15 03 20

Plaisir de le savoir

  1. La poix désigne conven­tion­nel­le­ment, d’après Wikipédia, « n’importe quel liquide très vis­queux, qui semble solide ».
    1. Est-ce que « n’importe quel liquide très vis­queux, qui semble solide » est une des­crip­tion de l’usage du mot « poix » ou de la chose elle-même ? Est-ce que c’est la défi­ni­tion de « poix » ou la carac­té­ri­sa­tion de la poix ? Et alors une carac­té­ri­sa­tion par le propre ou par l’espèce ? Est-ce que la poix tient sa sin­gu­la­ri­té dans le monde du fait d’allier sem­blance de soli­di­té et vis­co­si­té effec­tive ? Ou est-ce que par là elle s’apparente à une foule d’autres choses qui se dis­tinguent sur le même mode ? Est-ce que la « sem­blance » de soli­di­té abuse uni­que­ment la vue ou aus­si le tou­cher ? Et si aus­si le tou­cher, pour­quoi est-ce que la vis­co­si­té, au contraire de la soli­di­té, serait épar­gnée des vicis­si­tudes empi­riques de la « sem­blance » ? Pourquoi est-ce qu’on ne dirait pas : une sub­stance qui, sous le rap­port de l’expérience en labo­ra­toire, semble être un liquide d’une grande vis­co­si­té, et sous le rap­port de l’expérience ordi­naire, un corps solide ? Quand, où, à qui, dans quels yeux, sous quels pieds et entre quelles mains, est-ce que la poix « semble solide » ?
    2. La phrase de Wikipédia est elle-même vis­queuse-qui-semble-solide. Ses termes lapi­daires ne l’empêchent pas de gout­ter, de nous cou­ler entre les doigts si on cherche à s’y accro­cher : « poix » ne désigne rien de sub­stan­tiel en propre, mais seule­ment une espèce ou un type de sub­stance (par exemple : poix de résine ou de gou­dron, bitume).
    3. À vrai dire, « poix » ne désigne même pas un type de sub­stances de même ori­gine ou issues d’un même pro­cé­dé d’extraction ou de fabri­ca­tion, mais un ensemble de pro­prié­tés par­mi les­quelles la vis­co­si­té, l’adhérence, l’isolance – toutes extrêmes.
    4. C’est à cette quan­ti­té de qua­li­tés qu’on a don­né un nom com­mun, un nom dont le carac­tère mono­syl­la­bique laisse ima­gi­ner une impo­si­tion très lente, ou bien subite. « Poix » a peut-être été reçu d’un coup, dans l’évidence d’une ana­lo­gie avec un truc déjà nom­mé (sub­stance maté­rielle ou imma­té­rielle, divine ou amie), ou alors « poix » a long­temps tour­né dans les bouches, sous une forme mal dégros­sie d’abord puis de plus en plus raf­fi­née, jusqu’à ce qu’un jour, au bout d’un cer­tain nombre de veillées com­mu­nau­taires autour du feu com­mu­nau­taire, un quin­tes­sen­cier mono­syl­labe ne s’atteste, et là-des­sus un accord infor­mel, sans conver­sa­tion mais par elle, s’établit autour du son « poix » – son aus­si impropre que n’importe quel autre mais pas grave, il va bien tant qu’on le cré­dite.
    5. Mettons que de ce jour on a ren­du « poix » res­pon­sable d’un savoir liquide. On a mis « poix » en charge d’une réa­li­té mal authen­ti­fiée mais bien dis­po­sée pour l’usage. On a fait usage de poix et de son nom sans souf­frir de n’y avoir atta­ché ni norme ni for­mat.
  2. La défi­ni­tion wiki­pé­dienne n’offre pas de prises sur la poix. Elle ne per­met pas d’entrer dans la den­si­té du savoir conte­nu dans le petit mot en charge – qu’on l’épelle poix, poisse, pik, pis­sa, pix, pez, pek, peg, pece, peck, pica, pitch ou même Pech. Connaître l’objet poix au-delà de ses défi­ni­tions impose :
    • une démarche séman­ti­co-ency­clo­pé­dique (lis­ter ce qui carac­té­rise la poix, jusqu’à ce qu’un propre-de-la-poix appa­raisse, à l’intersection des traits carac­té­ris­tiques),

    ou

    • une démarche empi­rique (obser­ver « poix » en situa­tion, dans la varié­té de ses usages et de ses mani­fes­ta­tions, jusqu’à décoc­tion de ses pro­prié­tés essen­tielles).

    1. La démarche séman­ti­co-ency­clo­pé­dique four­nit par exemple des phrases comme

        Les Égyptiens endui­saient les corps de poix noire avant de les momi­fier, comme Noé son Arche avant de la mettre à l’eau.

