Diogenes les voyant en telle ferveur mesnaige remuer, & n’estant pour la republicque enployé à chose aulcune faire, […] son tonneau tempestoit, pour entre ce peuple tant fervent & occupé, n’este veu seul cessateur & ocieux.1
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– tout le tableau clinique du stress pré-traumatique, mais aussi et d’abord et peut-être et surtout : un vade-mecum de gestes qui, donnant l’illusion qu’on s’affaire, sauvent des incitations du monde affairé.
On en est
On en est
Employé à chose aucune faire, faire, comme Diogène avec son tonneau, de son corps, matériau le plus et le plus immédiatement disponible, l’objet d’un soin pressant, ce n’est pas, en dépit de ressemblances frappantes, tout à fait la même chose que de faire frénétiquement les surfaces de son appartement jusqu’à ronger les matériaux. C’est surtout se livrer à une sorte d’expérience préventive, de manigance adaptive, de parade : puisque tout le monde a l’air d’avoir des trucs à faire, mieux vaut ne pas rester sans rien faire. Et c’est à cette condition – celle d’une activité mimétique mais restreinte – que gratter, tirer, serrer, pincer, piquer, mais aussi mordre et tordre et bientôt branler, fourrer, parviennent à sortir
une couleur | d’une autre |
un souvenir | d’une fiction |
le matin | du soir |
hier | d’aujourd’hui |
ta main droite | de ton oreille gauche |
les ressemblants | des identiques |
une feuille de papier | d’un morceau de carton |
une figure lacunaire | d’une figure complète |
un poids moindre | d’un poids plus grand |
un nom propre | d’un nom commun |
une phrase sensée | d’une phrase absurde |
, jusqu’à l’exo ultime où, mentalement majeur et paré à servir la Rép, tu pénètres une nuance conceptuelle contenue dans deux termes abstraits :« Sans autre préambule, on demande au sujet :Quelle différence y a‑t-il entre l’estime et l’amitié ?Quelle différence y a‑t-il entre l’ennui et le chagrin ? »
Dans certaines versions tardives du test d’âge mental, chaque épreuve a un genre de coefficient, sur une échelle allant (de tête) de facile même pour les débiles à difficile pour les habiles. (La toute première épreuve, le plus petit dénominateur commun, le seuil bas de l’intelligence humaine, ce qui est garanti même quand le niveau [aur]a baissé jusqu’au fond :
« Suivre du regard une allumette enflammée. »
2
Skateboards volants, voyages dans le temps, contact extraterrestre, téléportation : voilà ce que l’époque scrutait par la lucarne messianique par laquelle toute époque espère et redoute. Dès lors, notre enthousiasme ne put qu’être à nos propres yeux suspect, et l’accueil circonspect, quand, au lieu de tout ça, un jour, assez longtemps après que les hommes, devenus sédentaires, fussent devenus producteurs, et à peu près au moment où nos tentatives d’être populaire et d’avoir un 15 en rédac commençaient à sérieusement entamer l’énergie de notre naissance, Internet arriva. Certains, expansifs, crurent que le temps était venu pour les hommes de quitter le mode solo et de reprendre la route à dos de surf en compagnie de leur tribu, leur guilde, leur réseau professionnel… – mais de tout ça ou presque rien ne se passa ou presque. On s’administra, par des voies nouvelles il est vrai, des doses du vieux frisson communautaire, et pour le reste on continua à jouer solo à des jeux solitaires de plus en plus niche, comme débusquer des vidéos YouTube avec une unique vue, ou trouver le Monsieur qui a la plus longue sur Wikipédia :
Thomas Edison (ingénieur, scénariste, homme d’affaires, réalisateur, entrepreneur, inventeur, mathématicien, physicien) ;Edgar Morin (philosophe, anthropologue, essayiste, pédagogue, écrivain, sociologue, scénariste, réalisateur, résistant) ;Jacques Attali (banquier, entrepreneur, économiste, conseiller politique, philanthrope, ingénieur, écrivain, professeur, musicologue, chef d’orchestre) ;Xavier Niel (homme d’affaires, business angel, entrepreneur, investisseur, philanthrope, acteur du numérique, fondateur d’entreprises, incubateur, mécène, leader d’opinion, fournisseur d’accès).
