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Ça joue (2/5)

Diogenes les voyant en telle fer­veur mes­naige remuer, & n’estant pour la repu­blicque enployé à chose aul­cune faire, […] son ton­neau tem­pes­toit, pour entre ce peuple tant fervent & occu­pé, n’este veu seul ces­sa­teur & ocieux.1

1

Tu n’as pas de contraire mais tu n’es pas le seul fut un jour une révé­la­tion – prise et déprise, cer­ti­tude intime creu­sant en soi sou­dain la place, au registre uni­ver­sel de la connais­sance de soi, pour des savoirs situés :
Je suis un petit d’Hommes (une sub­stance indi­vi­duelle de nature à comp­ter sur ses doigts sans les regar­der).Je suis un petit homme (un gona­dé du pre­mier genre).Je suis né quelque part à un moment don­né (des coor­don­nées dif­fé­rentes de celles du monde lui-même).Je lance des les­sives sépa­rées men­tales : chiens avec chiens, chats avec chats, cha­cun dans sa classe, cha­cun dans sa bande,et soi tou­jours lavé à part, seul, comme si soi était fût son propre dou­dou, et d’ailleurs comme dou­dou soi a un corps, petit, qu’attestent sur­tout des usages du genre ché­ris­se­ment caus­tique :

1
Gr
grat­ter
12.022
2
Rg
ron­ger
4.0026
5
Pc
pin­cer
10.81
6
Pq
piquer
12.011
7
Rc
racler
14.007
8
Fr
frot­ter
15.999
9
Td
tordre
18.998
3
Tr
tirer
6.94
4
Sr
ser­rer
9.0122
15
Pt
pétrir
30.974
11
Ff
flat­ter avant de frap­per
22.990
13
Tp
tri­po­ter
26.982
12
Tt
tri­tu­rer
24.305
18
Gn
gri­gno­ter
39.948
16
Bb
bar­bouiller
32.06
19
Ml
mâchouiller
39.098
17
Mg
man­geailler
35.45
14
To
tor­tu­rer
28.085
22
Md
mor­diller
47.867
23
Min
mor­dillon­ner
50.942
21
Gl
grat­touiller
44.956
20
Mn
mâchon­ner
40.078

– tout le tableau cli­nique du stress pré-trau­ma­tique, mais aus­si et d’abord et peut-être et sur­tout : un vade-mecum de gestes qui, don­nant l’illusion qu’on s’affaire, sauvent des inci­ta­tions du monde affai­ré.

On en est  ?

disait la Formation d’un ton répro­ba­teur, plon­geant ma truffe dans la bêtise – et « là » sem­blait moins dési­gner le lieu de notre entre­tien que le cœur encore chaud de ma bêtise, sa tache intacte.

On en est  ?

On vous fourgue un bou­lier, vous n’aviez rien deman­dé mais désor­mais vos mains sont prises, et plu­tôt que d’apprendre à comp­ter vous vous racon­tez une his­toire à base de cailloux blancs, miettes de pain, mariages for­cés, barbes four­nies, défis virils, conquêtes spa­tiales, luttes intes­tines, conduites ver­tueuses et démons­tra­tions de veu­le­rie… tout en aga­çant le bou­lier comme on le ferait d’un cha­pe­let. Le conte change en valeurs tout le bor­del posi­tion­nel des contraires et des oppo­sés : il est désor­mais clair qu’il y a autant de simu­la­tions, de dis­si­mu­la­tions, autant de feintes, autant de pas­sages déro­bés que de dribbles et de coups licites ; des armes inter­dites en bat­tle sauf pour qui sait les camou­fler ; des places depuis les­quelles on voit sans être vu et l’inverse ; des nudges qui font qu’on dit ou fait – trop tard ! – ce qu’on s’était juré de ne pas ; des égards, des res­pects, des regards vers le bas comme si d’entre les Autres il y en avait d’armés ; des tech­niques pour comp­ter sur ses doigts non seule­ment sans les regar­der mais sans être grillé (sans être grillé pré­voyant, grillé cal­cu­lant, tri­chant) : l’appui des doigts le long de la cuisse, sous la table ; l’effort men­tal de visua­li­sa­tion des­dits doigts – les siens ? ça n’est pas clair, comme dans un rêve où soi ne se res­semble pas – des doigts plu­tôt que des mou­tons, des allu­mettes ou des cailloux, les doigts s’égarent moins faci­le­ment, et par­fois la pré­ci­sion du compte compte atten­tion, quand il s’agit de comp­ter et pas de trou­ver le som­meil.