        La poix entre dans la com­po­si­tion du feu gré­geois, arme incen­diaire brû­lant même sur l’eau.

    2. Ces phrases ins­truc­tives res­sor­tissent à la rubrique – typi­que­ment fran­çaise en ce qu’elle par­ti­cipe d’un pro­gramme d’édification des enfants de 7 à 77 ans – qu’on appelle volon­tiers « le saviez-vous ? ». Les « le saviez-vous ? » n’invitent pas à s’amuser en appre­nant. Leur fonc­tion est de don­ner une bonne leçon. La teneur d’un « Le saviez-vous ? », quel que soit son conte­nu, est en der­nier lieu : vous ne le saviez pas. Dans la mesure où, en géné­ral, les « le saviez-vous ? » concernent des domaines ordi­naires de la connais­sance – le poids ou la taille de quelque ani­mal (Les vers de terre repré­sentent 80% de la bio­masse de la Terre.), une sta­tis­tique effa­rante concer­nant les déchets ou l’argent (Avec la dette natio­nale fran­çaise, on pour­rait édi­fier une réplique à l’échelle de l’Arc de Triomphe en billets de 500€.), l’improbable lon­gé­vi­té d’une pra­tique dans laquelle on recon­naî­tra une constante anthro­po­lo­gique ras­su­rante (Déjà les Égyptiens man­geaient du melon.), etc. – « le saviez-vous ? » n’est badin qu’en sur­face ; pro­fon­dé­ment il inter­pelle : vous vivez dans un monde et vous ne savez rien de lui ; voire : vous évo­luez dans le monde mais vous ne l’habi­tez pas vrai­ment, vous ne remar­quez pas cer­taines choses évi­dentes, comme, par exemple, que ce sur quoi vous mar­chez – la poix de bitume – est en réa­li­té liquide. Vous êtes dupes du semble-solide.
      1. Parce qu’il sub­sti­tue à la défi­ni­tion une série dis­crète d’événements qui font cas, le genre anglo­phone du fun fact est lui exem­plaire d’une approche empi­rique ; en ce sens, c’est une alter­na­tive bien plus radi­cale à l’approche défi­ni­tion­nelle. D’ailleurs le fun fact n’est pas, comme son parent fran­çais, un ani­mal soli­taire : en tant que genre, le fun fact, comme le fait social, est en fait une pelote de faits – faits, sinon drôles, au moins curieux ou inso­lites. La fun fac­tua­li­té ne fonc­tionne véri­ta­ble­ment – le fun n’est extrait du fact – qu’à accu­mu­ler les anec­dotes qui, bien que sem­blant éparses, finissent par don­ner une consis­tance épis­té­mo­lo­gique à leur objet.
      2. Simplement, contrai­re­ment au « le saviez-vous », le fun fact ne réfère pas à l’épistémologie clas­sique de la curio­si­té natu­relle res­sai­sie par l’intelligence : il n’y a rien à apprendre, à savoir ; il y a le constat que, glo­ba­le­ment, ça marche (même quand ça semble ne pas mar­cher), ça coule (même quand ça semble stag­ner), ça roule (même quand ça semble en panne), etc.
        1. Il ne faut pas confondre les fun facts avec des faits qui piquent ou éveillent la curio­si­té. Les fun facts ne piquent ni n’éveillent ; ils mettent devant le fact accom­pli, le fait vic­to­rieux, la réa­li­té per­for­mante.
        2. Le fun fact envoie du lourd avec du léger ; c’est une arme de pointe. Il bom­barde de l’anecdotique enjaillant – et c’est là peut-être la dif­fé­rence la plus déci­sive d’avec « le saviez-vous ? » : le fun fact rend joyeuse la condi­tion de dupe, et ne dra­ma­tise ni l’ignorance ni l’inconséquence.
    3. De façon trans­pa­rente à son nom, la réfé­rence épis­té­mo­lo­gique du fun fact est davan­tage celle d’un mode ludique et doux de l’apprentissage : se faire plai­sir en appre­nant.
    4. Le fun fact est à la fois plus géné­reux et plus vaseux que « le saviez-vous ? » ; il pro­met une volup­té limi­tée. Le conte­nu du fun fact est : quelque chose que ça fait plai­sir de le savoir. Sa teneur : ça fait plai­sir de le savoir. D’où qu’on peut, et qu’à vrai dire on doit, tra­duire « des fun facts » par « des faits-plai­sir ».
      1. Mais même alors le fran­çais, comme de cou­tume, grève et per­ver­tit ce dont il s’empare. Pendant la cam­pagne pré­si­den­tielle de 2017, un sou­tien de Marine Le Pen a fait un dis­cours, assez voci­fé­rant, dans lequel il pro­nonce triom­pha­le­ment cette phrase :

          Victor Hugo n’a jamais appris l’arabe à l’école, et ça me fait plai­sir de le savoir.

