin­gue­rait mal un noi­seux d’un auto-entre­pre­neur EDF plon­gé dans une armoire urbaine. Le phi­lis­tin vexé (qui en 25 aurait cra­ché sur Picasso comme il crache en 25 sur « l’art contem­po­rain ») trou­ve­ra le repos dans une sen­tence indé­mo­dable : « L’avant-garde, c’est plus ce que c’était. »

(Je me sou­viens que, « dans les années 50 », époque à futur, Heidsieck dit en sub­stance que « la poé­sie, c’est pas encore ce que ça devrait être ».)

Bien sûr, il y a tou­jours des poètes qui donnent l’impression d’être dans l’armoire EDF, hard­co­re­ment aux prises avec le hard­ware de « la langue ». Mais en 2025, la plu­part des poètes, même « expérimentaux⋅tales », sont plu­tôt soft­core ; pas tant « inventeur⋅rice⋅s de langue » ou de « formes » que « processeur⋅euse⋅s de dis­cours » – et ça aus­si, après tout, c’est « l’héritage » de l’« avant-garde ». Prenez Heidsieck, encore lui : l’anti-Schaeffer, fou­fou avec son jdid ReVox. Pas un tech­ni­cien, pas un ingé­nieur. Mais pas exac­te­ment non plus le témoin impuis­sant de la démo­cra­ti­sa­tion tech­nique d’apréguerre : dans les années 50, gérer un magné­to à bandes, c’est pas pour tout le monde. Pour nous, Heidsieck n’est ni un n00b (cet alié­né tech­no­lo­gique, réduit au constat que « ça marche » ou que « ça veut pas »), ni juste un bêta (l’utilisateur moyen ché­ri des desi­gners UX). Quand le n00b dit (dépi­té) / quand le bêta rap­porte (concer­né) : « il y a un bug », Heidsieck, j’imagine, pro­nonce la même phrase sur un ton d’eurê­ka !

Donc, il y eut un bug. Un bug de cap­ture. Un bug humain. Une erra­réou­ma­no­meste. Une faute d’inattention, obli­geant à mettre les mains pour rac­com­mo­der, racon­ter.

Le moment ouvert par la cap­ture défaillante, ce moment où « sau­ver de l’oubli », impo­sant « racon­ter », excède for­cé­ment « cap­tu­rer », est dan­ge­reux et pas­sion­nant – pas­sion­nant parce qu’on peut enfin com­men­cer à jouer ; dan­ge­reux, pas tant parce qu’on ris­que­rait vrai­ment l’inauthenticité (l’authenticité est, selon mes recherches, mes pré­ju­gés éthiques et mon humeur fon­da­men­tale, elle-même une « belle his­toire »), que parce que les pré­misses de l’endeuillement sont des four­nis­seurs mas­sifs de rai­sons de déses­pé­rer.

Ainsi, je pour­rais m’auto-prompt en mode « théo­ri­cien cri­tique » et me lais­ser ber­cer par le constat (que je juge­rais « signi­fi­ca­tif » parce que c’est le genre d’adjectif qui paye) qu’à « “notre époque” – encore / elle ! » – « sau­ver » trop sou­vent n’excède pas « cap­tu­rer », qu’on croit trop sou­vent que c’est « sau­vé » une fois que c’est « cap­tu­ré », c’est-à-dire une fois que c’est (la phal­lo­lo­gie aus­si est une bonne payeuse) d’un même mou­ve­ment « séduit et réduit ».

Je pour­sui­vrais, cares­sant ma fic­tion comme un joint frais rou­lé, en disant que ce texte est écrit pour qu’on se sou­vienne, dans les chambres où scrollent et swipent sans fin des mil­lions de Gen Z zom­bi­fiés, que « cap­tu­rer » n’est pas « expo­ser », « expo­ser » « rap­por­ter », « rap­por­ter » « par­ta­ger », ni « par­ta­ger » « sau­ver de l’oubli », et que c’est voi­là la lon­gueur de la chaîne qui sépare « sau­ver » de « cap­tu­rer », et que c’est voi­là la lon­gueur de la corde au bout de laquelle paît la Fiction.

J’ajouterais quelques lignes sur la dif­fé­rence entre « his­toire » et « sto­ry », j’irais pio­cher deux-trois phrases aux tempes pater­nelles à pro­pos des récits authen­tiques et des autres, qui ne sont que des rap­ports de police dra­pés fal­la­cieu­se­ment dans les habits des Lettres. J’en tar­ti­ne­rais un coup sur la dif­fé­rence entre « liker » et « appré­cier », « scrol­ler » et « lire », « faire des vues » et « regar­der », « com­men­ter » et « inter­pré­ter », tou­jours pour vous mes Gen Z zom­bies sous la couette, dont la flemme est deve­nue légen­daire depuis que, scrol­lant, swi­pant, tapo­tant, on ne vous voit plus guère pre­nant soin de « cli­quer », encore moins sur des trucs comme lire plus

.

Mais une telle leçon (faite à la chambre Z depuis la chaire Y de « théo­rie cri­tique ») oublie­rait que de « tout ça » (de ce que « tout » dif­fère de tout ce pour quoi le mot n’est juste pas le même), nous sommes autant qu’on est toutes géné­ra­tions confon­dues convaincu⋅es, sur YouTube ou ailleurs, sur Twitch ou dans la queue du maga­sin de pro­thèses audi­tives, et de toute façon rares sont en réa­li­té d’entre mes Gen Z fatigué⋅es cel­leux qui sortent du bois de leur réserve (et de leur couette) pour aller mettre des pouces verts ou rouges – un de ces « gestes en ligne », autre­fois jugés faciles et rapides

, qui foutent aujourd’hui la flemme comme aller cher­cher une contra­ven­tion rou­tière chez La Poste.