Employé à chose aucune faire, faire, comme Diogène avec son ton­neau, de son corps, maté­riau le plus et le plus immé­dia­te­ment dis­po­nible, l’objet d’un soin pres­sant, ce n’est pas, en dépit de res­sem­blances frap­pantes, tout à fait la même chose que de faire fré­né­ti­que­ment les sur­faces de son appar­te­ment jusqu’à ron­ger les maté­riaux. C’est sur­tout se livrer à une sorte d’expérience pré­ven­tive, de mani­gance adap­tive, de parade : puisque tout le monde a l’air d’avoir des trucs à faire, mieux vaut ne pas res­ter sans rien faire. Et c’est à cette condi­tion – celle d’une acti­vi­té mimé­tique mais res­treinte – que grat­ter, tirer, ser­rer, pin­cer, piquer, mais aus­si mordre et tordre et bien­tôt bran­ler, four­rer, par­viennent à sor­tir chien, chat et tous les autres de Mon livre des contraires, où tout est sou­mis, comme dans les tests d’âge men­tal IIIe République, au seul usage de dis | tin | guer – par exemple

une cou­leur d’une autre
un sou­ve­nir d’une fic­tion
le matin du soir
hier d’aujourd’hui
ta main droite de ton oreille gauche
les res­sem­blants des iden­tiques
une feuille de papier d’un mor­ceau de car­ton
une figure lacu­naire d’une figure com­plète
un poids moindre d’un poids plus grand
un nom propre d’un nom com­mun
une phrase sen­sée d’une phrase absurde

, jusqu’à l’exo ultime où, men­ta­le­ment majeur et paré à ser­vir la Rép, tu pénètres une nuance concep­tuelle conte­nue dans deux termes abs­traits :« Sans autre pré­am­bule, on demande au sujet :Quelle dif­fé­rence y a‑t-il entre l’estime et l’amitié ?Quelle dif­fé­rence y a‑t-il entre l’ennui et le cha­grin ? »

Dans cer­taines ver­sions tar­dives du test d’âge men­tal, chaque épreuve a un genre de coef­fi­cient, sur une échelle allant (de tête) de facile même pour les débiles à dif­fi­cile pour les habiles. (La toute pre­mière épreuve, le plus petit déno­mi­na­teur com­mun, le seuil bas de l’intelligence humaine, ce qui est garan­ti même quand le niveau [aur]a bais­sé jusqu’au fond :
« Suivre du regard une allu­mette enflam­mée. »

2

Skateboards volants, voyages dans le temps, contact extra­ter­restre, télé­por­ta­tion : voi­là ce que l’époque scru­tait par la lucarne mes­sia­nique par laquelle toute époque espère et redoute. Dès lors, notre enthou­siasme ne put qu’être à nos propres yeux sus­pect, et l’accueil cir­cons­pect, quand, au lieu de tout ça, un jour, assez long­temps après que les hommes, deve­nus séden­taires, fussent deve­nus pro­duc­teurs, et à peu près au moment où nos ten­ta­tives d’être popu­laire et d’avoir un 15 en rédac com­men­çaient à sérieu­se­ment enta­mer l’énergie de notre nais­sance, Internet arri­va. Certains, expan­sifs, crurent que le temps était venu pour les hommes de quit­ter le mode solo et de reprendre la route à dos de surf en com­pa­gnie de leur tri­bu, leur guilde, leur réseau pro­fes­sion­nel… – mais de tout ça ou presque rien ne se pas­sa ou presque. On s’administra, par des voies nou­velles il est vrai, des doses du vieux fris­son com­mu­nau­taire, et pour le reste on conti­nua à jouer solo à des jeux soli­taires de plus en plus niche, comme débus­quer des vidéos YouTube avec une unique vue, ou trou­ver le Monsieur qui a la plus longue sur Wikipédia :
Thomas Edison (ingé­nieur, scé­na­riste, homme d’affaires, réa­li­sa­teur, entre­pre­neur, inven­teur, mathé­ma­ti­cien, phy­si­cien) ;Edgar Morin (phi­lo­sophe, anthro­po­logue, essayiste, péda­gogue, écri­vain, socio­logue, scé­na­riste, réa­li­sa­teur, résis­tant) ;Jacques Attali (ban­quier, entre­pre­neur, éco­no­miste, conseiller poli­tique, phi­lan­thrope, ingé­nieur, écri­vain, pro­fes­seur, musi­co­logue, chef d’orchestre) ;Xavier Niel (homme d’affaires, busi­ness angel, entre­pre­neur, inves­tis­seur, phi­lan­thrope, acteur du numé­rique, fon­da­teur d’entreprises, incu­ba­teur, mécène, lea­der d’opinion, four­nis­seur d’accès).

