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Ça joue (3/5)

Car com­ment (disoyt il) pour­roys ie gou­ver­ner aul­truy, qui moy­mesmes gou­ver­ner ne sçau­roys ?1

Aber alle die Aktiven, sie waren Nazis. 2

1

Objet·s d’une expé­rience péda­go­gique d’ampleur géné­ra­tion­nelle, nous fûmes élevé·s sous le pré­cepte qu’il est bon pour l’enfant de s’ennuyer un peu, que ça nous appren­dra la patience et la varié­té des reliefs tem­po­rels. Alors nous nous fîmes chier – long­temps, pro­fond. Et par­mi nous il y en a même qui se firent tant et si bien chier qu’on les oublia dans leur chambre au moment où tout le monde se met­tait en rang pour se faire diag­nos­ti­quer son TDAH.

Mais, à l’adolescence, se faire chier s’agrémente de drogues douces, puis dures, voire dis­po­nibles en phar­ma­cie ; se faire chier prend des pro­por­tions ingé­rables et on finit par nous pous­ser, assez sou­dai­ne­ment et plu­tôt dans le dos, à L’ACTION, alors qu’on avait béni jusque-là le calme repo­sant de nos chiances. Irrité désor­mais par notre chiance infi­nie de gluance et de flemme, on nous empoigne, on nous secoue, on nous déloge de nos chambres, on nous extirpe des vapeurs de shit et, objet·s d’une expé­rience humaine d’ampleur épo­cale, on nous incite à ENTREPRENDRE – un mot bizarre qu’on a vu pas­ser dans les textes au pro­gramme : « Je forme une entre­prise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » (Rousseau:1782) et dans la sep­tième des huit « Compétences clés du citoyen euro­péen » : « L’esprit d’initiative et d’entreprise qui consiste en la capa­ci­té de pas­ser des idées aux actes, sup­po­sant créa­ti­vi­té, inno­va­tion et prise de risques, ain­si que la capa­ci­té de pro­gram­mer et de gérer des pro­jets en vue de la réa­li­sa­tion d’objectifs. » (UE:2006)

On nous somme d’ENTREPRENDRE, alors on s’agite, entre­pre­neu­ria­le­ment, avec POLYVALENCE, avec INITIATIVE, on prend l’air de GÉRER et de FAIRE QUELQUE CHOSE, et d’avoir une MISSION, un PROPOS, une TÂCHE, une OPINION… – mais en fait on se fait chier. Inutile de nous ama­douer, inutile de gra­ti­fier notre chiance de noms dignes d’intégrer le pro­gramme (dés­œu­vre­ment, lan­gueur, déser­tion…). Nous ne ché­ris­sons pas spé­cia­le­ment notre chiance. Nous savons comme tout le monde qu’il est pré­fé­rable d’avoir quelque chose à faire, quelque chose à dire, quelque chose à vivre ; nous vivons dans la pleine conscience qu’il y aurait mieux à faire, mais quand même nous ne fai­sons rien, ou pas grand-chose, et avec peine et sans constance, et ça, ça s’appelle vrai­ment se faire chier – qu’est-ce qu’on se fait chier ! – et on se fait d’autant plus chier qu’il y aurait mieux à faire.

2

Il est des quêtes secrètes, jamais for­mu­lées au grand jour, dont on peut sup­po­ser qu’elles nour­rissent chez le plus grand nombre les raisons-de-continuer-plutôt-que‑d’en-finir ; il est des requêtes effec­tuées en mode navi­ga­tion pri­vée, des ques­tions posées pour un·e ami·e qui en disent plus sur une cohorte que tous les hors-série d’hebdomadaires de gauche, de droite, d’extrême centre. Ainsi par­mi la nôtre (cohorte), on était nom­breux qui cher­chait déses­pé­ré­ment à se pro­cu­rer une drogue rare et puis­sante, une drogue légen­daire objet de mille rumeurs, une sub­stance raf­fi­née sor­tie du labo de la nature, d’une com­plexi­té offi­ci­nale mais dis­po­nible à l’état brut, entre deux blobs, dans quelque recoin syn­thé­tique de la nature élé­men­tale – de la nature de pointe ; on allait par les cir­cuits infor­ma­tion­nels de l’époque, de NTIC en NTIC, deman­dant aux IA d’alors, dans le style carac­té­ris­tique de l’époque :

