Car comment (disoyt il) pourroys ie gouverner aultruy, qui moymesmes gouverner ne sçauroys ?1
Aber alle die Aktiven, sie waren Nazis. 2
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Objet·s d’une expérience pédagogique d’ampleur générationnelle, nous fûmes élevé·s sous le précepte qu’il est bon pour l’enfant de s’ennuyer un peu, que ça nous apprendra la patience et la variété des reliefs temporels. Alors nous nous fîmes chier – longtemps, profond. Et parmi nous il y en a même qui se firent tant et si bien chier qu’on les oublia dans leur chambre au moment où tout le monde se mettait en rang pour se faire diagnostiquer son TDAH.
Mais, à l’adolescence, se faire chier s’agrémente de drogues douces, puis dures, voire disponibles en pharmacie ; se faire chier prend des proportions ingérables et on finit par nous pousser, assez soudainement et plutôt dans le dos, à L’ACTION, alors qu’on avait béni jusque-là le calme reposant de nos chiances. Irrité désormais par notre chiance infinie de gluance et de flemme, on nous empoigne, on nous secoue, on nous déloge de nos chambres, on nous extirpe des vapeurs de shit et, objet·s d’une expérience humaine d’ampleur épocale, on nous incite à ENTREPRENDRE – un mot bizarre qu’on a vu passer dans les textes au programme : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » (Rousseau:1782) et dans la septième des huit « Compétences clés du citoyen européen » : « L’esprit d’initiative et d’entreprise qui consiste en la capacité de passer des idées aux actes, supposant créativité, innovation et prise de risques, ainsi que la capacité de programmer et de gérer des projets en vue de la réalisation d’objectifs. » (UE:2006)
On nous somme d’ENTREPRENDRE, alors on s’agite, entrepreneurialement, avec POLYVALENCE, avec INITIATIVE, on prend l’air de GÉRER et de FAIRE QUELQUE CHOSE, et d’avoir une MISSION, un PROPOS, une TÂCHE, une OPINION… – mais en fait on se fait chier. Inutile de nous amadouer, inutile de gratifier notre chiance de noms dignes d’intégrer le programme (désœuvrement, langueur, désertion…). Nous ne chérissons pas spécialement notre chiance. Nous savons comme tout le monde qu’il est préférable d’avoir quelque chose à faire, quelque chose à dire, quelque chose à vivre ; nous vivons dans la pleine conscience qu’il y aurait mieux à faire, mais quand même nous ne faisons rien, ou pas grand-chose, et avec peine et sans constance, et ça, ça s’appelle vraiment se faire chier – qu’est-ce qu’on se fait chier ! – et on se fait d’autant plus chier qu’il y aurait mieux à faire.
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Il est des quêtes secrètes, jamais formulées au grand jour, dont on peut supposer qu’elles nourrissent chez le plus grand nombre les raisons-de-continuer-plutôt-que‑d’en-finir ; il est des requêtes effectuées en mode navigation privée, des questions posées pour un·e ami·e qui en disent plus sur une cohorte que tous les hors-série d’hebdomadaires de gauche, de droite, d’extrême centre. Ainsi parmi la nôtre (cohorte), on était nombreux qui cherchait désespérément à se procurer une drogue rare et puissante, une drogue légendaire objet de mille rumeurs, une substance raffinée sortie du labo de la nature, d’une complexité officinale mais disponible à l’état brut, entre deux blobs, dans quelque recoin synthétique de la nature élémentale – de la nature de pointe ; on allait par les circuits informationnels de l’époque, de NTIC en NTIC, demandant aux IA d’alors, dans le style caractéristique de l’époque :
MATURITÉ COMMENT S’EN PROCURER
Ah mais ça c’est pas comme le reste, fils, c’est pas : tu demandes aux gens qui traînent à la gare. Aucune chaise de jardin, aucun akha akha ne t’indiqueront que tu approches du four. Aucune chaîne Telegram ne t’en proposera dans un pochon fun. C’est un travail. C’est un process. C’est un constat que tu ne peux faire qu’une fois passé le seuil. Un jour, tu te réveilles et tu ne penses pas direct à te branler ou à te faire un bang ; tu te projettes dans la journée avec méthode et stratégie ; tu te poses des questions sur le sens des choses plutôt que sur leur nom ou sur leur origine ; tu connais ton corps, ses forces, leurs limites ; tu produis autant que tu dépenses ; tu consumes autant que tu consommes ; que tu sois triste ou gai tu mets ça sur le compte de « l’humeur » et tu traces ta route ; une envie de Cévennes monte en toi ; tu règles instinctivement la température parfaite pour tes bains (elle est comme tu dirais de ton tempérament : tiède mais non tépide, ou l’inverse) ; tu bandes toujours à peu près ferme mais désormais seulement quand c’est approprié ; tu toises ton paternel comme on chahute un prof d’Histoire à deux ans de la retraite car tu sais, au fond, que tu le démontes quand il veut.