Nous, pré­somp­tueux fils de Modernes et Moderne attar­dé, avons si bien appris que faire est entre­prendre que, son­geant à faire, nous ne son­geons qu’à des Monsieurs à notre image, en l’espèce : des auto­nomes à SIRET. Et nous oublions trop sou­vent ceux dont le nom figure en bonne place dans sept des onze manuels du secon­daire, et qui vécurent il y a long­temps, long­temps, à une époque pré-numé­rique et pré-entre­pre­nance où savoir et savoir-faire étaient tor­sa­dés : les poly­mathes de la Renaissance. Le boss, bien sûr, c’est Vinci : 25 men­tions au casier. Mais de moins illustres l’ont presque aus­si rem­pli que lui. Par exemple Hieronymus Cardanus (aka « Gerolamo Cardano », aka « Jérôme Cardan » – on tra­dui­sait les blazes) : le genre à
noter ses rêves (le matin) bri­co­ler un aéro­nef (à midi) appro­fon­dir son thème astral (à l’heure de la sieste) résoudre des équa­tions du x‑ième degré (pen­dant la pro­me­nade) pra­ti­quer une auto-sai­gnée (avant d’aller se cou­cher) .

Cardan a écrit de nom­breux livres, tech­niques, qu’on ne lit plus aujourd’hui. Le seul qu’on édite encore est son Le livre de ma vie ou De ma vie propre ou De ma vie à moi (De Vita pro­pria), pierre blanche du genre auto­bio­gra­phique en Europe. Cardano y raconte sa vie, règle ses comptes, défend son œuvre, vante ses mérites. c’est exhaus­tif, c’est métho­dique dans la méthode et un peu confus dans le détail :
ii. ma nais­sancevi. ma san­téviii. mon mode de viex. mon genre de viexviii. mes plai­sirsxx. le vête­mentxxi. ma démarchexxiii. mes prin­ci­pales règles de viexix. mes addic­tionsxxxiii. mes peurs et mes hontesxxiv. mes demeures suc­ces­sivesxxix. mes voyagesxxvi. mon mariagexxxii. les hon­neurs qu’on m’a confé­résxxxix. mon éru­di­tion ou mon intui­tion (réunies sous un même cha­pitre)xliv. impor­tantes décou­vertes que j’ai faites (et notam­ment celle-ci : « que la nature n’existe pas, que c’est une vaine ima­gi­na­tion à la base de bien des erreurs »)xlv. la liste des livres que j’ai écritsxlviii. la liste des livres où je suis citéxlix. mon opi­nion sur les choses de ce mondexlvi. moi-même (une demi-page)xlvii. mon géniel. mes meilleurs bons motsxxxii. mes motifs de gloireliii. la qua­li­té de mes rela­tions avec les autresetc.