Dans la ver­sion de l’histoire infra-pro­to-anté-bel­his­to­rique (dans la ver­sion tron­quée du com­men­taire), le public s’éclipse au bout de 20 minutes. Le concierge, lui, n’apparaît que fur­ti­ve­ment et ter­mi­na­le­ment, pour « bais­ser la lumière et lire la suite

Mais qu’il soit l’auteur du com­men­taire (ou que l’auteur du com­men­taire se pré­sente comme le concierge et raconte ses faits et gestes en pre­mière per­sonne), et que le com­men­taire non-tron­qué conti­nue alors qu’il vient de se mettre en action, voi­là qui sug­gère une impor­tance, un rôle plus grands dans l’anecdote – un rôle de pointe.

Ce rôle de pointe, dans la ver­sion tron­quée, appa­raît d’abord ras : « éteindre les lumières » est la stricte expres­sion d’une fonc­tion. C’est la pre­mière tâche qui incombe au gar­dien d’un bâti­ment. Seule l’obstination du pia­niste, et la situa­tion où elle place le concierge, peut nous faire dou­ter de la conven­tion­na­li­té de ce geste (sur­tout si on sup­pose qu’il est le pre­mier d’une série ampu­tée par la cap­ture défec­tueuse).

Car, que l’encore du pia­niste soit en inten­tion une réponse cin­glante au caprice conve­nu du public ou un exer­cice spi­ri­tuel, c’est en effet un for­mu­laire pré-rem­pli de Demande d’Heures Supplémentaires Non Majorées et Sans Repos Compensateur. Autrement dit, que le bis du pia­niste joue à prendre ses ouailles en otage (sans consé­quence réelle sur leur liber­té de mou­ve­ment), ça n’est pas tout à fait étran­ger à la dra­ma­tur­gie ordi­naire du concert. Mais que, le pia­niste sem­blant s’être lan­cé dans un mor­ceau de 35 h, l’objet de sa prise d’otage ne soit en fin de compte pas tant un public qu’ un « per­son­nel », se peut-il que le pia­niste, tout à son « pro­jet » spi­ri­tuel ou cri­tique, l’ait oublié ? Se peut-il que, ayant à se gué­rir ou à se punir, par un « exer­cice » ou par une « épreuve », le pia­niste ne se rende pas compte qu’il fait du concierge son « garde-malade », son pion ?

Le pia­niste n’est pas un enter­tai­ner. Ou plu­tôt : le pia­niste « entre­tient des idées, pas des gens ». Que le public se barre, le pia­niste conti­nue­ra

à creu­ser son « idée ».

« Slowly dim the light », est-ce une façon, pour le concierge, de lui rap­pe­ler que sa soli­tude n’est pas totale, et que sa jouis­sance pri­vée est dépen­dante d’une force de tra­vail négli­gée, que « son » temps ne lui appar­tient pas, ou qu’il ne vaut pas plus que celui d’un autre ? Est-ce une façon de rap­pe­ler les limites horaires de son contrat de tra­vail au tra­vailleur sublime qui, ne souf­frant pas de limites, n’établit pas de fron­tière nette entre en faire plus

et en faire trop ? Est-ce une manière « vigile » de lui signa­ler la fin des emplettes (allez mon­sieur, on ferme, va fal­loir y aller) ?

Le concierge est-il l’auxiliaire scé­no­gra­phique du pia­niste, et « dim the light » l’expression syn­thé­tique d’une très « slow » varia­tion lumi­neuse visant à re-conno­ter son objet, à le faire « per­ce­voir sous de nou­veaux aspects » ? À moins que « slow­ly dim the light » ne soit une façon de re-dres­ser « la ten­ture acous­ma­tique » pour créer des condi­tions d’écoute de la « leçon » le plus décor­ré­lées pos­sible de la vue du maître ?

Le concierge est-il le modeste ser­vant d’une céré­mo­nie, d’un rituel intimes : connais­sant la pièce (« because Reinbert de Leeuw had just per­for­med it on Dutch tele­vi­sion »), il se sou­vient du petit pro­nom de la par­ti­tion qui change tout et, plu­tôt que d’interrompre le pia­niste au pré­texte que son public a fui, il recon­naît que cette fuite consti­tue les condi­tions ini­tiales d’une inter­pré­ta­tion authen­tique de la pièce, et par­ti­cipe, en lais­sant la machine céli­ba­taire à ses Masturbations, à com­plé­ter les condi­tions de féli­ci­té de la per­for­mance.

L’attitude juste et conve­nable.

La dis­cré­tion et la pudeur qu’on attend des employés domes­tiques.

Faire le néces­saire, ni plus

ni moins.

Mais un conser­va­toire n’est pas une « ganzes Haus » ordi­naire, et le concierge du conser­va­toire d’Amsterdam n’est pas un pro­lé­taire vivant au rez-de-chaus­sée d’un immeuble bour­geois, chan­geant les ampoules, vidant les ordures, béné­fi­ciant une fois l’an de vête­ments de marque vieux de 10 sai­sons, et dont on s’est habi­tué à exi­ger qu’il « réponde » quand on le sol­li­cite. Le concierge du conser­va­toire d’Amsterdam estle domes­tique d’une ins­ti­tu­tion ; c’est un jani­tor, un maître des clefs et des huis, voire un offi­cier des pro­to­coles de sécu­ri­té bâti­ment (nous sommes « some­time during the 1980’s », la sécu­ri­té n’est pas encore, ou pas tou­jours, un poste à part entière jusque dans les conser­va­toires de musique).