MATURITÉ COMMENT S’EN PROCURER

Ah mais ça c’est pas comme le reste, fils, c’est pas : tu demandes aux gens qui traînent à la gare. Aucune chaise de jar­din, aucun akha akha ne t’indiqueront que tu approches du four. Aucune chaîne Telegram ne t’en pro­po­se­ra dans un pochon fun. C’est un tra­vail. C’est un pro­cess. C’est un constat que tu ne peux faire qu’une fois pas­sé le seuil. Un jour, tu te réveilles et tu ne penses pas direct à te bran­ler ou à te faire un bang ; tu te pro­jettes dans la jour­née avec méthode et stra­té­gie ; tu te poses des ques­tions sur le sens des choses plu­tôt que sur leur nom ou sur leur ori­gine ; tu connais ton corps, ses forces, leurs limites ; tu pro­duis autant que tu dépenses ; tu consumes autant que tu consommes ; que tu sois triste ou gai tu mets ça sur le compte de « l’humeur » et tu traces ta route ; une envie de Cévennes monte en toi ; tu règles ins­tinc­ti­ve­ment la tem­pé­ra­ture par­faite pour tes bains (elle est comme tu dirais de ton tem­pé­ra­ment : tiède mais non tépide, ou l’inverse) ; tu bandes tou­jours à peu près ferme mais désor­mais seule­ment quand c’est appro­prié ; tu toises ton pater­nel comme on cha­hute un prof d’Histoire à deux ans de la retraite car tu sais, au fond, que tu le démontes quand il veut.

Tu es ren­sei­gné sur tes droits.

Tu crois que tu consens à chaque fois que tu acceptes (et tu n’acceptes plus que pour des rai­sons hié­rar­chiques).

Tu connais ton SIRET par cœur.

Chère Union de Recouvrement,
Je vous remer­cie pour les faits. Ils sont ce qu’ils sont, c’est ain­si. Tant d’obstacles ont com­pro­mis échec et suc­cès, ave­nir, par­te­na­riat. Les cou­pables se van­te­ront de leur crime, donc ne les cher­chons pas. Le temps per­met­tant, les bouches se délie­ront, et ce ne sera un « pro­grès pour per­sonne », tu diras. Aussi bien le pro­grès ne nous inté­resse pas.
#metooURSSAF, immo­la­tions de coti­sants – on sait de quelle sale race vous êtes, vous qu’on ne peut faire mor­fler qu’en mor­flant soi-même davan­tage. La révo­lu­tion n’est pas à somme nulle. Elle sera même, dans ses débuts, au débit des gens qui la font. C’est à quoi je consens.
Ceci est la fin de l’ère du moyen conven­tion­nel de l’« envoi ». Bientôt : l’assaut. On joue avec le vent : on récolte des nuages. On joue avec les nuages : on récolte des pluies acides. J’ai per­du tout espoir. Je ne pos­sède que ma vio­lence. Ce n’est pas un délire « chro­nique », une « crampe » au poi­gnet droit, une « dis­pense » de pis­cine, c’est ma CONDITION, c’est ma FABLE.
Tous les matins je me réveille, je suis coin­cé dans l’habitacle d’un vais­seau cou­lé – l’« À‑Quoi-Bon ». Toi, ren­floueuse au sein de Jusqu’Ici SA, tu finis par me remon­ter ; tu n’as rien man­qué de mon nau­frage, et tu n’es inter­ve­nue qu’une fois le fond tou­ché, car plus pro­fond l’on sombre et plus tu fac­tures. Tu m’as regar­dé, pen­dant que je cou­lais, sup­plier pour quelques annui­tés – rieuse. Ris. Tu peux rire. D’ailleurs comme tout le monde tu ris parce que tu le peux.
Je reste cor­dia­le­ment mal­gré, parce que même ça ça pour­rait me coû­ter. Puisses-tu mou­rir avant et devant moi.

3

Nous sommes un Monsieur et nous avons l’âme roman­tique. Nous sou­hai­tons par consé­quent la dis­pa­ri­tion de notre forme de vie. Nous sou­hai­tons que dis­pa­raisse à tout jamais la forme-Monsieur (la forme-jeune-homme aus­si bien) mais nous n’avons pas le cœur de l’abolir nous-même·s, et même – un Sujet Majoritaire ne fait pas autre­ment – nous conti­nuons de quer-cro tant que ça passe.