Tu es renseigné sur tes droits.
Tu crois que tu consens à chaque fois que tu acceptes (et tu n’acceptes plus que pour des raisons hiérarchiques).
Tu connais ton SIRET par cœur.
Chère Union de Recouvrement,
Je vous remercie pour les faits. Ils sont ce qu’ils sont, c’est ainsi. Tant d’obstacles ont compromis échec et succès, avenir, partenariat. Les coupables se vanteront de leur crime, donc ne les cherchons pas. Le temps permettant, les bouches se délieront, et ce ne sera un « progrès pour personne », tu diras. Aussi bien le progrès ne nous intéresse pas.
#metooURSSAF, immolations de cotisants – on sait de quelle sale race vous êtes, vous qu’on ne peut faire morfler qu’en morflant soi-même davantage. La révolution n’est pas à somme nulle. Elle sera même, dans ses débuts, au débit des gens qui la font. C’est à quoi je consens.
Ceci est la fin de l’ère du moyen conventionnel de l’« envoi ». Bientôt : l’assaut. On joue avec le vent : on récolte des nuages. On joue avec les nuages : on récolte des pluies acides. J’ai perdu tout espoir. Je ne possède que ma violence. Ce n’est pas un délire « chronique », une « crampe » au poignet droit, une « dispense » de piscine, c’est ma CONDITION, c’est ma FABLE.
Tous les matins je me réveille, je suis coincé dans l’habitacle d’un vaisseau coulé – l’« À‑Quoi-Bon ». Toi, renfloueuse au sein de Jusqu’Ici SA, tu finis par me remonter ; tu n’as rien manqué de mon naufrage, et tu n’es intervenue qu’une fois le fond touché, car plus profond l’on sombre et plus tu factures. Tu m’as regardé, pendant que je coulais, supplier pour quelques annuités – rieuse. Ris. Tu peux rire. D’ailleurs comme tout le monde tu ris parce que tu le peux.
Je reste cordialement malgré, parce que même ça ça pourrait me coûter. Puisses-tu mourir avant et devant moi.
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Nous sommes un Monsieur et nous avons l’âme romantique. Nous souhaitons par conséquent la disparition de notre forme de vie. Nous souhaitons que disparaisse à tout jamais la forme-Monsieur (la forme-jeune-homme aussi bien) mais nous n’avons pas le cœur de l’abolir nous-même·s, et même – un Sujet Majoritaire ne fait pas autrement – nous continuons de quer-cro tant que ça passe.
Nous avons l’âme romantique, mais nous ne la réclamons pas de nature. Nous l’avons méthodiquement acquise, à force de petits revers et de renoncements mesurés, laissant mélancoliquement filer quelques-unes de nos possessions pour ne pas avoir à lâcher notre position. Nous l’avons méthodiquement acquise, nous à qui la vie a, pendant toutes ces années où nous n’étions pas sage·s, fait beaucoup de cadeaux. Et maintenant que, contraint·s par l’épuisement de nos forces et forcé·s de constater notre vétusté imminente, maintenant que la fontaine d’or de nos privilèges commence à se tarir, nous jurons d’en user avec modération – trop tard : notre contrition n’est qu’une concession, et qui concède volontiers possède encore trop.