Le concierge du conser­va­toire est un rap­pel vivant des règles de l’institution. Se signa­ler à lui au moment d’entrer vaut assen­ti­ment à ces règles – un accep­ter pour conti­nuer

que per­sonne n’aurait l’idée de zap­per.

Parce qu’il est en charge des horaires et des portes du conser­va­toire, pre­mier dedans der­nier dehors, parce que donc il jouit d’avantages infor­mels rele­vant d’usages cou­tu­miers de la cor­po­ra­tion (res­ter 20 minutes après la fin de ser­vice pour siro­ter une bière sous les mou­lures ou se bran­ler un coup dans la soli­tude cathé­drale du conser­va­toire déser­té), le concierge peut avoir le sen­ti­ment d’être le maître des lieux – il en est en réa­li­té, dans ces moments-là, le « tech­ni­que­ment pro­prié­taire », comme nous de nos com­men­taires sur YouTube. Que ce soit ou non leur objet, les Vexations du pia­niste rap­pellent au concierge ce sta­tut dou­lou­reux de « maître subal­terne », en le pla­çant dans l’embarras de devoir arbi­trer entre fidé­li­té à l’art ou à l’institution.

Mon sou­ve­nir exact, mon écla­tant sou­ve­nir du com­men­taire com­plet m’assure que le concierge se sort joli­ment de cet embar­ras. Sa « belle his­toire » le pose en ser­vi­teur de plus (+)

que des murs, et plaide une nature excé­dant la fonc­tion.

D’ailleurs, on peut pen­ser que ce qui est célé­bré dans l’anecdote (sous la forme des pouces verts) c’est cette déli­ca­tesse avec laquelle l’élément subal­terne-et-en-charge (l’élément som­mé de « répondre » à la sol­li­ci­ta­tion du pia­niste) en fait plus (+)

que ce que pres­crit le contrat qui le lie à l’institution.

(À ce stade, ma petite IA per­son­nelle de Théorie cri­tique signale un mind­fuck éty­mo­lo­gique dans le syn­tagme « concierge du conser­va­toire », les deux mots ayant pour ori­gine ceux de « conserve » ← « conser­vus » ← « ser­vus » ← « ser­vo » : conser­ver, pré­ser­ver, sau­ve­gar­der, garan­tir, gar­der.)

(Et de « poser la ques­tion », l’air d’avoir un pro­pos (cri­tique) : « Que garde l’avant-garde ? »)

Pourtant c’est une autre ques­tion qui vient (à croire qu’elle lasse moins) :

De quel rituel le concierge se fait-il l’acolyte en com­men­çant (mais ça n’est que le début de cette très « belle his­toire ») par « slow­ly dim the light » (tami­ser la lumière) ? Une mis­sa secre­ta ? Une mani­gance sab­ba­tique ?

Un article de 2013 du New Yorker à pro­pos des Vexations s’intitule « Une pièce dan­ge­reuse et malé­fique pour pia­no » – du click­bait pour haut-cultu­reux.

Sometime during the 1890’s, Satie, incel en chambre miteuse, ne ris­quait pas de rece­voir la visite impor­tune d’un concierge. À l’époque de sa concep­tion, si on en croit le petit pro­nom qui change tout, les Vexations se pensent dans les termes spi­ri­tuels de l’ascèse : c’est une épreuve sug­gé­rée à un inter­prète soli­taire, qui s’y sera « pré­pa­ré » par « un grand silence » et des « immo­bi­li­tés sérieuses ».

Quelle est la dif­fé­rence entre une immo­bi­li­té « sérieuse » et une immo­bi­li­té crain­tive, timide, ardente, vigou­reuse, déci­dée, enthou­siaste ?

Est-ce que c’est bien « sérieux », comme tra­jet spi­ri­tuel, de s’enfermer dans sa chambre par dépit amou­reux et de régler le pro­gramme de l’ascèse en 3 coups de por­tée ?

Est-ce que c’est bien « sérieux » de pos­ter sur YouTube l’interprétation de Reinbert de Leeuw (30 reprises), de la bou­cler pour abou­tir à seule­ment 407 reprises (12 h – c’est la limite de YouTube pour les comptes gra­tuits), et de se conso­ler de cette incon­sé­quence par un autre tour de force numé­ro­lo­gique : « Cette vidéo a été mise en ligne à 8h40, exac­te­ment 840 jours après l’anniversaire de Satie, le 17 mai (en tenant compte des années bis­sex­tiles) » ?

Ah, bonnes gens, si tous les incels en chambre de la pla­nète pou­vaient scru­pu­ler sur les Vexations, cher­cher la véri­té dans les nombres ou potas­ser du Paracelse plu­tôt que de swi­per sans fin en atten­dant d’acquérir une arme de rafale !