Nous avons l’âme roman­tique, mais nous ne la récla­mons pas de nature. Nous l’avons métho­di­que­ment acquise, à force de petits revers et de renon­ce­ments mesu­rés, lais­sant mélan­co­li­que­ment filer quelques-unes de nos pos­ses­sions pour ne pas avoir à lâcher notre posi­tion. Nous l’avons métho­di­que­ment acquise, nous à qui la vie a, pen­dant toutes ces années où nous n’étions pas sage·s, fait beau­coup de cadeaux. Et main­te­nant que, contraint·s par l’épuisement de nos forces et forcé·s de consta­ter notre vétus­té immi­nente, main­te­nant que la fon­taine d’or de nos pri­vi­lèges com­mence à se tarir, nous jurons d’en user avec modé­ra­tion – trop tard : notre contri­tion n’est qu’une conces­sion, et qui concède volon­tiers pos­sède encore trop.

Nous sommes un Monsieur et nous avons l’âme roman­tique. Nous savons que nos mots, comme ceux de qui s’applique à avoir un 15 en rédac, appar­tiennent aux Anciens qui parlent à tra­vers nous. Et si, comme Rousseau quand il dit qu’il fait plus confiance, pour trou­ver la véri­té, à lui-même qu’aux argu­ments des autres et à la rai­son uni­ver­selle, nous pro­cla­mions :« Adopté par ma rai­son, confir­mé par mon cœur. » le pro­blème n’est pas que ça ne serait pas vrai ; le pro­blème est que ça son­ne­rait comme un slo­gan pour ton­deuse, ou pour per­ceuse, autant dire pour per­sonne.

C’est comme ça, des fois ça se périme et c’est pour ça qu’il faut écrire, parce que TOUT DIRE n’est pas une acti­vi­té de feuille blanche, c’est un cahier de colo­riage dont l’époque a déjà des­si­né les formes.

L’essentielNous cro­que­rions tou­jours
si nous durions tou­jours.

4

Latinement par­lant, on com­mence à deve­nir adul­tus quand on devient ado­les­cens. Aucun de-tout-temps n’en déter­mine l’âge, mais pour notre cohorte ça s’appelle avoir plus de 13 ans. Et bien qu’aucun acquis pro­ver­bial (sagesse, rai­son, dis­cré­tion…) ne nimbe cet anni­ver­saire, c’est quand même une expé­rience sans retour. C’est notam­ment l’âge à par­tir duquel on, quelques années plus tard, aurait enfin le droit de s’inscrire sur des forums sur Internet qui se serait mis à exis­ter.

Mais à quoi res­sem­blait patien­ter ses 13 ans avant l’époque où on pou­vait illé­ga­le­ment traî­ner, en toute quié­tude, sur les rooms snuff, sui­cide, zoo­phi­lia ? Et com­ment s’en sou­ve­nir ?

Probablement qu’on des­si­nait, en chambre. On des­si­nait des formes, plus ou moins des figures, des motifs, des laby­rinthes, des cartes de mondes à peine ima­gi­naires dévo­rés par les guerres impé­riales et les dis­putes de suc­ces­sion. Des vrais trucs de petit Européen vis­sé au Socle com­mun de connais­sances ; des vrais trucs de futur Monsieur dont les parents cachent la Gameboy, le câble péri­tel et le plai­sir que c’est, zoner dans le quar­tier en fumant des paquets de 10.