Nous, présomptueux fils de Modernes et Moderne attardé, avons si bien appris que faire est entreprendre que, songeant à faire, nous ne songeons qu’à des Monsieurs à notre image, en l’espèce : des autonomes à SIRET. Et nous oublions trop souvent ceux dont le nom figure en bonne place dans sept des onze manuels du secondaire, et qui vécurent il y a longtemps, longtemps, à une époque pré-numérique et pré-entreprenance où savoir et savoir-faire étaient torsadés : les polymathes de la Renaissance. Le boss, bien sûr, c’est Vinci : 25 mentions au casier. Mais de moins illustres l’ont presque aussi rempli que lui. Par exemple Hieronymus Cardanus (aka « Gerolamo Cardano », aka « Jérôme Cardan » – on traduisait les blazes) : le genre à
noter ses rêves (le matin) bricoler un aéronef (à midi) approfondir son thème astral (à l’heure de la sieste) résoudre des équations du x‑ième degré (pendant la promenade) pratiquer une auto-saignée (avant d’aller se coucher) .
Cardan a écrit de nombreux livres, techniques, qu’on ne lit plus aujourd’hui. Le seul qu’on édite encore est son Le livre de ma vie ou De ma vie propre ou De ma vie à moi (De Vita propria), pierre blanche du genre autobiographique en Europe. Cardano y raconte sa vie, règle ses comptes, défend son œuvre, vante ses mérites. c’est exhaustif, c’est méthodique dans la méthode et un peu confus dans le détail :
ii. ma naissancevi. ma santéviii. mon mode de viex. mon genre de viexviii. mes plaisirsxx. le vêtementxxi. ma démarchexxiii. mes principales règles de viexix. mes addictionsxxxiii. mes peurs et mes hontesxxiv. mes demeures successivesxxix. mes voyagesxxvi. mon mariagexxxii. les honneurs qu’on m’a conférésxxxix. mon érudition ou mon intuition (réunies sous un même chapitre)xliv. importantes découvertes que j’ai faites (et notamment celle-ci : « que la nature n’existe pas, que c’est une vaine imagination à la base de bien des erreurs »)xlv. la liste des livres que j’ai écritsxlviii. la liste des livres où je suis citéxlix. mon opinion sur les choses de ce mondexlvi. moi-même (une demi-page)xlvii. mon géniel. mes meilleurs bons motsxxxii. mes motifs de gloireliii. la qualité de mes relations avec les autresetc.
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C’est la Modernité pour la première fois. Des hommes, chacun dans son style et tous dans leur genre, inventent l’imprimerie, le livre d’Histoire et la terreur qui va avec : ne pas en être. Persuadé que son existence, à la fois singulière et exemplaire, typique d’un modèle d’hommes encore à venir et dont il est comme le patron, a de quoi édifier tout le Genrumain, le Monsieur primo-moderne sort sur le seuil de sa chambre (qui est aussi le perron du monde) pour annoncer que maintenant FINI DE JOUER, qu’il va TOUT DIRE (et qu’il sera le PREMIER à le faire SANS TRICHER). Merveille du monde, parrhésiaste contrit, procureur exigeant, plaidant un cas dont le seul juge est Dieu (l’humanité n’étant que son témoin : J’écris tout ceci pour moi-même, pas pour les autres), il promet qu’il ne cachera RIEN – et c’est vrai que c’est un bon début pour TOUT DIRE, mais ça ne (comme on disait alors) saurait suffire : pour TOUT DIRE, authentiquement, et que ça pèse, et que ça compte, il (comme on disait alors) convient de ne dire RIEN QUE TOUT. L’essentiel et pas l’accessoire. Une intégrité calibrée. Dimensions du corps à la louche, défauts les plus saillants, ambitions et destins frôlés. Let it flow, mais keep it low.