        (La charge libi­di­nale inves­tie ou reçue dans le plai­sir de le savoir est diver­se­ment répar­tie chez les indi­vi­dus. (Il faut tenir bon sur l’idée que cette diver­si­té affec­tive est la beau­té du monde, sans oublier pour autant que cer­tains d’entre nous sont libi­di­na­le­ment misé­rables – et les aider, soit à vivre autre­ment, soit à mou­rir comme ça.) Le fas­ciste est du deuxième genre : il sait se faire plai­sir de le savoir à peu de faits (à vrai dire, des non-faits lui vont aus­si bien).)

  3. Soit une série de faits édi­fiants ou enjaillants à pro­pos de la poix :
    • « La poix est envi­ron 230 000 000 000 000 de fois plus vis­queuse que l’eau, comme démon­tré par l’expérience de la goutte de poix. »
    • L’expérience de la goutte de poix est com­mu­né­ment consi­dé­rée comme « l’expérience conti­nue en labo­ra­toire la plus longue jamais menée », record en cours (the world’s lon­gest conti­nuous­ly run­ning labo­ra­to­ry expe­riment).
    • On attend pour 2020 la dixième goutte de poix. La pre­mière est tom­bée en 1938, huit ans après le début de l’expérience.
    • Il y a une vidéo sur Youtube du moment où une goutte de poix – la neu­vième – sous cloche finit par tom­ber. La vidéo s’appelle « Pitch tar drop final­ly falls ! », ce qui signi­fie : La goutte de poix tombe enfin !
    • La pré­cé­dente goutte, qu’on avait atten­due près de dix ans elle aus­si, et qui devait être la pre­mière jamais vidéo­cap­tu­rée, est tom­bée pen­dant les seules 20 minutes durant ces dix années où la web­cam était en panne.

    • La pré­cé­dente goutte – la hui­tième –, qu’on avait atten­due près de dix ans elle aus­si, et qui devait être la pre­mière jamais vidéo­cap­tu­rée, est tom­bée pen­dant les seules 20 minutes durant ces dix années où la web­cam char­gée de l’im­mor­ta­li­ser était tom­bée en panne.

    (Le plai­sir de le savoir peut être renou­ve­lé à faible inter­valle si le fait est spé­cia­le­ment fris­son­nant d’être spé­cia­le­ment impro­bable.)

    1. Oui, bien sûr que c’est : ins­truc­tif, puis (de plus en plus) fun. Bien sûr que le der­nier fait fait spé­cia­le­ment plai­sir de le savoir. Mais main­te­nant figu­rez-vous tom­bant, un de ces jours où le fun, acci­den­tel ou chi­né, console des néces­si­tés de la vie, sur une sorte de scep­tique radi­cal :
      • – Prouve-moi que la hui­tième goutte de poix est réel­le­ment tom­bée.
      • – Qu’est-ce que tu veux qu’elle ait fait d’autre ? Une goutte de poix, hui­tième ou pas, ça tombe.
      • – Qui te dit que quelqu’un n’est pas venu, en ton absence ou en l’absence de la web­cam, tirer sur la goutte.
      • – Qu’un inter­ces­seur du labo ait agi ou pas, c’est encore, pour la goutte, au moins à nos yeux d’enchantés, tom­ber que d’avoir été tirée des­sus vers le bas. Qu’on l’ait ou pas aidée, la goutte a chu. La chute des corps fait par­tie des lois solides que nous recon­nais­sons – de ces rares lois qui récon­ci­lient le savoir idio­ma­tique, le savoir expé­rien­tiel et le savoir scien­ti­fique : quand nous appré­hen­dons, tou­jours, nous en tenons compte, et nous ne cher­chons que rare­ment à nous y mesu­rer. Nous savons qu’en tout lieu et à tout moment, dans les condi­tions défi­nies par la phy­sique de notre sphère, ça tombe, ça va vers le bas, et ce, que ça reçoive ou pas assis­tance ou secours. Qu’on dévale ou qu’on goutte, qu’on nous retienne ou qu’on nous pré­ci­pite, on doit admettre que ça tombe.
      • – Oui mais si ça se trouve, pour des rai­sons qui nous échappent à l’heure actuelle, et pour la pre­mière fois dans l’histoire de la fac­tua­li­té sub­lu­naire, la loi de la chute des corps a été sus­pen­due, et la goutte de poix n’est pas tom­bée. Elle a peut-être été trans­la­tée de sa posi­tion haute (carac­té­ris­tique de son état de goutte) à une posi­tion basse (carac­té­ris­tique de son état de tas). Ou alors elle se sera rétrac­tée, recons­ti­tuant la masse com­pacte qu’elle for­mait avec le reste de la poix quelque dix ans plus tôt. Peut-être qu’elle se sera, dans un grand moment d’inversion ou de repro­ces­sion cos­mique (à l’origine, qui sait ?, de la panne élec­trique éga­le­ment), affais­sée vers le haut sur son socle ini­tial.
    2. Autrement dit : en dépit d’une loi uni­ver­selle jamais démen­tie de mémoire d’humain, quelqu’un pour­rait arri­ver débar­quer venir mettre en doute que la goutte de poix fût réel­le­ment tom­bée.
    3. Voilà qui est déjà beau­coup moins fun. Mais voi­là qui n’est pas encore par­ti­cu­liè­re­ment grave.
  4. Plus grave est ce fait, que l’institution en charge de la conduite de l’expérience de la goutte de poix – la plus longue jamais menée en labo­ra­toire – a fait un trai­ler inquié­tant, qui menace les bases du pacte épis­té­mo­lo­gique entre le spé­cia­lisme rigou­reu­se­ment pen­ché sur le savoir et la pro­fa­ni­té curieuse, juste enjaillée de le savoir.
    1. La vidéo de l’Université Anglophone dont on fait des Sweat-Shirts montre, sur une musique sym­pho­nique plu­tôt triom­phante, une goutte de poix en train de gout­ter. Mais l’UASS arrête la vidéo au moment où la goutte va se déta­cher du reste vivant de la poix, pour tom­ber dans le tas mort de la poix déjà gout­tée. Au moment de l’arrêt, l’université balance dans sa vidéo un car­ton :
      • « see what hap­pens next on http://theninthwatch.com »