Ah, incels en chambre, avec vos corps aux pro­por­tions per­dantes (men­ton ren­tré, nez fémi­nin, yeux petits et per­dus dans les orbites creuses, maxil­laire sans pro­jec­tion, épaules tom­bantes, cou de pou­let, front fuyant, sil­houette en poire – phy­sique sans audace et sans ambi­tion), « vous qui accueillez les bri­mades et les vexa­tions, et ne sou­hai­tez pas en être libé­rés avant l’avènement (d’un coup) des récom­penses et la réa­li­sa­tion (ter­mi­nale) des pro­messes qui vous ont été faites par le sen­ti­ment de votre sort ; l’expérience montre chaque jour que, légion que vous êtes, pas un seul par­mi vous n’accomplit son désir. Est-ce un échec de la Nature ou un échec de l’Art ? Je vous dirai de quoi la faute : avoir le sen­ti­ment d’avoir un sort, c’est être l’opérateur incom­pé­tent de son désir. »

Fais une des­crip­tion phy­sique de cette per­sonne, à la manière de la phy­siog­no­mo­nie du 19e siècle.Cet homme porte sur son visage les marques indé­lé­biles d’un esprit supé­rieur et d’une vie vouée à l’intellect. Son front haut, vaste et déga­gé, tra­hit un être de pen­sée, où l’énergie céré­brale semble s’être concen­trée au point d’effacer pré­ma­tu­ré­ment les orne­ments capil­laires. Large et bom­bé, il signale un esprit contem­pla­tif ou un pen­seur métho­dique. Le nez fin et noble appar­tient aux hommes d’idées pro­fondes et de volon­té ferme, capables de s’élever au-des­sus des tri­via­li­tés pour sai­sir l’essence des choses. Ici légè­re­ment aqui­lin, il révèle une force de carac­tère alliée à une péné­tra­tion intel­lec­tuelle rare. Le regard, à la fois per­çant et légè­re­ment voi­lé der­rière les verres, mani­feste un mélange de curio­si­té intel­lec­tuelle et de dis­tance mélan­co­lique, propre à un indi­vi­du qui contemple le monde autant qu’il s’en isole. Les coins de sa bouche, légè­re­ment rele­vés, semblent déno­ter une incli­na­tion à l’ironie douce ou à une réserve amu­sée face au monde. La barbe, taillée avec soin et des­cen­dant en pointe, sou­ligne un goût cer­tain pour l’ordre et une maî­trise de soi rigou­reuse. Elle ajoute au visage une gra­vi­té digne, propre aux hommes qui, loin de se lais­ser dis­traire par les futi­li­tés de l’existence, pour­suivent avec constance leur quête de véri­té et de beau­té. L’ensemble de ces traits converge vers une même conclu­sion : cet homme est un pen­seur, un créa­teur, un esprit que la réflexion et l’inspiration placent au-des­sus de la masse.

Lors de la pre­mière inté­grale de la pièce en public, qu’on pour­rait se conten­ter de dater de some­time during the 1960’s, mais qui eut pré­ci­sé­ment lieu en 1963 – année dont un esprit anec­do­tique retien­dra que c’est aus­si celle du pre­mier manuel de tor­ture de la CIA, qui pré­co­nise notam­ment, dans les cas où la pri­va­tion sen­so­rielle totale ne serait pas pos­sible, de « recou­vrir les sti­mu­li per­sis­tants, notam­ment sonores, d’une couche de son plus forte mais abso­lu­ment mono­tone » (« mas­king remai­ning sti­mu­li, chie­fly sounds, by a stron­ger but whol­ly mono­to­nous over­lay ») – en 1963, donc, les Vexations ne sont pas pré­sen­tées comme une pièce de chambre, un sup­port d’as­cèse, mais tout au contraire comme une « expé­rience col­lec­tive ». Cage, qui orga­nise l’événement, fait se suc­cé­der 10 inter­prètes au pia­no, sans que ce plu­riel consti­tue à ses yeux (ou à ceux de qui­conque ce jour-là) une tra­hi­son de l’« esprit » de l’œuvre. Et si un émis­saire du Guinness Book of World Records est dépê­ché pour homo­lo­guer « la plus longue pièce de pia­no de l’Histoire », le défi n’est pas adres­sé à l’interprète col­lec­tif (aucun de ses membres ne joue plus de 2 h d’affilée), mais à chaque indi­vi­du de l’audience.

D’ailleurs, un sys­tème de récom­pense mali­cieux rému­nère qui en écou­te­ra plus

 :

  • Prix d’entrée : 5 $.
  • Chaque séquence de 20 minutes pas­sée dans la salle rap­porte 5 ¢.
  • Bonus de 20 ¢ pour qui reste pen­dant tout le concert.

Cage jus­ti­fie le dis­po­si­tif (et pro­longe la leçon) : « Ainsi, les gens com­pren­dront que plus on consomme d’art, moins il doit coû­ter. » Mais à le consi­dé­rer en détail, le plan éco­no­mique est un très mau­vais plan – que Cage ait sous-esti­mé la durée du concert (ce que les adeptes d’une inter­pré­ta­tion numé­ro­lo­gique des 18h40 n’accepteront pas), ou qu’il ait ten­du un piège par­ti­cu­liè­re­ment vexant aux agents ration­nels venus assis­ter à la per­for­mance (en plus de leur impo­ser un embar­ras uri­naire – les inter­prètes solos se munissent géné­ra­le­ment d’une poche) : au bout de 18h, force est de consta­ter que se taper l’intégralité de l’intégrale n’aura pas été ren­table : le refund maxi­mum s’élève à 3$ (dont il n’y eut qu’1 béné­fi­ciaire).