Nous sommes un Monsieur et nous avons l’âme romantique. Nous savons que nos mots, comme ceux de qui s’applique à avoir un 15 en rédac, appartiennent aux Anciens qui parlent à travers nous. Et si, comme Rousseau quand il dit qu’il fait plus confiance, pour trouver la vérité, à lui-même qu’aux arguments des autres et à la raison universelle, nous proclamions :« Adopté par ma raison, confirmé par mon cœur. » le problème n’est pas que ça ne serait pas vrai ; le problème est que ça sonnerait comme un slogan pour tondeuse, ou pour perceuse, autant dire pour personne.
C’est comme ça, des fois ça se périme et c’est pour ça qu’il faut écrire, parce que TOUT DIRE n’est pas une activité de feuille blanche, c’est un cahier de coloriage dont l’époque a déjà dessiné les formes.
si nous durions toujours.
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Latinement parlant, on commence à devenir adultus quand on devient adolescens. Aucun de-tout-temps n’en détermine l’âge, mais pour notre cohorte ça s’appelle avoir plus de 13 ans. Et bien qu’aucun acquis proverbial (sagesse, raison, discrétion…) ne nimbe cet anniversaire, c’est quand même une expérience sans retour. C’est notamment l’âge à partir duquel on, quelques années plus tard, aurait enfin le droit de s’inscrire sur des forums sur Internet qui se serait mis à exister.
Mais à quoi ressemblait patienter ses 13 ans avant l’époque où on pouvait illégalement traîner, en toute quiétude, sur les rooms snuff, suicide, zoophilia ? Et comment s’en souvenir ?
Probablement qu’on dessinait, en chambre. On dessinait des formes, plus ou moins des figures, des motifs, des labyrinthes, des cartes de mondes à peine imaginaires dévorés par les guerres impériales et les disputes de succession. Des vrais trucs de petit Européen vissé au Socle commun de connaissances ; des vrais trucs de futur Monsieur dont les parents cachent la Gameboy, le câble péritel et le plaisir que c’est, zoner dans le quartier en fumant des paquets de 10.
On jouait en solitaire – même pas contre l’ordinateur car on n’en avait pas encore, ou pas toujours. On jouait à même le bon vieux papier de bois d’arbre. On se posait des problèmes d’ampleur historique – catastrophes mondiales, crises géopolitiques – et on se proposait de les résoudre. On imaginait. On était chaud·s chaud·s pour la fiction historique. Chaque guerre une occasion de faire périr ou de faire naître à son destin tout un peuple, cowboys ou Indiens peu importe, si ça gagne ça gagne, et si ça gagne-gagne ça rapporte, de quoi faire bâtir en dur dans un style alto-minecraftien, appelle ça colonie si tu veux ça finira par s’appeler ville, province, empire, bientôt les taches blanches sur la carte porteront les noms de nos doudous, hommage aux premiers âges et gloire aux pionniers mais un jour, si soudain, un jour comme séparé du précédent par une nuit de poulailler (une nuit à l’interrupteur), un jour nettement distinct il est si soudain l’heure d’avoir plus de 13 ans, qui n’est pas encore précisément l’heure, peut-être, d’AVOIR UNE VIE, mais l’heure de se préparer activement à DEVENIR QUELQU’UN : ça parle AVENIR, DÉSIRS, DÉCISIONS ; les conseillères d’orientation, comme des bonnes fées hyper en retard, se mettent à te tricoter des destins ; et alors là ça devient clair, ça devient très très clair, ça devient d’une patence totale et totalement hors de contrôle que ÇA JOUE pour de vrai, et pour de bon, et pour toujours, et sans retour, tout allant désormais trop vite pour pouvoir faire pouce, dire pause, demander un temps mort, car adolescens est un participe présent (c’est-à-dire un ça-ne-va-pas-nulle-part), et adultus un participe passé (c’est-à-dire un trop-tard).