Pourtant, passé ce serment, certains débordent le serment. Cardano détaille ses phobies, inventorie ses addictions, communique sa pointure et sur ses troubles digestifs. C’est presque trop TOUT DIRE ; le géométral du moi, figure dont la netteté garantit la postérité, disparaît derrière un diagramme touffu, comme si l’octogone des skills dans Football Manager
avait quatre cents branches au lieu de huit.
Ses suivants ne pardonneront pas à Cardan cet épanchement fleuve, considérant son Ma vie propre comme le témoignage « bavard », éventuellement « touchant », d’un « délire mélancolique et maniaque », caractérisé par une « superstition des détails remarquables ». Pourtant Cardan a répondu d’avance aux objections pathologistes, répétant – de manière obsessionnelle si on veut, mais aussi bien convictionnelle – que les détails (minima) signifient, importent, présagent : le caquètement de canards s’accordant au grognement de porcs (alors qu’aucun porc ni canard en vue), des coups réguliers entendus dans la nuit (ne pas les compter serait inconséquent), un chien qui saute sur le bureau et engloutit un manuscrit (ces pages-ci, et pas celles-là), évidemment les songes, les nombres… Tel est le Monsieur que nous sommes, vulgaire ou latin, polymathe ou faible en rédac : le monde lui parle.
Rousseau, affirmant sur le seuil de ses Confessions qu’il sera LE PREMIER ET LE SEUL à vraiment TOUT DIRE, et passant en revue les précédentes velléités à le faire, reconnaît à Cardano la sincérité mais « ne voi[t] pas quoi faire de ses dix tomes d’extravagances » – « en ne disant qu’une partie de la vérité » (celle, sommative, qui réduit TOUT à une collection de détails), « ils ne disent RIEN ».
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S’il existait quelque part, en plus du Socle commun de connaissances, de compétences et de culture (
1. « J’apprends à m’exprimer et à communiquer. »2. « J’apprends à apprendre. »3. « Je connais les valeurs fondamentales. »4. « Je comprends la nature et ses phénomènes. »5. « Je développe une conscience de l’espace et du temps. »), s’il existait quelque part quelque chose comme un Socle commun de connaissances de soi, il n’est pas certain que ces phrases aient assez de généralité pour y figurer :
1. J’ai peur du noir.2. J’ai peur du vide.3. Je ne sais pas chérir sans meurtrir.4. Je sais que fourrer, branler, caresser en frappant doivent rester5. Je me promène dans le monde sourd, muet, le regard soit fuyant soit bas, de la moutarde sur le bout des doigts.
Se caresser les joues avant de les frapper, s’amputer continûment de ses vingt ongles et peaux adjacentes, entretenir au jour le jour son eczéma nerveux, ce n’est pas, en dépit de ressemblances frappantes, tout à fait la même chose que de couper des bûches deux semaines par an vêtu d’une peau de phoque pour préparer la fin du monde. C’est surtout ne pas se laisser distraire d’une terreur légitime – et plus grande la terreur exercée préventivement sur soi, plus supportable celle qui sera infligée par la Formation, adultes et subadultes, dans la cour qui prépare aux rapports de cour, dans la classe qui prépare aux rapports de classe. Aussi, il n’est pas dit que petit prepper2 devienne grand, son option stratégique globale se bornant à : se causer de la douleur ; mais une douleur locale et précisément quantifiée, parce que petit prepper ne trouve son plaisir que dans l’apaisement de la douleur précédente : si, donc, la douleur est volontaire, et mesurée, et circonscrite, il lui est loisible de l’apaiser peu à peu. Et parce qu’il sut tôt, d’expérience, qu’être totalement exempt de ces douleurs particulières l’expose à l’insupportable tourment d’une douleur générale, il continue de s’infliger des doses de douleur modérées, presque savantes, comme un junkie sophistiqué qui s’est pris pour cobaye et se conduit lentement au pire par voie du moindre mal : avoir mal quelque part, et d’une certaine manière, et à un certain point, voilà tout le mal qu’il peut se souhaiter, plutôt que cette étrange blessure, cet état d’affection débordant qui fait du monde entier, à la limite, le gigantesque tubercule nerveux de soi, harcelé de toutes parts, en contact avec toutes les paumes, tous les poings, toutes les piques, toutes les pinces. Alors il se mord les lèvres, il se tord les doigts, il s’arrache les peaux, il se pince aux larmes, il se pique au sang, et grâce à toutes ces précautions il parvient à « tenir » – au moins le serment qu’il s’est fait dans le secret de sa chambre : je serai plus cruel envers moi qu’ils pourront jamais l’être, vas‑y, frappez, ma tête c’est le ballon ok – mais je triompherai de vous tous les soirs de penser à la mort en détruisant mon corps.