Globalement, une atmo­sphère de diver­tis­se­ment entoure cette pre­mière :

  • Avant : voir les men­tions, sur la feuille de concert lis­tant les pia­nistes et leurs cré­neaux, telles que « spe­cial guest », « guest star » ou « mys­te­ry guest star », dont cer­tains ont été iden­ti­fiés (et n’ont rien de « spe­cial » : un cri­tique musi­cal du Times, un tout jeune étu­diant en musi­co­lo­gie…).
  • Après : voir cette espèce de « Schmilblick » US où John Cale vient en rendre compte.
Le pro­gramme de la pre­mière des Vexations, le 9 sep­tembre 1963 au Pocket Theatre, New York.

Sometime during the 1980’s, lorsque le pia­niste du com­men­taire choi­sit de les jouer en guise de bis, plus net­te­ment encore que les tran­sac­tions de Cage, il fait faire agir les Vexations comme un piège à dévots, un dis­po­si­tif de cap­ture des limites de l’amour de l’art. Il pose au public un dilemme ins­ti­tu­tion­nel typique : pris en étau entre res­pect de ses valeurs et impé­ra­tifs pra­tiques, celui-ci est « condi­tion­né à se déro­ber avec mau­vaise conscience ».

Et since then — depuis 40 ans —, au sujet des Vexations, de leur struc­ture et des 840 reprises, a fleu­ri un autre genre d’« inter­pré­ta­tions » – bio­gra­phique, mathé­ma­tique, spi­ri­tuelle, éso­té­rique, numé­ro­lo­gique, neu­ros­cien­ti­fique, « sérielle ».

Ou alors : 840 serait un enco­dage arbi­traire de l’infini. Une simple sug­ges­tion. D’ailleurs, la par­ti­tion des Vexations n’est pas « cau­sale » mais « d’effet » : elle pres­crit peu, décrit sur­tout un mys­té­rieux « usage » (« il sera d’usage », « il sera bon »), un usage qui res­semble à une conven­tion. Oui mais. Avec tout l’arbitraire (va pour 840 !) d’une conven­tion qui se regarde comme un rituel, et toute la vio­lence d’une situa­tion qui se regarde comme effet du sort ou per­sé­cu­tion – vexa­tion. Vexation vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion

.

V exa­tionve xationv exa­tio nvexa­tion­vexa tion ve xati o nvexat ion vex ati o n v ex ati on v exa t io n ve xation­vex ationve xa tio n ve xat ionve xa tionve xa tion­vexa­tionv ex a tio n v ex ati on ve x ation ve xa tio n ve xat ion ve x at io n vexa ti o nvex at ionve xat ion v exat ionv ex at ionve xati o nv e x a t io n ve xat io n v e x at ion v ex at ion vexa t ion v exa­tio nve xati onvexat ionvexa­tion

.

Vexation vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa t ion ve xa t i on v exa­tio nve xa tio n v ex a tio n ve xa tion­vexa­tion vex ation ve xation vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa ti on vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­ti on v exa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion vexa­tion ve xat ionv exa tio nv e xat ion ve xa tion ve xat ion v ex at ion ve xa ti onvex atio nve x atio nve xa ti o n ve xa ti on ve xa tio nve xa tionv ex ati on ve xa ti on v exa t ion v e x ation.
Ve xation

v ex at ion.

Since then — depuis 40 ans — les inter­pré­ta­tions des Vexations se sont mul­ti­pliées et, à lire leurs rela­tions ou à consta­ter leurs dra­ma­tur­gies, elles sont aujourd’hui le plus sou­vent pro­duites et consom­mées comme des per­for­mances ath­lé­tiques (« mara­thon per­for­mances »).

Ai Onoda (21h, Tokyo, 2024)

Nicolas Horvath (35h, Paris, 2012).

Aaron D. Smith (36h22, Salt Lake City, 2021).

« Tenir » semble être l’exploit. Ce qui nous auto­rise à regar­der la vidéo en accé­lé­ré, puisque notre seul « exploit » à nous est de « ne pas nous ennuyer ».

Bref, d’année en année, de décen­nie en décen­nie, les 839 da capo sont res­tés les mêmes ; « les temps », eux, comme on dit, ont « chan­gé ». Et plan­ter dans une situa­tion don­née les 840 coups des Vexations est une façon de réa­li­ser.

Ou de dé-réa­li­ser. À ce stade, c’est plus

très net.

Cette effi­ca­ci­té ver­sa­tile est d’ailleurs, peut-être, le pro­gramme ins­crit dans le titre mys­té­rieux choi­si par « Esoterik Satie », qui ne pou­vait pas igno­rer le sens chré­tien du mot et sa place sur l’échelle des immix­tions dia­bo­liques.

  • On appelle « obses­sion » le siège du démon en vue de s’emparer de toi (affec­tant ta mémoire et ton ima­gi­na­tion notam­ment).
  • On appelle « pos­ses­sion » l’action interne du démon en toi lorsqu’il contrôle tes sens (rien de ce que tu vois, sens, entends, n’est authen­tique, tes mou­ve­ments et tes mots mêmes ne t’appartiennent plus).
  • On appelle « vexa­tion » ce har­cè­le­ment badin du démon qui, par l’intermédiaire de pranks, de pokes, d’objets mis dans le pas­sage, de déman­geai­sons inter­sca­pu­laires, de plai­san­te­ries pra­tiques de toute sorte, n’a pour effet qu’une confu­sion légère et inter­mit­tente, juste assez pour dis­traire ou pour aga­cer.

Un « trem­blé », un « bou­gé », comme on dit sur les pro­grammes de Maisons de la Poésie.