Dans la poche de votre chemise d’opéré, l’infirmière a glissé un formulaire d’auto-évaluation : « Votre douleur ».
Bravo, vous êtes adulte, merci à toute l’équipe.
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Entendu que notre succès dépendrait de ce qu’on saurait dire, un jour de moins en moins lointain, avec le plus grand naturel Je gère ; entendu que notre succès dépendrait qu’on le dise, et notre survie qu’on s’en donne l’air, on s’entraînerait quotidiennement, assidu·s comme jamais, diligent·s comme jamais, à GÉRER du mieux qu’on pourrait. Stratégie, management : on serait les maître·s du tableau de bord, les permanent·s du centre de supervision. Quand on ne ferait pas la journée à créer un empire on se contenterait de monter une ville, nous sommes un maire intransigeant, résolument moderne, nos projets sont somptuaires et nos rues perpendiculaires, nous ne baissons jamais trop tôt l’éclairage public (c’est + 18 % sur les atteintes aux biens), nous gagnons huit fois la Ligue des Champions avec le Bourges F. C., nous achetons Ronaldo et nous investissons sur des Brésiliens de 16 ans – et bien sûr nous cheatons, nous reloadons, nous recommençons autant de fois que besoin pour créer l’exploit, nous sommes seul·s au sommet, notre victoire est écrasante (et surprenante), notre domination sans partage, le monde est une tarte et nous préemptons toutes les parts, vorace·s, nous jouons : nous gérons : nous régnons.
Nous contrôlons : nous maîtrisons : nous dominons – en chambre, en solitaire, contre rien que l’ordinateur, sans contestation, sans opposition.
Le programme est journalier : acheter Ronaldo, la route vers les sommets, créer l’exploit, l’horizon historique, monter une ville, écraser l’adversaire, humilier l’OM, monter un dossier de domination sans partage, devenir l’auteur de sa vie, vendre Ronaldo, balancer Ronaldo du haut d’une falaise, faire rouler Ronaldo le long d’une colline escarpée, lever la coupe aux grandes oreilles, interdire les véhicules au diesel, rayer l’ennemi de la carte, assister à la chute de Ronaldo – non : la précipiter, augmenter les impôts, ériger un mall aux façades transparentes et végétalisées, asseoir sa domination sur l’Asie Mineure, renforcer la présence policière dans les QRR3, inventer le fer, découvrir le feu, développer le bronze, niquer les Rouges, niquer les Jaunes, anéantir l’ennemi, regarder Ronaldo son corps se tordre sous les coups de la dégringolade, pas d’épandage sous peine d’amende, devenir l’entraîneur de sa vie, taper HOME RUN et donner à l’Âge de pierre un coup de pied au cul à coups de lance-roquettes, entrer au Hall of Fame, booster l’offre de transport, les prendre à 16 piges, placer tous nos espoirs en eux et les revendre au Brésil s’ils ne concrétisent pas, les acheter avec des bagues et de l’acné et révéler leur potentiel, développer le feu, augmenter l’âge de la retraite, tuer le suspense en Europe, débaucher des forgerons de la cité voisine, bâtir dur, bâtir haut, bâtir dense, inculquer le respect dans les quartiers, encourager les trajets à vélo, les prendre à 15 piges et leur donner des repères, des perspectives, des valeurs, leur faire rentrer le goût de l’effort, sanctionner financièrement les parents en cas de retard à l’entraînement.
On dit que d’autres petits d’hommes passèrent leur enfance à tuer des « trolls », des « bêtes de chair », des « ogres », des « aberrations ». Ils sont probablement devenus autre chose.
Il paraît que les petits d’hommes d’aujourd’hui passent 14h par jour sur du Jeu-Joueur contre Environnement, et on raconte qu’un climat émeutier a brièvement régné en 2019 chez les 8–15 ans, quand l’éditeur d’un jeu a fait passer le temps de construction des items de 0,005 à 0,15 seconde. Probablement qu’ils décevront ou concrétiseront autrement les espoirs qu’on a mis en eux.