Ah oui ? Toi et quelle armée ?
et cette page de ton agenda peut en témoigner :
il y ail y eu de touttemps il y aurat= soufrir, au sens de lésion des voies sensitives, action contusive ou pongitive extérieure, tenaille d’un pouce et d’un majeur de part et d’autre de la nuque, chaussures coquées balancées dans les côtes, les couilles, balayette de chiottes introduite par où le drame et le kiffe est qu’avec un peu de patience, tout rentre. Tout rentre ; les épreuves enseignent et renseignent, assouplissent, endurcissent ; devant soufrir, on apprendra à réagir comme on dit que les corps le font même quand on n’y fait pas attention : se défendre.
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« Anomalie sexuelle », « timidité congénitale », « esprit romanesque et paranoïaque » ; la critique est catégorique au sujet du plus fameux pré-romantique et néanmoins médio-moderne : Rousseau trahit plus qu’il ne dit. Le martyr de son temps est devenu à nos yeux un symptôme, et nous lisons ses confessions comme s’il s’agissait d’un leak.
Peut-être que Rousseau n’avait pas de temps à perdre en auto-diagnostics, parce que son supplice fondamental est ailleurs et plus sourd et plus dur à sonder ; et Rousseau n’a de cesse d’essayer de nous le confier : JE SUIS UN JOUEUR SÉRIEUX. À la fois plus naïf et plus conséquent que le monde – plus simple ? –, il prend les gens aux mots, les mots à la lettre et la lettre à cœur : une remarque, un adjectif équivoques, et c’est parti pour 20 ans de rumination. Nous-autre destiné ou aspirant Monsieur malgré nous, né trop tôt pour y échapper et trop tard pour y adhérer, connaissons bien cette condition. Un vendeur nous adresse un mauvais « bonjour », c’est une demi-journée de perdue à inspecter notre costume. Une phrase entendue dans la rue (« Faut pas parler de malheur, faut toujours optimiser ») ou dans une vidéo (« La France est une grande nation de santé »), le slogan d’un comptoir à pizza (« Le spécialiste de la portion »), le vocal d’un inconnu dont la menace est à jamais perdue pour son destinataire réel (« Tes couilles sont loin mais mon nez est long ») sont tour à tour l’objet d’une cogitation constante pendant 36 mois, comme si à nous secrètement adressés – n’oublions pas que le monde nous parle. Le monde nous parle, et nous traînons notre défroque monsieuse à travers le monde qui nous parle, sursautant à chaque fois que le monde nous parle, et c’est en permanence. Nous habitons un logocosme sans aucun contraste : tous les mots les moindres ont une importance éminente ; que des sommets, rien que des 4000 mètres, partout, tout le temps, aucune plaine du langage où poser sa tente à l’abri des vents.