Rien de bien méchant.

En 2001, au conser­va­toire de Buenos Aires, quand une inter­pré­ta­tion col­lec­tive d’une semaine (6720 reprises) se monte pour par­ti­ci­per au mou­ve­ment étu­diant en cours, une pro­fes­seure menace l’organisateur du concert de le traî­ner en jus­tice pour deman­der des « dom­mages et inté­rêts » – en cause, le « stress acous­tique » infli­gé au per­son­nel du conser­va­toire.

Un jour­na­liste raconte qu’en 2017, sor­tant d’une inté­grale de 19 h, il tombe nez à nez avec un camion de ven­deur de glace à la musique bien connue aux US, et dont il existe une ver­sion de 12h non-stop sur YouTube, mul­ti­com­men­tée par de grands nos­tal­giques – n’était une rever­sed ou per­ver­sed « belle his­toire » (une « belle his­toire » pour esprits malins) : « J’ai connu un type qui avait ache­té ce genre de camion juste pour pou­voir faire chier le voi­si­nage en dif­fu­sant cette chan­son looool »

C’était donc ça : « faire chier ».

Les Vexations comme « sillon fer­mé » acous­tique – la pre­mière ever « boucle », celle qui devien­dra « sample » puis vec­teur de « transe » puis « ber­ceuse », jusqu’au moment où, irrité⋅e⋅s et ambiancé⋅e⋅s, on s’accordera pour dire que « ça tabasse », ou que « ça claque », ou que « ça tue », ou que « c’est chiaaaaaant ».

« C’est chiant » : ennui et irri­ta­tion.

Éreinté⋅e⋅s attentionnel⋅le⋅s, à la fois tou­jours plus accros à ce que ça change et tou­jours plus consolé⋅e⋅s par ce qui revient iden­tique, nous n’avons plus le choix que de notre chiant (et sou­vent ne savons pas à quel chiant nous vouer).

Au sens mon­dain, une « vexa­tion » est un piège redou­table ten­du à la (fausse, tou­jours) modes­tie.

L’autre jour, une amie qu’agaçaient les « pré­ten­tions poli­tiques de la lit­té­ra­ture » me deman­dait si je pen­sais que mes poèmes « allaient chan­ger le monde ». Le vieux device rhé­to­rique (hyper­bole à visée iro­nique) ne sem­blait pas pou­voir m’atteindre : je ne me suis jamais for­mu­lé l’efficace de quelque poème que ce soit dans des termes aus­si géné­raux, et pour ce qui est de ma propre « pra­tique », je la place volon­tiers au « rayon “petits inven­teurs” » (une vani­té assez clas­sique par­mi les poètes, que le sens com­mun attri­bue géné­ra­le­ment à une « glo­riole du “mino­ri­taire” »). Pourtant, il dut y avoir vexa­tion puisque, ten­tant de la répri­mer, je l’exprimai, assor­ti d’un nou­vel orgueil, jusque-là incon­nu :

Écris, sous la forme d’un para­graphe bavard, le dis­cours d’un poète cher­chant à la fois à défendre l’idée que ses poèmes n’ont pas un effet abso­lu­ment nul dans le monde, et à ne pas appa­raître comme immo­deste.« Mes poèmes ne changent pas le monde, certes, mais j’espère qu’ils ne changent pas abso­lu­ment rien au monde, ne serait-ce qu’au monde res­treint à mon entou­rage immé­diat, ou à quelques esprits sen­sibles ou curieux qui, par hasard ou dés­œu­vre­ment, vien­draient à les lire en inté­gra­li­té, ou juste à les croi­ser du regard, en pas­sant, dis­traits, sur un livre ouvert ou un écran allu­mé. Je ne pré­tends pas, bien sûr, qu’ils exercent un pou­voir déci­sif, ni qu’ils bou­le­versent des exis­tences ou ren­versent des gou­ver­ne­ments mais peut-être jettent-ils un caillou dans la méca­nique bien hui­lée de l’ennui ou du dés­in­té­rêt, qu’ils pro­voquent, pour­quoi pas, un léger fron­ce­ment de sour­cils ou une esquisse d’attention, qu’ils réveillent, à peine, une étin­celle de pen­sée ou de sen­ti­ment, si ténue soit-elle, une infime réso­nance, un écho dis­cret, comme un souffle imper­cep­tible dans la pous­sière des choses. Car à quoi bon écrire, sinon pour cela, sinon pour ima­gi­ner qu’un mot, une phrase, puisse entrer dans la trame du monde, non pas comme un acte fra­cas­sant, mais comme une vibra­tion infime, un mur­mure capable, peut-être, de déran­ger un ins­tant la gra­vi­té silen­cieuse des jours, et de la déran­ger, oui, mais modes­te­ment, si modes­te­ment qu’il ne s’agirait pas d’une révo­lu­tion, ni même d’un ren­ver­se­ment de pers­pec­tive, mais d’un simple dépla­ce­ment, à peine per­cep­tible, de ce que l’on croit immo­bile… »

Ayant délé­gué ma vexa­tion nar­cis­sique à l’IA, je reste focus sur les Vexations.

Depuis les tré­fonds de ma chambre et de mes orbites creuses, dans le four de ma tête au front mal pro­non­cé, dans la satu­ra­tion des dis­cours et même je dirais dans la flemme des termes, las, je me demande quoi faire de ce bor­del de spi­ri­tua­lisme et d’ésotérisme, de numé­ro­lo­gie et de nos­tal­gie d’avant-garde.