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Quand, las de notre 60 h/semaine de Manager de Gens, nous quittons le PC et retournons sur le terrain des opérations reproductives (dormir, manger, se purger), le souci gestionnaire mute en procure autoritaire, et nous occupons cet office à traiter un par un les cas méritant qu’on FERME LEURS GRANDES BOUCHES. Alors on peut nous voir, devant nos coquillettes refroidies, sembler dessiner des trucs dans le ketchup alors que nous sommes tout et n’en sommes à rien d’autre qu’à FERMER DES BOUCHES. Serions-nous héros de quelque Truman Show – hypothèse insistante –, on nous constaterait jusque dans les chiottes, jusque sur la cuvette froide des familles pas assez nombreuses, davantage occupé·s à FERMER DES BOUCHES qu’à pousser sérieusement. Et la nuit, dans le tréfonds des draps et tout prépuce bavant, les rides du lion barrant notre visage ne laisseraient pas supposer à qui regarderait que nous nous efforçons à autre chose qu’à FERMER DES PUTAIN DE BOUCHES. Le scénario, invariable, fait comparaître les ennemis, ou seulement les enviés, et par la mobilisation imaginaire d’une force imaginaire, force du verbe contracté comme, en amont d’un poing prêt à frapper, un biceps, nous émettons un décret mental par lequel nous FERMONS CES BOUCHES, avec une gloire hideuse, un seum supérieur, nous révélons d’une phrase ou d’un coup secs les postures et les impostures, nous baissons d’un mot bien senti tous les joggings aux chevilles, et des fois d’un bon mot bien sec et bien ferme nous nous prenons à croire qu’effectivement nous FERMONS DES BOUCHES – effectivement avec effet – et gonfle alors en nous la thèse que ce verbe, cette parole efficaces, cette façon si nôtre et si ferme de FERMER DES BOUCHES est d’une sorte unique, singulière, sans bavure, d’un seul jet, d’un seul putain de coup de proclamation de phrase, une pointe à stupéfier le monde sans commune mesure avec ce que fait au monde un « C’est toi ta mère ! », un « Vas‑y fais pas ta pute », un « Madame Madame il montre ses gonades à tout le monde ! ». La vérité nous est connue par la présomption systématique du miskine, par la présomption systématique du pire-des-raisons‑d’agir et du pire-de‑s’abstenir‑l’air-de-rien. Nous passons des journées entières à gérer le goulag mental, à fusiller les opposants, le goulag mental occupe 20 % du continent mental, puis la moitié, puis les deux tiers, alors les ami·e·s se recrutent parmi les anciens déportés, et c’est l’occasion de se découvrir un nouveau biceps verbal : le pouvoir de gracier ceux qu’on a condamnés.
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Les concepteurs et promoteurs de l’âme romantique sont sans aucun doute des Monsieurs – ils tiennent de l’intemporel Monsieur un sens (contrarié) de l’honneur, le souci (lancinant) du digne et du franc, le respect des classes et des rangs, la notabilité. Humiliés par leur siècle mais non complètement dépatricisés, ce sont des représentants de leur genre amoindri·s, et cette amoindrissement ne tient pas tant à leurs défauts eux-mêmes qu’à leur confession abondante, plaintive. Parmi ceux qu’ils se prêtent et préfèrent se prêter, dont ils aiment à se blâmer, dont ils aiment-à-aimer se blâmer préférentiellement, il y a cette inconstance de fond qui se décline en une allitération régressive : vvvvelléitaire (incapable de volonté ferme), vvvversatile (d’opinion changeante), vvvvalétudinaire (d’une santé fragile).