3

C’est la Modernité pour la pre­mière fois. Des hommes, cha­cun dans son style et tous dans leur genre, inventent l’imprimerie, le livre d’Histoire et la ter­reur qui va avec : ne pas en être. Persuadé que son exis­tence, à la fois sin­gu­lière et exem­plaire, typique d’un modèle d’hommes encore à venir et dont il est comme le patron, a de quoi édi­fier tout le Genrumain, le Monsieur pri­mo-moderne sort sur le seuil de sa chambre (qui est aus­si le per­ron du monde) pour annon­cer que main­te­nant FINI DE JOUER, qu’il va TOUT DIRE (et qu’il sera le PREMIER à le faire SANS TRICHER). Merveille du monde, par­rhé­siaste contrit, pro­cu­reur exi­geant, plai­dant un cas dont le seul juge est Dieu (l’humanité n’étant que son témoin : J’écris tout ceci pour moi-même, pas pour les autres), il pro­met qu’il ne cache­ra RIEN – et c’est vrai que c’est un bon début pour TOUT DIRE, mais ça ne (comme on disait alors) sau­rait suf­fire : pour TOUT DIRE, authen­ti­que­ment, et que ça pèse, et que ça compte, il (comme on disait alors) convient de ne dire RIEN QUE TOUT. L’essentiel et pas l’accessoire. Une inté­gri­té cali­brée. Dimensions du corps à la louche, défauts les plus saillants, ambi­tions et des­tins frô­lés. Let it flow, mais keep it low.

Pourtant, pas­sé ce ser­ment, cer­tains débordent le ser­ment. Cardano détaille ses pho­bies, inven­to­rie ses addic­tions, com­mu­nique sa poin­ture et sur ses troubles diges­tifs. C’est presque trop TOUT DIRE ; le géo­mé­tral du moi, figure dont la net­te­té garan­tit la pos­té­ri­té, dis­pa­raît der­rière un dia­gramme touf­fu, comme si l’octogone des skills dans Football Manager

Physique
Mental
Attaque
Défense
Technique
Vitesse
Vision
Jeu de tête

avait quatre cents branches au lieu de huit.

Ses sui­vants ne par­don­ne­ront pas à Cardan cet épan­che­ment fleuve, consi­dé­rant son Ma vie propre comme le témoi­gnage « bavard », éven­tuel­le­ment « tou­chant », d’un « délire mélan­co­lique et maniaque », carac­té­ri­sé par une « super­sti­tion des détails remar­quables ». Pourtant Cardan a répon­du d’avance aux objec­tions patho­lo­gistes, répé­tant – de manière obses­sion­nelle si on veut, mais aus­si bien convic­tion­nelle – que les détails (mini­ma) signi­fient, importent, pré­sagent : le caquè­te­ment de canards s’accordant au gro­gne­ment de porcs (alors qu’aucun porc ni canard en vue), des coups régu­liers enten­dus dans la nuit (ne pas les comp­ter serait incon­sé­quent), un chien qui saute sur le bureau et englou­tit un manus­crit (ces pages-ci, et pas celles-), évi­dem­ment les songes, les nombres… Tel est le Monsieur que nous sommes, vul­gaire ou latin, poly­mathe ou faible en rédac : le monde lui parle.

Rousseau, affir­mant sur le seuil de ses Confessions qu’il sera LE PREMIER ET LE SEUL à vrai­ment TOUT DIRE, et pas­sant en revue les pré­cé­dentes vel­léi­tés à le faire, recon­naît à Cardano la sin­cé­ri­té mais « ne voi[t] pas quoi faire de ses dix tomes d’extravagances » – « en ne disant qu’une par­tie de la véri­té » (celle, som­ma­tive, qui réduit TOUT à une col­lec­tion de détails), « ils ne disent RIEN ».

4

S’il exis­tait quelque part, en plus du Socle com­mun de connais­sances, de com­pé­tences et de culture (
1. « J’apprends à m’exprimer et à com­mu­ni­quer. »2. « J’apprends à apprendre. »3. « Je connais les valeurs fon­da­men­tales. »4. « Je com­prends la nature et ses phé­no­mènes. »5. « Je déve­loppe une conscience de l’espace et du temps. »), s’il exis­tait quelque part quelque chose comme un Socle com­mun de connais­sances de soi, il n’est pas cer­tain que ces phrases aient assez de géné­ra­li­té pour y figu­rer :
1. J’ai peur du noir.2. J’ai peur du vide.3. Je ne sais pas ché­rir sans meur­trir.4. Je sais que four­rer, bran­ler, cares­ser en frap­pant doivent res­ter5. Je me pro­mène dans le monde sourd, muet, le regard soit fuyant soit bas, de la mou­tarde sur le bout des doigts.