Tout me va, je crois, si rien n’en reste là

.

Je ne suis pas contre envi­sa­ger une « cause » éso­té­rique quel­conque (le pro­duit du chiffre du diable et du décuple de l’âge de celle qui vient de vous lour­der égale 840) par­ti­ci­pant d’une « inten­tion » spi­ri­tuelle (se conso­ler ou s’affliger de la rup­ture amou­reuse), et visant le « condi­tion­ne­ment » ou la « mani­pu­la­tion », de l’interprète ou du public. Mais je n’imagine pas que tout ça puisse pro­duire autre chose qu’une série d’« effets » impré­vi­sibles, exo­té­riques – exo­té­riques parce qu’imprévisibles (au rayon des « effets » de L’Art, est-ce qu’on en trouve d’autres ?).

Je n’ai rien contre une « inten­tion » spi­ri­tuelle, une « cause » bio­gra­phique, un « pro­jet » magique d’une « effi­ca­ci­té dia­bo­lique » – et des « effets » incal­cu­lables. Rien contre une « démarche » expé­ri­men­tale abs­traite, pro­duit d’un « pro­ces­sus sto­chas­tique », et débou­chant sur une pièce gen­ti­ment retorse mais au fond sans dif­fi­cul­té, une mélo­die, « tona­le­ment instable » c’est vrai, « har­mo­ni­que­ment floue » c’est pas faux, mais au final rien qu’une petite mélo­die d’arrière-fond, un meuble de « situa­tion », une tapis­se­rie au « deve­nir envi­ron­ne­ment ».

Un objet ano­din, quo­ti­dien, peu à peu déréa­li­sé, et de plus en plus déréel à mesure qu’il est répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

répé­té

(comme les lettres d’un mot rede­ve­nant matér
iell
es).

Un tra­jet spi­ri­tuel dégui­sé en l’objet d’un rituel pré­cis (la pré­ci­sion fai­sant l’« effet » que « tout ça a un sens »).

Un exer­cice de médi­ta­tion pour phi­lo­sophe ana­ly­tique (faire du « fea­ture-pla­cing » pen­dant 35h : « il y a du même ici », « voi­ci du dif­fé­rent »…).

Un défi pour jeune alchi­miste (trans­for­mer l’or du temps en plomb de chiant, ou l’inverse).

Un passe-temps pour incel en chambre (mon­ter une inté­grale sur Twitch où chaque note est rem­pla­cée par une syl­labe pit­chée d’un dis­cours d’Elon Musk).

Un tue‑l’ennui pour Gen Z sous couette (se jouer l’intégrale sur YouTube mais en vitesse x2).

Un palier d’éveil pour Connecticutais visant le sato­ri (tra­cer vers l’West en pick-up jusqu’à ce que la musique s’arrête, et faire construire à cet endroit).

Ou juste un meuble de situa­tion.

Un conno­ta­teur mobi­lier robuste.

Un arrière-plan sonore, un fond d’écran acous­tique aux qua­li­tés musi­cales acces­soires.

Une petite paséine, riche­ment enca­drée.

Une œuvre du « rayon des petits inven­teurs », dit Boulez, pour qui Satie fut « sou­vent à la page, quel­que­fois avant la page : tou­jours sa musique date ». « Ses har­mo­nies, ses mélo­dies, ses rythmes n’ont plus d’intérêt. Ils donnent du plai­sir à ceux qui n’ont rien de mieux à faire de leur temps. Ils ont per­du le don d’irriter… Certes, per­sonne ne pour­rait sup­por­ter une exé­cu­tion des Vexations… mais à vrai dire, pour­quoi give it a thought ? », ajoute Cage, deux ans avant de mon­ter la pre­mière inté­grale (comme si l’idée absurde de ne serait-ce que « give it a thought » s’était muée en obses­sion), et de décla­rer à l’issue de celle-ci :« Vous êtes fami­lier d’un mor­ceau de musique. Vous vous dites “Je vais le jouer 840 fois”. Vous pré­voyez de le faire. Vous vous enga­gez à le faire. À ce stade, vous aurez ten­dance à pen­ser que vous avez déjà vécu l’expérience, pas la peine qu’elle ait lieu. C’est une idée fon­da­men­tale de ce qu’on appelle “art concep­tuel”, je crois (et on m’a sou­vent asso­cié à l’art concep­tuel, jus­te­ment parce que je m’intéressais à des trucs comme jouer les Vexations de Satie). Or non seule­ment l’expérience vécue pen­dant les 18 heures et 40 minutes ne res­sem­blait pas du tout à l’idée que je m’en fai­sais, mais quand, à l’issue de la per­for­mance, je suis ren­tré chez moi en voi­ture à tra­vers la cam­pagne, j’ai dor­mi pen­dant allez, peut-être pas 18 heures et 40 minutes, mais disons 10 heures 15 minutes, et à mon réveil je me sen­tais abso­lu­ment dif­fé­rent. Et même : mon envi­ron­ne­ment immé­diat, celui dans lequel j’étais habi­tué à vivre, était deve­nu mécon­nais­sable. Autrement dit, j’avais chan­gé, et le monde avait chan­gé. »

De quel « objet », fût-il sor­ti du « rayon des petits inven­teurs », peut-on dire aujourd’hui qu’il n’a (encore) « per­du » ni « le don d’irriter », ni celui d’obséder, ni de déréa­li­ser ce qui nous entoure ?