Ainsidoncques TOUT DIRE nous fuit-il, et souventes fois nous n’en sommes, le nez dans l’assiette et l’ayant dans le cul, qu’à dire ce qui vient, voire tout ce qui vient, et dont nous ne sommes que l’occasion, bavarde.
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Vu la durée de vie, il y a, quel que soit le point où on se trouve, à la fois trop de distance et jamais assez de recul pour apprécier les premiers âges et les acquis fondamentaux – certaines flagrances d’alors s’expliquent mal ; par exemple pourquoi, lorsque la Formation nous enseigna que
« Je choisis un style simple et un vocabulaire précis. »« J’évite les répétitions autant que possible. »« Je n’emploie pas des mots dont je ne connais pas le sens juste pour faire joli. »« Je ne fais pas du remplissage si je n’ai rien à dire. » et nous tendit du même coup un catalogue des façons de se défendre :
pourquoi est-ce qu’il sembla, avec une telle flagrance, que nous fût transmis un seul et même contenu doctrinal, dont l’assimilation serait évaluée lors d’une épreuve commune ?
au sens où elle est encore là.
Car tandis que la Formation, en plus de coller, clouer, noter, continue de distinguer les configurations de la matière animée comme inanimée, petit prepper s’obstine, des fois fébrile, des fois tranquille, mais globalement inattentif aux critères d’attribution des valeurs et des rangs, à serrer, nouer, enfiler des configurations de la matière en tout genre, étendant à d’autres corps le soin zélé dont il a commencé par entourer le sien, si bien que distrait il ne retient pas ce qui pourrait l’aider à sauver quelques distinctions salvatrices – rationalisme des Lumières pas plus que Théorie critique ou Mon premier dico, Le livre des contraires aussi peu que la mathesis universalis, et rien moins que Mon précis de vocabulaire, et, ayant perdu de vue l’origine de ces distinctions, il est dans une misère un peu (à peine) particulière, sans amont sans aval, paumé nu en échec dans la nuit d’hiver de son âme, démuni, sans boussole, sans orientation car sans étoile non plus (la bonne étoile de son enfance ayant viré d’orbite), en échec, échoué, le visage sourire-à‑l’envers, le vent sifflant dans la chevelure pleine de copolymères, la nuque mouillée d’eau de jeune mâle en spray, dans les poches du baggy un stage en entreprise et un job de caisse ou de réserve, dans la bouche zéro dent de lait et celles de sagesse arrachées, dans les mains toujours un peu de precum, aux pieds les AIR MAX PLUS plantées dans le lino, les yeux rougis perdus dans le laiteux du ciel, et n’imaginant rien entre ciel et lino, sans espoir ni secours – pas plus de Mes acquis que de Mes capacités, pas plus de MON IMAGINAIRE que de MA CRÉATIVITÉ, et bientôt aussi peu de Mon compte formation que de Mon pass culture ou de Mon pass nature, et ne voyant rien venir non plus de ne_pas_repondre_dialogue@caf.fr. Une situation propice à la radicalisation – en ligne, hors ligne, hors sphère, hors axe – et donc bientôt, il (d’une décision aiguisée mais s’y reprenant plusieurs fois sur plusieurs années) refuse le marché des administrateurs et parents, qui l’engagent àse prendre en main(car il n’y a pas d’usage de soi moins voluptueux), des professeurs et conseillères d’orientation, qui l’engagent àsauver ce qui peut l’être(car il ne voit pas ce qui peut l’être), des docteurs et généralistes d’espèces très-diverses, qui l’engagent àsauver ce qui sauve, or sa lucidité n’est sauve qu’à vérifier dès qu’il le peut le théorème suivant :Il y a énormément moins de choses salutaires que de récits de sauvetage.
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Au chapitre 9 (ix. Réflexions sur la manière de perpétuer son nom), Cardan écrit :Cuperem notum esse quod sim, non opto ut sciatur qualis sim.