Se cares­ser les joues avant de les frap­per, s’amputer conti­nû­ment de ses vingt ongles et peaux adja­centes, entre­te­nir au jour le jour son eczé­ma ner­veux, ce n’est pas, en dépit de res­sem­blances frap­pantes, tout à fait la même chose que de cou­per des bûches deux semaines par an vêtu d’une peau de phoque pour pré­pa­rer la fin du monde. C’est sur­tout ne pas se lais­ser dis­traire d’une ter­reur légi­time – et plus grande la ter­reur exer­cée pré­ven­ti­ve­ment sur soi, plus sup­por­table celle qui sera infli­gée par la Formation, adultes et sub­adultes, dans la cour qui pré­pare aux rap­ports de cour, dans la classe qui pré­pare aux rap­ports de classe. Aussi, il n’est pas dit que petit prep­per2 devienne grand, son option stra­té­gique glo­bale se bor­nant à : se cau­ser de la dou­leur ; mais une dou­leur locale et pré­ci­sé­ment quan­ti­fiée, parce que petit prep­per ne trouve son plai­sir que dans l’apaisement de la dou­leur pré­cé­dente : si, donc, la dou­leur est volon­taire, et mesu­rée, et cir­cons­crite, il lui est loi­sible de l’apaiser peu à peu. Et parce qu’il sut tôt, d’expérience, qu’être tota­le­ment exempt de ces dou­leurs par­ti­cu­lières l’expose à l’insupportable tour­ment d’une dou­leur géné­rale, il conti­nue de s’infliger des doses de dou­leur modé­rées, presque savantes, comme un jun­kie sophis­ti­qué qui s’est pris pour cobaye et se conduit len­te­ment au pire par voie du moindre mal : avoir mal quelque part, et d’une cer­taine manière, et à un cer­tain point, voi­là tout le mal qu’il peut se sou­hai­ter, plu­tôt que cette étrange bles­sure, cet état d’affection débor­dant qui fait du monde entier, à la limite, le gigan­tesque tuber­cule ner­veux de soi, har­ce­lé de toutes parts, en contact avec toutes les paumes, tous les poings, toutes les piques, toutes les pinces. Alors il se mord les lèvres, il se tord les doigts, il s’arrache les peaux, il se pince aux larmes, il se pique au sang, et grâce à toutes ces pré­cau­tions il par­vient à « tenir » – au moins le ser­ment qu’il s’est fait dans le secret de sa chambre : je serai plus cruel envers moi qu’ils pour­ront jamais l’être, vas‑y, frap­pez, ma tête c’est le bal­lon ok – mais je triom­phe­rai de vous tous les soirs de pen­ser à la mort en détrui­sant mon corps.

Ah oui ? Toi et quelle armée ?

répond la cour d’école, comme un boxeur à la pesée. Tu crois vrai­ment être en mesure de choi­sir les effets que le monde inculque à ton corps ? C’est pour­quoi d’après toi qu’on s’offre des pogs et des billes, qu’on se rend des ser­vices, qu’on se fait des prix sur les pro­duits ? Le prin­cipe d’infliction s’applique en toute rigueur, aucune négo­cia­tion,

et cette page de ton agen­da peut en témoi­gner :
il y ail y eu de touttemps il y aurat= sou­frir, au sens de lésion des voies sen­si­tives, action contu­sive ou pon­gi­tive exté­rieure, tenaille d’un pouce et d’un majeur de part et d’autre de la nuque, chaus­sures coquées balan­cées dans les côtes, les couilles, balayette de chiottes intro­duite par où le drame et le kiffe est qu’avec un peu de patience, tout rentre. Tout rentre ; les épreuves enseignent et ren­seignent, assou­plissent, endur­cissent ; devant sou­frir, on appren­dra à réagir comme on dit que les corps le font même quand on n’y fait pas atten­tion : se défendre.