Une prière ran­dom infi­nie dis­pen­sée par une bouche d’IA ?

Une note d’intention englou­tie par son propre écho ?

Un texte flot­tant sur fond de Vexations ?

Un vor­tex mélan­co­lique sur le cloi­son­ne­ment des mondes en miroir ?

Une simu­la­tion inter­ac­tive de l’appareil pho­na­toire humain ?

La lec­ture désaf­fec­tée de contes enn­nuyeux ?

Une inter­mi­nable reprise de Águas de Março ?

Quoi d’autre ? (Écrire à antoi­ne­hum­mel [chez] y / a * h – o \ o / [point] [suf­fixe natio­nal])

Cage détend tout le monde : si du temps a pas­sé dans le sen­ti­ment de sa durée, alors « j’ai chan­gé et le monde a chan­gé ». Si au lieu d’assister au temps qui passe, je l’ai assis­té ; si au lieu de res­ter plan­té là à regar­der pas­ser la contin­gence comme des voi­tures depuis le banc de l’abribus, je me suis fait concierge de la contin­gence (comme d’autres ont décla­ré vou­loir n’être que « col­la­bo­ra­teurs du maté­riau »), alors « j’ai chan­gé » et le monde autour.

C’est la (fausse, inévi­ta­ble­ment) modes­tie de l’argument « post­mo­derne », que m’a résu­mée l’autre jour mon ami Antoine Garrault (que je prompte sou­vent, puis pompe trop sou­vent sans guille­mets) : « Oh moi, vous savez, je ne fais que cap­tu­rer le sceau infal­si­fiable de la contin­gence ! D’ailleurs, ce n’est pas moi qui devrais signer cette œuvre, c’est la griffe unique de la situa­tion où je me suis conten­té de la pla­cer. »

C’est « la situa­tion » qui dira quels sons sont ancil­laires, quel plan et quelle garde d’« avant » ou d’« arrière ». « La situa­tion » qui dira quelle por­tion de l’histoire est l’amorce et laquelle la chute, quelle anec­dote est pour l’histoire et quelle pour l’Histoire. « La situa­tion » qui dirace qui est « conte­nu » et ce qui est « com­men­taire »,ce qui est « conti­nuer » et ce qui est « com­men­cer »,ce qui est « scène » et ce qui est « cou­lisse »,ce qui est « évé­ne­ment » et ce qui est « rou­tine »,« sin­gu­la­ri­té » et « cli­ché »,« pro­pos » et « rumeur »,« fond » et « figure »,ce qui est « maté­riau » et ce qui est « com­po­sant »,ce qui est « dis­cours » et ce qui est « parole »,ce qui est « usage » et ce qui est « men­tion »,ce qui est « décla­ré » et ce qui est « rap­por­té »,ce qui est « décou­verte » et ce qui est « inven­tion »,« struc­ture » et « impro­vi­sa­tion »,« authen­tique » et « apo­cryphe », « motif » et « décor », « cita­tions » et « allu­sions », « effet » et « affect »,« ori­gi­nal » et « copie »,« départ » et « ter­mi­nus »,« pré­sence » et « absence »,« pers­pec­tive » et « pro­jec­tion »,« centre » et « péri­phé­rie »,« frag­ment » et « tota­li­té »,« dis­tance » et « proxi­mi­té »,« éphé­mère » et « per­ma­nent »,« conso­nance » et « dis­so­nance »,« sur­face » et « pro­fon­deur »,« pro­ces­sus » et « résul­tat »…

« C’est la situa­tion qui sait ».

C’est la situa­tion qui fait.

Comment donc alors

notre (brave) concierge

va-t-il bien pou­voir réus­sir

à par­ve­nir à se tirer de cette « situa­tion », qui lui « fait » la leçon slash une blague impra­tique ?

Comment va-t-il conci­lier le res­pect de l’art et celui de ses horaires de tra­vail ?

Par quelle action déci­sive va-t-il trans­for­mer, en quelques gestes et quelques mots, une his­toire à peine fun en inté­grale de « belle his­toire » ?

Si « la Joconde est dans les esca­liers » pen­dant les horaires d’ouverture du musée, où est le concierge pen­dant les extras volon­taires du pia­niste ?

Je m’en allais jus­te­ment vous le dire quand, dimanche 22 décembre 2024 à 20h16, le concierge, que j’avais contac­té par email (car le brave homme avait lié à son compte YouTube une adresse non seule­ment valide mais encore en usage, et l’avait, chose si rare de nos jours, lais­sée en « visible par tous »), m’assura que mon sou­ve­nir écla­tant du com­men­taire com­plet, qui trône en bonne place dans la vitrine Certitudes Absolues de ma mémoire (en com­pa­gnie de véri­tés sen­sibles et pra­tiques vieilles d’à peine 5 minutes), est faux.

Merde

Bâtard

Que ferai-je ?
Que dirai-je ?
Et com­ment le sau­rai-je, si j’erre ?

« Va.
Erre.
(Et si tu erres, erre à fond.)
 »

* On pei­ne­ra peut-être à authen­ti­fier cer­taines cita­tions qui émaillent ce texte. Je tiens à dis­po­si­tion des scep­tiques la série de prompts qui les a pro­duites, de type « Qui a dit/écrit : [cita­tion] ? », « De qui est cette célèbre phrase sur [expres­sion entre guille­mets] ? », « Qu’a écrit [X] à pro­pos de l’avant-garde ? » etc. (ChatGPT-4o, décembre 2024 – jan­vier 2025).