On jouait en soli­taire – même pas contre l’ordinateur car on n’en avait pas encore, ou pas tou­jours. On jouait à même le bon vieux papier de bois d’arbre. On se posait des pro­blèmes d’ampleur his­to­rique – catas­trophes mon­diales, crises géo­po­li­tiques – et on se pro­po­sait de les résoudre. On ima­gi­nait. On était chaud·s chaud·s pour la fic­tion his­to­rique. Chaque guerre une occa­sion de faire périr ou de faire naître à son des­tin tout un peuple, cow­boys ou Indiens peu importe, si ça gagne ça gagne, et si ça gagne-gagne ça rap­porte, de quoi faire bâtir en dur dans un style alto-mine­craf­tien, appelle ça colo­nie si tu veux ça fini­ra par s’appeler ville, pro­vince, empire, bien­tôt les taches blanches sur la carte por­te­ront les noms de nos dou­dous, hom­mage aux pre­miers âges et gloire aux pion­niers mais un jour, si sou­dain, un jour comme sépa­ré du pré­cé­dent par une nuit de pou­lailler (une nuit à l’interrupteur), un jour net­te­ment dis­tinct il est si sou­dain l’heure d’avoir plus de 13 ans, qui n’est pas encore pré­ci­sé­ment l’heure, peut-être, d’AVOIR UNE VIE, mais l’heure de se pré­pa­rer acti­ve­ment à DEVENIR QUELQU’UN : ça parle AVENIR, DÉSIRS, DÉCISIONS ; les conseillères d’orientation, comme des bonnes fées hyper en retard, se mettent à te tri­co­ter des des­tins ; et alors là ça devient clair, ça devient très très clair, ça devient d’une patence totale et tota­le­ment hors de contrôle que ÇA JOUE pour de vrai, et pour de bon, et pour tou­jours, et sans retour, tout allant désor­mais trop vite pour pou­voir faire pouce, dire pause, deman­der un temps mort, car ado­les­cens est un par­ti­cipe pré­sent (c’est-à-dire un ça-ne-va-pas-nulle-part), et adul­tus un par­ti­cipe pas­sé (c’est-à-dire un trop-tard).

Vous vous réveillez un matin, vous êtes chan­gé en votre vie. Plus de jeu dans la per­sonne agente : ça adhère. Comme une greffe de visage sous anes­thé­sie géné­rale, comme un cau­che­mar dont on s’éveille le monstre, vous voi­là deve­nu en une nuit votre vie. Et vous vous cher­che­riez en vain dans le pla­card ou sous le lit, étant tou­jours absent du lieu où vous cher­chez, puisqu’il faut admettre qu’où vous regar­dez n’est pas d’où vous regar­dez. Aucune trace dans les draps qui porte votre trace. Aucun corps caché dans le pla­card. Rien qu’un visage indif­fé­rent qui est un nom, un nom acci­den­tel qui est une vie, une vie comme une autre qui est un pro­nom, un pro­nom sujet de ce qu’on vou­dra qui est un visage fami­lier à qui on s’adressera (tu as chan­gé depuis ta greffe de visage), qu’on consta­te­ra vieillir (il a encore bais­sé depuis ma der­nière visite), un sou­ci de soi qui est une vie à soi, dif­fuse, dis­tri­buée dans la mai­son, et dans l’agence, dans la mai­son de l’agence : mon espace, ma CAF, ma situa­tion, mes hob­bys.
Dans la poche de votre che­mise d’opéré, l’infirmière a glis­sé un for­mu­laire d’auto-évaluation : « Votre dou­leur ».
Bravo, vous êtes adulte, mer­ci à toute l’équipe.

5

Entendu que notre suc­cès dépen­drait de ce qu’on sau­rait dire, un jour de moins en moins loin­tain, avec le plus grand natu­rel Je gère ; enten­du que notre suc­cès dépen­drait qu’on le dise, et notre sur­vie qu’on s’en donne l’air, on s’entraînerait quo­ti­dien­ne­ment, assidu·s comme jamais, diligent·s comme jamais, à GÉRER du mieux qu’on pour­rait. Stratégie, mana­ge­ment : on serait les maître·s du tableau de bord, les permanent·s du centre de super­vi­sion. Quand on ne ferait pas la jour­née à créer un empire on se conten­te­rait de mon­ter une ville, nous sommes un maire intran­si­geant, réso­lu­ment moderne, nos pro­jets sont somp­tuaires et nos rues per­pen­di­cu­laires, nous ne bais­sons jamais trop tôt l’éclairage public (c’est + 18 % sur les atteintes aux biens), nous gagnons huit fois la Ligue des Champions avec le Bourges F. C., nous ache­tons Ronaldo et nous inves­tis­sons sur des Brésiliens de 16 ans – et bien sûr nous chea­tons, nous reloa­dons, nous recom­men­çons autant de fois que besoin pour créer l’exploit, nous sommes seul·s au som­met, notre vic­toire est écra­sante (et sur­pre­nante), notre domi­na­tion sans par­tage, le monde est une tarte et nous pré­emp­tons toutes les parts, vorace·s, nous jouons : nous gérons : nous régnons.