5

« Anomalie sexuelle », « timi­di­té congé­ni­tale », « esprit roma­nesque et para­noïaque » ; la cri­tique est caté­go­rique au sujet du plus fameux pré-roman­tique et néan­moins médio-moderne : Rousseau tra­hit plus qu’il ne dit. Le mar­tyr de son temps est deve­nu à nos yeux un symp­tôme, et nous lisons ses confes­sions comme s’il s’agissait d’un leak.

Peut-être que Rousseau n’avait pas de temps à perdre en auto-diag­nos­tics, parce que son sup­plice fon­da­men­tal est ailleurs et plus sourd et plus dur à son­der ; et Rousseau n’a de cesse d’essayer de nous le confier : JE SUIS UN JOUEUR SÉRIEUX. À la fois plus naïf et plus consé­quent que le monde – plus simple ? –, il prend les gens aux mots, les mots à la lettre et la lettre à cœur : une remarque, un adjec­tif équi­voques, et c’est par­ti pour 20 ans de rumi­na­tion. Nous-autre des­ti­né ou aspi­rant Monsieur mal­gré nous, né trop tôt pour y échap­per et trop tard pour y adhé­rer, connais­sons bien cette condi­tion. Un ven­deur nous adresse un mau­vais « bon­jour », c’est une demi-jour­née de per­due à ins­pec­ter notre cos­tume. Une phrase enten­due dans la rue (« Faut pas par­ler de mal­heur, faut tou­jours opti­mi­ser ») ou dans une vidéo (« La France est une grande nation de san­té »), le slo­gan d’un comp­toir à piz­za (« Le spé­cia­liste de la por­tion »), le vocal d’un incon­nu dont la menace est à jamais per­due pour son des­ti­na­taire réel (« Tes couilles sont loin mais mon nez est long ») sont tour à tour l’objet d’une cogi­ta­tion constante pen­dant 36 mois, comme si à nous secrè­te­ment adres­sés – n’oublions pas que le monde nous parle. Le monde nous parle, et nous traî­nons notre défroque mon­sieuse à tra­vers le monde qui nous parle, sur­sau­tant à chaque fois que le monde nous parle, et c’est en per­ma­nence. Nous habi­tons un logo­cosme sans aucun contraste : tous les mots les moindres ont une impor­tance émi­nente ; que des som­mets, rien que des 4000 mètres, par­tout, tout le temps, aucune plaine du lan­gage où poser sa tente à l’abri des vents.

Ainsidoncques TOUT DIRE nous fuit-il, et sou­ventes fois nous n’en sommes, le nez dans l’assiette et l’ayant dans le cul, qu’à dire ce qui vient, voire tout ce qui vient, et dont nous ne sommes que l’occasion, bavarde.

6

Vu la durée de vie, il y a, quel que soit le point où on se trouve, à la fois trop de dis­tance et jamais assez de recul pour appré­cier les pre­miers âges et les acquis fon­da­men­taux – cer­taines fla­grances d’alors s’expliquent mal ; par exemple pour­quoi, lorsque la Formation nous ensei­gna que
« Je choi­sis un style simple et un voca­bu­laire pré­cis. »« J’évite les répé­ti­tions autant que pos­sible. »« Je n’emploie pas des mots dont je ne connais pas le sens juste pour faire joli. »« Je ne fais pas du rem­plis­sage si je n’ai rien à dire. » et nous ten­dit du même coup un cata­logue des façons de se défendre :

pour­quoi est-ce qu’il sem­bla, avec une telle fla­grance, que nous fût trans­mis un seul et même conte­nu doc­tri­nal, dont l’assimilation serait éva­luée lors d’une épreuve com­mune ?

L’essentielL’épreuve ne vint jamais,
au sens où elle est encore là.