Réné passe de chimère en chimère comme on swipe à gauche, à défaut de volonté sonde son cœur, part « s’ensevelir dans une chaumière » en vue d’un bonheur monotone et rural, renonçant à sa bonne (mais défaillante) étoile, sauf qu’il retombe presque aussitôt, sauvagerie du rural aidant, dans ses vieux dramas, sort de la chaumière allonger ses pas dans la nuit, se met à hurler à la lune… Pourtant, piauler récrimineusement au ciel, ou « se frapper la poitrine en signe de douleur et de deuil », ce n’est pas parce que c’est drama que c’est absolument dramatique. C’est comme tourner en rond en parlant à son GPS, ou rester bloqué dans sa tête en haut d’un escalier sous kéta : c’est un peu de la détresse, bien sûr, mais c’est encore aussi de la conversation.
Qui confesse converse, au moins avec l’absence de ceux qui l’humilièrent, autant dire qui le constituèrent, puisqu’autant que de soi-même notre Monsieur est la victime du monde en personne, ce monde qui lui parle, et ceci bien qu’au fond ce soit en fait lui qui, se parlant, parle à « ce monde qui ne lui dit rien et qui ne l’entend pas » (Chateaubriand:1802).
Rousseau parle comme d’une condition d’avoir – de n’avoir que – deux dispositions périodiques : ses « âmes hebdomadaires » le soumettent à une alternance, de huitaine en huitaine, entre « sagesse folle » et « folie sage », futilité maniaque et scrupulosité maladive.
Jusqu’où peut-on descendre dans la caractérisation d’une âme versatile ? Mon âme triquotidienne ? Est-ce qu’en vertu d’un TDAH sévère, à une époque où les app designers tablent sur un temps d’attention moyen de moins de 8 secondes, on peut aller jusqu’à invoquer une âme septuaminutale ?
Non. Notre vue à nous est la moyenne vue de l’addict : la journée. Nous savons qu’elle aura une fin, et qu’il y a de meilleures chances qu’on y survive que l’inverse. Or,Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. : taf alimentaire, rendez-vous Pôle emploi, courses et ménage, altération de la conscience et, dans le temps restant,
lundi | que vaux-je ? (si le temps : qu’est-ce que la valeur ?) |
mardi | pourquoi continuer ? |
mercredi | Ligue des Champions |
jeudi | quelle est notre couleur préférée ? |
vendredi | critique généalogique |
samedi | sous la couette |
dimanche | n’aura jamais de fin |
– programme intenable, jamais tenu, chaque item finalement remplacé par : acédie clinophile, dépression du jour déclinant, il est 17 h en hiver, chien rentre au bercail et loup sort des bois, l’attention est perdue, les mots les moindres les plus éminents sonnent tous comme des stations de tram – ça dit : Allons regarder le soleil se coucher sur la mer. Demain est un autre jour. Dis la vérité ça te soulagera. et on entend : Sadie Carnot… Sadie Carnot.République-Dames… République-Dames.Foch-Abattoirs… Foch-Abattoirs., deux fois de suite à chaque fois comme ça, comme on tire deux balles pour s’assurer, à la nature des convulsions produites par la deuxième, que la première avait crevé la bête. Mais Ce qui ne te tue pas te rend plus fort !
Plus fort en quoi ?
Plus tough, plus résilient.
Plus apte à te maintenir dans le game ?
Plus susceptible de le déserter avec classe.
Mieux à même de réussir ta sortie ?
Voilà. À un moment, si ça te tue pas, c’est pas du jeu.
Tu m’as encore demandé ce que j’attendais pour faire [quelque chose] (impossible de me rappeler quoi). Qu’à attendre que ce soit fait ça ne le serait jamais car, as-tu ajouté sur un ton de proverbe, rien ne se fait jamais tout seul. Et tandis que tu répétais que quand on veut on peut, je me demandais sans oser demander ce qui pouvait bien mouvoir ce premier moteur.
Je sais que tu reconnaîtras, entre attendri et agacé, cette perplexité engourdie qui préfère s’interroger sur les choses plutôt que d’en disposer. Imagine, avec un peu d’attention, de la patience et de la méthode, quel méditatif prodigieux ça aurait donné. Je serais devenu poète comme on est poète dans les contes, les imagiers, le guide des métiers de L’Étudiant. J’aurais exercé mon regard avant de l’ouvrir. J’aurais mâché mes mots, je les aurais pesés. Ma parole aurait disputé son or au silence.