    2. Comment ça ? Pourquoi ça : what hap­pens next ? On SAIT what hap­pens next. La goutte tombe. Enfin. Pitch tar drop final­ly falls !
    3. Soyons clair : la seule chose que la goutte de poix peut faire, dans ces cir­cons­tances où elle a déjà com­men­cé depuis des années à tom­ber, c’est pour­suivre sa chute jusqu’à l’achever. Pourquoi pro­duire un trai­ler à sus­pense avec la chute des corps ? Les scien­ti­fiques de l’UASS sont-ils à ce point absor­bés dans l’observation de la goutte de poix qu’ils en oublient jusqu’aux fon­da­men­taux dra­ma­tur­giques (le prin­cipe du sus­pense) ? Est-ce qu’il faut y voir une ten­ta­tive misé­rable de faire du fun — d’ajouter du fun au curieux ? Peut-on vrai­ment, quand on est en charge de science, faire du fun auprès du com­mun avec la chute des corps ?
    4. Le trai­ler de l’UASS est — le saviez-vous ? — un suc­cès : 99% d’entre nous ont envie d’aller voir, sur le site en ques­tion, what hap­pens next.
      1. Notre envie est com­po­sée à 1% de doute facé­tieux (le plai­sir pris à faire agir sa capa­ci­té à dou­ter des évi­dences) : et si la goutte de poix ne tom­bait pas ? On veut bien prendre une par­ti­ci­pa­tion, à hau­teur de 1%, à la filière scep­tique de l’UASS. Un petit pour cent pour le petit fris­son.
      2. Mais notre envie d’aller visi­ter l’adresse en ques­tion — theninthwatch.com — est com­po­sée à 99% du plai­sir entre­vu dans le constat que la goutte tombe bien, qu’elle tombe enfin-point‑d’exclamation. C’‘est la défi­ni­tion posi­tive d’un sou­la­ge­ment : on savait que ça allait arri­ver, ça devait arri­ver, et ça arrive bien, ça arrive effec­ti­ve­ment, et ça fait plai­sir que ça arrive, quand ça arrive.
      3. En réa­li­té, l’UASS fait un tel trai­ler car elle sup­pose, ou même elle croit ferme, qu’il y a une satis­fac­tion par­ti­cu­lière à voir la goutte, dont on sait qu’elle va tom­ber, effec­ti­ve­ment tom­ber. Qu’il y a plai­sir à consta­ter que ce qui devait se pas­ser se passe.
      4. Une volup­té : la volup­té de confir­ma­tion, la volup­té liée au com­ble­ment des attentes. Un ver­dict — la goutte tombe enfin ! — vient s’encastrer par­fai­te­ment dans la pré­somp­tion — la goutte va tom­ber, hein ? La pré­somp­tion congrue dans le ver­dict.
  5. La révé­la­tion per­ma­nente que consti­tue la chute des corps – et qui est en charge de la véri­té des choses ultimes, tom­bées bas, gout­tées sans appel – confirme nos hypo­thèses tran­si­toires quant aux véri­tés en cours.
    1. Le monde est bien, conti­nuous­ly run­ning.
    2. Tout ce qui goutte a rai­son de gout­ter.
    3. Aucune goutte, ou toute, (n’)est man­quée dans sa chute.