Car tan­dis que la Formation, en plus de col­ler, clouer, noter, conti­nue de dis­tin­guer les confi­gu­ra­tions de la matière ani­mée comme inani­mée, petit prep­per s’obstine, des fois fébrile, des fois tran­quille, mais glo­ba­le­ment inat­ten­tif aux cri­tères d’attribution des valeurs et des rangs, à ser­rer, nouer, enfi­ler des confi­gu­ra­tions de la matière en tout genre, éten­dant à d’autres corps le soin zélé dont il a com­men­cé par entou­rer le sien, si bien que dis­trait il ne retient pas ce qui pour­rait l’aider à sau­ver quelques dis­tinc­tions sal­va­trices – ratio­na­lisme des Lumières pas plus que Théorie cri­tique ou Mon pre­mier dico, Le livre des contraires aus­si peu que la mathe­sis uni­ver­sa­lis, et rien moins que Mon pré­cis de voca­bu­laire, et, ayant per­du de vue l’origine de ces dis­tinc­tions, il est dans une misère un peu (à peine) par­ti­cu­lière, sans amont sans aval, pau­mé nu en échec dans la nuit d’hiver de son âme, dému­ni, sans bous­sole, sans orien­ta­tion car sans étoile non plus (la bonne étoile de son enfance ayant viré d’orbite), en échec, échoué, le visage sourire-à‑l’envers, le vent sif­flant dans la che­ve­lure pleine de copo­ly­mères, la nuque mouillée d’eau de jeune mâle en spray, dans les poches du bag­gy un stage en entre­prise et un job de caisse ou de réserve, dans la bouche zéro dent de lait et celles de sagesse arra­chées, dans les mains tou­jours un peu de pre­cum, aux pieds les AIR MAX PLUS plan­tées dans le lino, les yeux rou­gis per­dus dans le lai­teux du ciel, et n’imaginant rien entre ciel et lino, sans espoir ni secours – pas plus de Mes acquis que de Mes capa­ci­tés, pas plus de MON IMAGINAIRE que de MA CRÉATIVITÉ, et bien­tôt aus­si peu de Mon compte for­ma­tion que de Mon pass culture ou de Mon pass nature, et ne voyant rien venir non plus de ne_pas_repondre_dialogue@caf.fr. Une situa­tion pro­pice à la radi­ca­li­sa­tion – en ligne, hors ligne, hors sphère, hors axe – et donc bien­tôt, il (d’une déci­sion aigui­sée mais s’y repre­nant plu­sieurs fois sur plu­sieurs années) refuse le mar­ché des admi­nis­tra­teurs et parents, qui l’engagent àse prendre en main(car il n’y a pas d’usage de soi moins volup­tueux), des pro­fes­seurs et conseillères d’orientation, qui l’engagent àsau­ver ce qui peut l’être(car il ne voit pas ce qui peut l’être), des doc­teurs et géné­ra­listes d’espèces très-diverses, qui l’engagent àsau­ver ce qui sauve, or sa luci­di­té n’est sauve qu’à véri­fier dès qu’il le peut le théo­rème sui­vant :Il y a énor­mé­ment moins de choses salu­taires que de récits de sau­ve­tage.

7

Au cha­pitre 9 (ix. Réflexions sur la manière de per­pé­tuer son nom), Cardan écrit :Cuperem notum esse quod sim, non opto ut scia­tur qua­lis sim.
Internet en 2023 n’a pas encore de bonne IA latine – Google :Je sou­haite être connu pour ce que je suis, je ne sou­haite pas être connu pour ce que je suis.fai­sant du sens unique un contre-sens symp­to­ma­tique.

En fait, on pour­rait tra­duire par :
Je vou­drais qu’on recon­naisse que je suis, mais non pas qu’on sache quel je suis.ou :
Je vou­drais qu’on sache que je fus, mais pas qui je fus.
Autrement dit, Cardan veut lais­ser une trace sans lais­ser ses empreintes.

Cardan avait cer­tai­ne­ment ses rai­sons de (décla­rer) pré­fé­rer une gloire abs­traite à une pos­té­ri­té sub­stan­tielle : il avait peut-être honte de sa vie, tout en vou­lant qu’on se sou­vienne qu’elle avait eu lieu. Ses rai­sons n’étaient pas les nôtres, mais nous pou­vons com­mu­nier avec lui dans cet espoir contra­dic­toire : nous non plus ne sou­hai­tons pas que le monde connaisse de nous les details, comme dit l’anglais pour par­ler de tout ce qui peut ser­vir à nous iden­ti­fier. Nous savons que details est le nom de ce qui se com­mu­nique à la CAF et la SDAT, se revend à BFMTV ou aux cyber­ma­fias de l’Est. Sans un brin de details tou­te­fois – un brin sélec­tion­né et expo­sé avec un soin – les vies res­sem­ble­raient toutes à leur épi­taphe, c’est-à-dire à celle de tout le monde. Ce ne serait pas un drame, mais peut-être que jus­te­ment ça man­que­rait un peu de dra­ma.

