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Burton, Anatomie de la mélancolie

Si un homme s’of­fense, qu’il jette le gant, je n’en ai cure. Je ne te dois rien (lec­teur), je n’at­tends de toi aucune faveur, je suis indé­pen­dant, je n’ai pas peur.

Non, je me rétracte, ce n’est pas vrai, cela me touche, j’ai peur, je confesse ma faute, je recon­nais ma très grave offense :

Motos praes­tat –[Apaisons d’a­bord la mer agi­tée, je suis allé trop loin, j’ai par­lé sot­te­ment et trop vite, de manière mal­avi­sée, absurde, j’ai fait l’a­na­to­mie de ma propre folie. Et voi­là que, sou­dai­ne­ment, j’ai l’im­pres­sion de m’é­veiller comme après un rêve ; j’ai eu une crise de délire, de fan­tasmes, je bat­tais la cam­pagne, j’ai insul­té la plu­part des hommes, j’en ai mal­trai­té cer­tains, offen­sé d’autres, je me suis fait du tort à moi-même ; et main­te­nant que j’ai recou­vré la rai­son et que j’en­tre­vois mon erreur, je m’é­crie avec Orlando, Solvite me –[Pardonnez-moi, par­don­nez, o boni –[ô mes bons amis, le pas­sé, et je ferai amende hono­rable dans le futur ; je vous pro­mets un dis­cours plus sobre dans le trai­té qui suit.

Si par fai­blesse, folie, pas­sion, mécon­ten­te­ment, igno­rance, j’ai par­lé de tra­vers, que cela soit oublié et par­don­né. Je recon­nais que Tacite dit vrai, Asperae face­tiae –[une plai­san­te­rie amère laisse der­rière elle un arrière-goût. Et comme le fai­sait remar­quer l’ho­no­rable Francis Bacon : si les hommes craignent l’es­prit du sati­riste, lui craint leur mémoire. Je peux à juste titre craindre le pire et, bien que j’es­père n’a­voir offen­sé per­sonne, j’im­plo­re­rai néan­moins votre par­don en emprun­tant les mots de Médée :

Illud jam voce –

Dans mes der­nières paroles, voi­ci ce que je désire : Que ce que j’ai dit sous le coup de la pas­sion ou de mon ire

Puisse être oublié, et que l’on garde de nous,

À l’a­ve­nir, un sou­ve­nir plus doux.

Je demande ins­tam­ment à chaque homme en par­ti­cu­lier, comme Scaliger le fit avec Cardan, de ne pas s’of­fen­ser. Je conclu­rai en le citant : Si me cogni­tum haberes –[si tu connais­sais ma modes­tie et ma naï­ve­té, tu me par­don­ne­rais aisé­ment ce qui est ici mal­ve­nu de ma part ou mal reçu de la tienne. Si, en dis­sé­quant cette sombre humeur, ma main a déra­pé, si, comme un appren­ti peu habile, j’in­cise trop pro­fond, je coupe à tra­vers la peau et, sans m’en rendre compte, la fais sai­gner, ou si je fais une entaille à côté, par­donne une main peu agile, un scal­pel peu pré­cis : il est très dif­fi­cile de gar­der un ton uni­forme, une méthode constante, sans faire par­fois un écart. Difficile est –[il est ardu de ne pas écrire une satire car il y a tant de diver­sions, tant de per­tur­ba­tions internes qui nous dérangent, et par­fois les meilleurs peuvent se trom­per ; ali­quan­do bonus –[par­fois l’ex­cellent Homere fait une sieste, il est impos­sible de ne pas aller trop loin lors­qu’il y a tant de choses à dire ; opere in lon­go –[durant un si long tra­vail, un court repos est per­mis. Mais qu’ai-je besoin de dire tout cela ? J’espère qu’il n’y aura aucune matière à offense ; s’il y en a, Nemo ali­quid reco­gnos­cat –[Que nul ne prenne ces choses per­son­nel­le­ment, il ne s’a­git que de fic­tions. Si qui­conque est offen­sé, je renie­rai tout, c’est là mon der­nier refuge, je me rétrac­te­rai, je démen­ti­rai tout ce que j’ai dit, et je m’ex­cu­se­rai avec autant de faci­li­té qu’il m’ac­cuse ; mais, gen­til lec­teur, je crois en ta bien­veillante appro­ba­tion et en tes bonnes grâces. C’est, par consé­quent, avec un espoir et une confiance ren­for­cés que je com­mence.

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trad.  Gisèle Venet
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p. 133–135