Nous contrô­lons : nous maî­tri­sons : nous domi­nons – en chambre, en soli­taire, contre rien que l’ordinateur, sans contes­ta­tion, sans oppo­si­tion.

Le pro­gramme est jour­na­lier : ache­ter Ronaldo, la route vers les som­mets, créer l’exploit, l’horizon his­to­rique, mon­ter une ville, écra­ser l’adversaire, humi­lier l’OM, mon­ter un dos­sier de domi­na­tion sans par­tage, deve­nir l’auteur de sa vie, vendre Ronaldo, balan­cer Ronaldo du haut d’une falaise, faire rou­ler Ronaldo le long d’une col­line escar­pée, lever la coupe aux grandes oreilles, inter­dire les véhi­cules au die­sel, rayer l’ennemi de la carte, assis­ter à la chute de Ronaldo – non : la pré­ci­pi­ter, aug­men­ter les impôts, éri­ger un mall aux façades trans­pa­rentes et végé­ta­li­sées, asseoir sa domi­na­tion sur l’Asie Mineure, ren­for­cer la pré­sence poli­cière dans les QRR3, inven­ter le fer, décou­vrir le feu, déve­lop­per le bronze, niquer les Rouges, niquer les Jaunes, anéan­tir l’ennemi, regar­der Ronaldo son corps se tordre sous les coups de la dégrin­go­lade, pas d’épandage sous peine d’amende, deve­nir l’entraîneur de sa vie, taper HOME RUN et don­ner à l’Âge de pierre un coup de pied au cul à coups de lance-roquettes, entrer au Hall of Fame, boos­ter l’offre de trans­port, les prendre à 16 piges, pla­cer tous nos espoirs en eux et les revendre au Brésil s’ils ne concré­tisent pas, les ache­ter avec des bagues et de l’acné et révé­ler leur poten­tiel, déve­lop­per le feu, aug­men­ter l’âge de la retraite, tuer le sus­pense en Europe, débau­cher des for­ge­rons de la cité voi­sine, bâtir dur, bâtir haut, bâtir dense, incul­quer le res­pect dans les quar­tiers, encou­ra­ger les tra­jets à vélo, les prendre à 15 piges et leur don­ner des repères, des pers­pec­tives, des valeurs, leur faire ren­trer le goût de l’effort, sanc­tion­ner finan­ciè­re­ment les parents en cas de retard à l’entraînement.

On dit que d’autres petits d’hommes pas­sèrent leur enfance à tuer des « trolls », des « bêtes de chair », des « ogres », des « aber­ra­tions ». Ils sont pro­ba­ble­ment deve­nus autre chose.

Il paraît que les petits d’hommes d’aujourd’hui passent 14h par jour sur du Jeu-Joueur contre Environnement, et on raconte qu’un cli­mat émeu­tier a briè­ve­ment régné en 2019 chez les 8–15 ans, quand l’éditeur d’un jeu a fait pas­ser le temps de construc­tion des items de 0,005 à 0,15 seconde. Probablement qu’ils déce­vront ou concré­ti­se­ront autre­ment les espoirs qu’on a mis en eux.