Rappel

Employé à chose aucune faire, et n’ayant du corps dis­po­nible qu’un usage caus­tique, on peut se perdre en songes infi­nis sur les mondes-gigognes ou se mettre minable mné­mo­tech­ni­que­ment pour la finale des Incollables, il y a et il y aura tou­jours, le jour, avec la son­ne­rie du réveil ou celle de l’intercours, le rap­pel d’un savoir de fond – impé­ra­tif, caté­go­rique – qu’aucune mon­tée en com­pé­tence ne dis­sipe et que les cogi­ta­tions den­si­fient : Ça joue.
Toute décla­ra­tion, toute pro­messe, toute pro­tes­ta­tion d’innocence sont des faits de jeu.
La dis­pute la mieux concer­tée, l’embrouille la plus spon­ta­née, la confi­gu­ra­tion des poings dans les empoi­gnades, des bras dans les embras­sades, des gueules dans les engueu­lades, des paumes dans les empal­mades sont des évé­ne­ments du jeu.
Toutes les qua­li­tés per­son­nelles, toutes les pro­prié­tés, même sous­traites au cadastre, même réduites en pous­sière depuis des mil­lé­naires, ont leurs coor­don­nées sur le ter­rain du jeu.
Tout ce qui paraît, tout ce qui parais­sant com­pa­raît, tout ce qui com­pa­rais­sant parade, tout ce qui para­dant affiche un sou­rire écla­tant qui masque mal aux com­mis­sures LA HIDEUR DE SA MORT PROCHAINE : un move, un gra­phics, un vil­lain.
Il n’y a pas jusqu’à « nous », « nous-mêmes » c’est-à-dire « nous toustes » joueurs et joueuses (le plus vaste « nous-autres » que la Terre ait por­té), il n’y a pas jusqu’à « nous » agents et patients du game, bul­lies et mar­tyrs, qui n’appartenions au décor per­son­nel, à la tex­ture indi­vi­duelle du jeu.
Nous sommes un bâti des­ti­nal en kit, un corps social au ges­tuaire jamais éman­ci­pé de la chaîne de com­mandes d’une norme mys­té­rieuse, et qui déter­mine que, si ça joue tou­jours en pre­mière per­sonne, ça ne joue jamais, depuis cette vue sub­jec­tive, que d’une cer­taine manière par­fai­te­ment géné­rique, une manière per­son­nelle res­treinte à une flo­pée de mil­liards de mou­ve­ments, comme autant de skill moves sur une Méga(GigaPéta)Drive : sau­ter, balayer, défon­cer, pres­sion­ner, drib­bler, cra­cher, fein­ter, par­ler, rigo­ler, cri­ti­quer, mater, ser­rer, mar­quer, embal­ler, plan­ter, dépouiller, shoo­ter… w00t !w00t !Ça joue !

  1. Diogène, voyant les sol­dats faire leur remue-ménage avec une telle ardeur, et n’étant employé pour la répu­blique à faire aucune chose que ce soit, tem­pê­tait son ton­neau pour ne pas appa­raître, au milieu de ce peuple si fervent et si occu­pé, comme étant le seul en chô­mage et dans l’oisiveté. (François Rabelais, Tiers-Livre, 1546, libre­ment tra­fi­qué de la tra­duc­tion de Clostre, Dubouchet, Robin)
  2. Les prep­pers sont des gens qui se pré­parent à toute éven­tua­li­té, le plus sou­vent indi­vi­duel­le­ment ou au sein de la cel­lule fami­liale, et de façon géné­ra­le­ment casa­nière ou ter­ri­to­riale.