Mais, s’il est vrai que je n’ai pas ta volonté, je partage en revanche ta voracité ; moi aussi, il faut que tout soit consommé pour que je sois comblé : le dernier bonbon du paquet, la dernière goutte de la dernière bouteille du frigo, l’ultime chips, la plus récente envie de dire [quelque chose]. Toutes les autres chips, toutes les autres urgences à dire, pénultièmes en série, nécessaires mais non suffisantes à la réalisation du seul plein qui vaille : le plein de pas aucun vide.
Dans ce moment de bascule où le monde immédiat a été vidé de son ingérable et où rien n’est encore pleinement digéré (et tandis que le même coup de barre quotidien me fait sombrer dix fois sur dix dans une hébétude abyssale), ton esprit vogue et flotte dans l’ambiance sur quoi fait fond être en vie, comme un touriste au creux d’une bouée de plaisance, confiant dans la dérive, destiné par des courants favorables. C’est alors que, chez toi (je l’ai observé tant de fois), une motivation se produit : tu passes les coups de fil à passer, tu règles une affaire en souffrance, tu marques comme lu par wagons, et bien sûr tu fermes des bouches – toutes choses qui, devant être faites, le seront, balisant le chemin du jour et dessinant le cap du lendemain.
Tu te souviens ? Quand, à peine le tour de manège terminé, les autres enfants avaient hâte que ça recommence, une terreur me saisissait à peine le tour de manège commencé, la terreur que ça s’arrête ou plutôt quand ça s’arrêtera, car il n’était alors pour moi rien d’aussi sûr que ça : plus lointain le début du tour, plus prochain l’arrêt du manège, c’est-à-dire rien n’est si prochain, une fois que ça a commencé à tourner, que l’ultime giration de l’ultime tour payé. Et il faudrait que je gère ? Il faudrait que j’accroche à ma gueule d’ange, pour le plaisir du groupe 3 Famille 3, un sourire de parvenu ou d’influenceur ? Combien de fois as-tu tenté de m’inculquer le sens – de la mesure, des conséquences, du travail bien fait et de la valeur des choses ? Combien de fois m’as-tu proposé énergiquement de m’activer, et combien de fois eût-on dit que je n’avais même pas entendu ? C’est que, si le mouvement, chez toi, semble un épanchement continu (chacune de tes activités coulant dans la suivante comme par nécessité physique), il procède chez moi d’une série de repos. De repos en repos, de stase en stase, j’ai continué d’attendre que ça ou quoi que ce soit d’autre passe ou se passe ; j’ai persévéré dans ces siestes où je snoozais sans fin, et ça te rendait ouf, comme si mon temps de sommeil était à ton débit ; comme si, coulant, je risquais de couler ton affaire. J’ai continué de rêvasser, tirant à l’infini sur la moindre pensée comme on fait pour savourer la dernière guimauve. Et j’ai parfois, parfois seulement et souvent à moitié, écrit nawak au fil que ça venait, me laissant affecter par ce que j’écrivais, comme là. C’est dans ces moments que je vérifie, sans vraiment le savoir et comme par accident, l’un de tes plus fameux principes : quand on dit [quelque chose], on le fait. (Est-ce que tu crois que ça marche aussi avec [quelqu’un] ?)
- Car comment (disait-il) pourrais-je gouverner autrui, moi qui ne saurais me gouverner moi-même. (François Rabelais, Gargantua, 1534) ↩
- Mais, vous savez, tous ceux qui s’activaient un peu, ils sont devenus nazis. (Alfred Filbert, ancien commandant de la Gestapo, dans le film de Robert Kramer Notre nazi, 1984) ↩
- Quartiers de Reconquête Républicaine. Nombre en 2023 : 62. Brigades affectées : les brigades de reconquête républicaine (« B2R » – un genre de nom de puissant détachant chimique). ↩