6

Quand, las de notre 60 h/semaine de Manager de Gens, nous quit­tons le PC et retour­nons sur le ter­rain des opé­ra­tions repro­duc­tives (dor­mir, man­ger, se pur­ger), le sou­ci ges­tion­naire mute en pro­cure auto­ri­taire, et nous occu­pons cet office à trai­ter un par un les cas méri­tant qu’on FERME LEURS GRANDES BOUCHES. Alors on peut nous voir, devant nos coquillettes refroi­dies, sem­bler des­si­ner des trucs dans le ket­chup alors que nous sommes tout et n’en sommes à rien d’autre qu’à FERMER DES BOUCHES. Serions-nous héros de quelque Truman Show – hypo­thèse insis­tante –, on nous consta­te­rait jusque dans les chiottes, jusque sur la cuvette froide des familles pas assez nom­breuses, davan­tage occupé·s à FERMER DES BOUCHES qu’à pous­ser sérieu­se­ment. Et la nuit, dans le tré­fonds des draps et tout pré­puce bavant, les rides du lion bar­rant notre visage ne lais­se­raient pas sup­po­ser à qui regar­de­rait que nous nous effor­çons à autre chose qu’à FERMER DES PUTAIN DE BOUCHES. Le scé­na­rio, inva­riable, fait com­pa­raître les enne­mis, ou seule­ment les enviés, et par la mobi­li­sa­tion ima­gi­naire d’une force ima­gi­naire, force du verbe contrac­té comme, en amont d’un poing prêt à frap­per, un biceps, nous émet­tons un décret men­tal par lequel nous FERMONS CES BOUCHES, avec une gloire hideuse, un seum supé­rieur, nous révé­lons d’une phrase ou d’un coup secs les pos­tures et les impos­tures, nous bais­sons d’un mot bien sen­ti tous les jog­gings aux che­villes, et des fois d’un bon mot bien sec et bien ferme nous nous pre­nons à croire qu’effec­ti­ve­ment nous FERMONS DES BOUCHESeffec­ti­ve­ment avec effet – et gonfle alors en nous la thèse que ce verbe, cette parole effi­caces, cette façon si nôtre et si ferme de FERMER DES BOUCHES est d’une sorte unique, sin­gu­lière, sans bavure, d’un seul jet, d’un seul putain de coup de pro­cla­ma­tion de phrase, une pointe à stu­pé­fier le monde sans com­mune mesure avec ce que fait au monde un « C’est toi ta mère ! », un « Vas‑y fais pas ta pute », un « Madame Madame il montre ses gonades à tout le monde ! ». La véri­té nous est connue par la pré­somp­tion sys­té­ma­tique du mis­kine, par la pré­somp­tion sys­té­ma­tique du pire-des-raisons‑d’agir et du pire-de‑s’abstenir‑l’air-de-rien. Nous pas­sons des jour­nées entières à gérer le gou­lag men­tal, à fusiller les oppo­sants, le gou­lag men­tal occupe 20 % du conti­nent men­tal, puis la moi­tié, puis les deux tiers, alors les ami·e·s se recrutent par­mi les anciens dépor­tés, et c’est l’occasion de se décou­vrir un nou­veau biceps ver­bal : le pou­voir de gra­cier ceux qu’on a condam­nés.

7

Les concep­teurs et pro­mo­teurs de l’âme roman­tique sont sans aucun doute des Monsieurs – ils tiennent de l’intemporel Monsieur un sens (contra­rié) de l’honneur, le sou­ci (lan­ci­nant) du digne et du franc, le res­pect des classes et des rangs, la nota­bi­li­té. Humiliés par leur siècle mais non com­plè­te­ment dépa­tri­ci­sés, ce sont des repré­sen­tants de leur genre amoindri·s, et cette amoin­dris­se­ment ne tient pas tant à leurs défauts eux-mêmes qu’à leur confes­sion abon­dante, plain­tive. Parmi ceux qu’ils se prêtent et pré­fèrent se prê­ter, dont ils aiment à se blâ­mer, dont ils aiment-à-aimer se blâ­mer pré­fé­ren­tiel­le­ment, il y a cette incons­tance de fond qui se décline en une alli­té­ra­tion régres­sive : vvv­vel­léi­taire (inca­pable de volon­té ferme), vvv­ver­sa­tile (d’opinion chan­geante), vvv­va­lé­tu­di­naire (d’une san­té fra­gile).

Réné passe de chi­mère en chi­mère comme on swipe à gauche, à défaut de volon­té sonde son cœur, part « s’ensevelir dans une chau­mière » en vue d’un bon­heur mono­tone et rural, renon­çant à sa bonne (mais défaillante) étoile, sauf qu’il retombe presque aus­si­tôt, sau­va­ge­rie du rural aidant, dans ses vieux dra­mas, sort de la chau­mière allon­ger ses pas dans la nuit, se met à hur­ler à la lune… Pourtant, piau­ler récri­mi­neu­se­ment au ciel, ou « se frap­per la poi­trine en signe de dou­leur et de deuil », ce n’est pas parce que c’est dra­ma que c’est abso­lu­ment dra­ma­tique. C’est comme tour­ner en rond en par­lant à son GPS, ou res­ter blo­qué dans sa tête en haut d’un esca­lier sous kéta : c’est un peu de la détresse, bien sûr, mais c’est encore aus­si de la conver­sa­tion.

Qui confesse converse, au moins avec l’absence de ceux qui l’humilièrent, autant dire qui le consti­tuèrent, puisqu’autant que de soi-même notre Monsieur est la vic­time du monde en per­sonne, ce monde qui lui parle, et ceci bien qu’au fond ce soit en fait lui qui, se par­lant, parle à « ce monde qui ne lui dit rien et qui ne l’entend pas » (Chateaubriand:1802).

Rousseau parle comme d’une condi­tion d’avoir – de n’avoir que – deux dis­po­si­tions pério­diques : ses « âmes heb­do­ma­daires » le sou­mettent à une alter­nance, de hui­taine en hui­taine, entre « sagesse folle » et « folie sage », futi­li­té maniaque et scru­pu­lo­si­té mala­dive.

Jusqu’où peut-on des­cendre dans la carac­té­ri­sa­tion d’une âme ver­sa­tile ? Mon âme tri­quo­ti­dienne ? Est-ce qu’en ver­tu d’un TDAH sévère, à une époque où les app desi­gners tablent sur un temps d’attention moyen de moins de 8 secondes, on peut aller jusqu’à invo­quer une âme sep­tua­mi­nu­tale ?

Non. Notre vue à nous est la moyenne vue de l’addict : la jour­née. Nous savons qu’elle aura une fin, et qu’il y a de meilleures chances qu’on y sur­vive que l’inverse. Or,Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. : taf ali­men­taire, ren­dez-vous Pôle emploi, courses et ménage, alté­ra­tion de la conscience et, dans le temps res­tant,

lun­di que vaux-je ? (si le temps : qu’est-ce que la valeur ?)
mar­di pour­quoi conti­nuer ?
mer­cre­di Ligue des Champions
jeu­di quelle est notre cou­leur pré­fé­rée ?
ven­dre­di cri­tique généa­lo­gique
same­di sous la couette
dimanche n’aura jamais de fin

– pro­gramme inte­nable, jamais tenu, chaque item fina­le­ment rem­pla­cé par : acé­die cli­no­phile, dépres­sion du jour décli­nant, il est 17 h en hiver, chien rentre au ber­cail et loup sort des bois, l’attention est per­due, les mots les moindres les plus émi­nents sonnent tous comme des sta­tions de tram – ça dit : Allons regar­der le soleil se cou­cher sur la mer. Demain est un autre jour. Dis la véri­té ça te sou­la­ge­ra. et on entend : Sadie Carnot… Sadie Carnot.République-Dames… République-Dames.Foch-Abattoirs… Foch-Abattoirs., deux fois de suite à chaque fois comme ça, comme on tire deux balles pour s’assurer, à la nature des convul­sions pro­duites par la deuxième, que la pre­mière avait cre­vé la bête. Mais Ce qui ne te tue pas te rend plus fort !

Plus fort en quoi ?

Plus tough, plus rési­lient.

Plus apte à te main­te­nir dans le game ?

Plus sus­cep­tible de le déser­ter avec classe.

Mieux à même de réus­sir ta sor­tie ?

Voilà. À un moment, si ça te tue pas, c’est pas du jeu.

Cher Formation,
Tu m’as encore deman­dé ce que j’attendais pour faire [quelque chose] (impos­sible de me rap­pe­ler quoi). Qu’à attendre que ce soit fait ça ne le serait jamais car, as-tu ajou­té sur un ton de pro­verbe, rien ne se fait jamais tout seul. Et tan­dis que tu répé­tais que quand on veut on peut, je me deman­dais sans oser deman­der ce qui pou­vait bien mou­voir ce pre­mier moteur.
Je sais que tu recon­naî­tras, entre atten­dri et aga­cé, cette per­plexi­té engour­die qui pré­fère s’interroger sur les choses plu­tôt que d’en dis­po­ser. Imagine, avec un peu d’attention, de la patience et de la méthode, quel médi­ta­tif pro­di­gieux ça aurait don­né. Je serais deve­nu poète comme on est poète dans les contes, les ima­giers, le guide des métiers de
L’Étudiant. J’aurais exer­cé mon regard avant de l’ouvrir. J’aurais mâché mes mots, je les aurais pesés. Ma parole aurait dis­pu­té son or au silence.
Mais, s’il est vrai que je n’ai pas ta volon­té, je par­tage en revanche ta vora­ci­té ; moi aus­si, il faut que tout soit consom­mé pour que je sois com­blé : le der­nier bon­bon du paquet, la der­nière goutte de la der­nière bou­teille du fri­go, l’ultime chips, la plus récente envie de dire [quelque chose]. Toutes les autres chips, toutes les autres urgences à dire, pénul­tièmes en série, néces­saires mais non suf­fi­santes à la réa­li­sa­tion du seul plein qui vaille : le plein de pas aucun vide.
Dans ce moment de bas­cule où le monde immé­diat a été vidé de son ingé­rable et où rien n’est encore plei­ne­ment digé­ré (et tan­dis que le même coup de barre quo­ti­dien me fait som­brer dix fois sur dix dans une hébé­tude abys­sale), ton esprit vogue et flotte dans l’ambiance sur quoi fait fond être en vie, comme un tou­riste au creux d’une bouée de plai­sance, confiant dans la dérive, des­ti­né par des cou­rants favo­rables. C’est alors que, chez toi (je l’ai obser­vé tant de fois), une moti­va­tion se pro­duit : tu passes les coups de fil à pas­ser, tu règles une affaire en souf­france, tu marques comme lu par wagons, et bien sûr tu fermes des bouches – toutes choses qui, devant être faites, le seront, bali­sant le che­min du jour et des­si­nant le cap du len­de­main.
Tu te sou­viens ? Quand, à peine le tour de manège ter­mi­né, les autres enfants avaient hâte que ça recom­mence, une ter­reur me sai­sis­sait à peine le tour de manège com­men­cé, la ter­reur que ça s’arrête ou plu­tôt
quand ça s’arrêtera, car il n’était alors pour moi rien d’aussi sûr que ça : plus loin­tain le début du tour, plus pro­chain l’arrêt du manège, c’est-à-dire rien n’est si pro­chain, une fois que ça a com­men­cé à tour­ner, que l’ultime gira­tion de l’ultime tour payé. Et il fau­drait que je gère ? Il fau­drait que j’accroche à ma gueule d’ange, pour le plai­sir du groupe 3 Famille 3, un sou­rire de par­ve­nu ou d’influenceur ? Combien de fois as-tu ten­té de m’inculquer le sens – de la mesure, des consé­quences, du tra­vail bien fait et de la valeur des choses ? Combien de fois m’as-tu pro­po­sé éner­gi­que­ment de m’activer, et com­bien de fois eût-on dit que je n’avais même pas enten­du ? C’est que, si le mou­ve­ment, chez toi, semble un épan­che­ment conti­nu (cha­cune de tes acti­vi­tés cou­lant dans la sui­vante comme par néces­si­té phy­sique), il pro­cède chez moi d’une série de repos. De repos en repos, de stase en stase, j’ai conti­nué d’attendre que ça ou quoi que ce soit d’autre passe ou se passe ; j’ai per­sé­vé­ré dans ces siestes où je snoo­zais sans fin, et ça te ren­dait ouf, comme si mon temps de som­meil était à ton débit ; comme si, cou­lant, je ris­quais de cou­ler ton affaire. J’ai conti­nué de rêvas­ser, tirant à l’infini sur la moindre pen­sée comme on fait pour savou­rer la der­nière gui­mauve. Et j’ai par­fois, par­fois seule­ment et sou­vent à moi­tié, écrit nawak au fil que ça venait, me lais­sant affec­ter par ce que j’écrivais, comme là. C’est dans ces moments que je véri­fie, sans vrai­ment le savoir et comme par acci­dent, l’un de tes plus fameux prin­cipes : quand on dit [quelque chose], on le fait. (Est-ce que tu crois que ça marche aus­si avec [quelqu’un] ?)
  1. Car com­ment (disait-il) pour­rais-je gou­ver­ner autrui, moi qui ne sau­rais me gou­ver­ner moi-même. (François Rabelais, Gargantua, 1534)
  2. Mais, vous savez, tous ceux qui s’activaient un peu, ils sont deve­nus nazis. (Alfred Filbert, ancien com­man­dant de la Gestapo, dans le film de Robert Kramer Notre nazi, 1984)
  3. Quartiers de Reconquête Républicaine. Nombre en 2023 : 62. Brigades affec­tées : les bri­gades de recon­quête répu­bli­caine (« B2R » – un genre de nom de puis­sant déta­chant chi­mique).