Internet en 2023 n’a pas encore de bonne IA latine – Google :Je souhaite être connu pour ce que je suis, je ne souhaite pas être connu pour ce que je suis.faisant du sens unique un contre-sens symptomatique.
En fait, on pourrait traduire par :
Je voudrais qu’on reconnaisse que je suis, mais non pas qu’on sache quel je suis.ou :
Je voudrais qu’on sache que je fus, mais pas qui je fus.
Autrement dit, Cardan veut laisser une trace sans laisser ses empreintes.
Cardan avait certainement ses raisons de (déclarer) préférer une gloire abstraite à une postérité substantielle : il avait peut-être honte de sa vie, tout en voulant qu’on se souvienne qu’elle avait eu lieu. Ses raisons n’étaient pas les nôtres, mais nous pouvons communier avec lui dans cet espoir contradictoire : nous non plus ne souhaitons pas que le monde connaisse de nous les details, comme dit l’anglais pour parler de tout ce qui peut servir à nous identifier. Nous savons que details est le nom de ce qui se communique à la CAF et la SDAT, se revend à BFMTV ou aux cybermafias de l’Est. Sans un brin de details toutefois – un brin sélectionné et exposé avec un soin – les vies ressembleraient toutes à leur épitaphe, c’est-à-dire à celle de tout le monde. Ce ne serait pas un drame, mais peut-être que justement ça manquerait un peu de drama.
Rappel
Employé à chose aucune faire, et n’ayant du corps disponible qu’un usage caustique, on peut se perdre en songes infinis sur les mondes-gigognes ou se mettre minable mnémotechniquement pour la finale des Incollables, il y a et il y aura toujours, le jour, avec la sonnerie du réveil ou celle de l’intercours, le rappel d’un savoir de fond – impératif, catégorique – qu’aucune montée en compétence ne dissipe et que les cogitations densifient : Ça joue.
Toute déclaration, toute promesse, toute protestation d’innocence sont des faits de jeu.
La dispute la mieux concertée, l’embrouille la plus spontanée, la configuration des poings dans les empoignades, des bras dans les embrassades, des gueules dans les engueulades, des paumes dans les empalmades sont des événements du jeu.
Toutes les qualités personnelles, toutes les propriétés, même soustraites au cadastre, même réduites en poussière depuis des millénaires, ont leurs coordonnées sur le terrain du jeu.
Tout ce qui paraît, tout ce qui paraissant comparaît, tout ce qui comparaissant parade, tout ce qui paradant affiche un sourire éclatant qui masque mal aux commissures LA HIDEUR DE SA MORT PROCHAINE : un move, un graphics, un villain.
Il n’y a pas jusqu’à « nous », « nous-mêmes » c’est-à-dire « nous toustes » joueurs et joueuses (le plus vaste « nous-autres » que la Terre ait porté), il n’y a pas jusqu’à « nous » agents et patients du game, bullies et martyrs, qui n’appartenions au décor personnel, à la texture individuelle du jeu.
Nous sommes un bâti destinal en kit, un corps social au gestuaire jamais émancipé de la chaîne de commandes d’une norme mystérieuse, et qui détermine que, si ça joue toujours en première personne, ça ne joue jamais, depuis cette vue subjective, que d’une certaine manière parfaitement générique, une manière personnelle restreinte à une flopée de milliards de mouvements, comme autant de skill moves sur une Méga(GigaPéta)Drive : sauter, balayer, défoncer, pressionner, dribbler, cracher, feinter, parler, rigoler, critiquer, mater, serrer, marquer, emballer, planter, dépouiller, shooter… w00t !w00t !Ça joue !
- Diogène, voyant les soldats faire leur remue-ménage avec une telle ardeur, et n’étant employé pour la république à faire aucune chose que ce soit, tempêtait son tonneau pour ne pas apparaître, au milieu de ce peuple si fervent et si occupé, comme étant le seul en chômage et dans l’oisiveté. (François Rabelais, Tiers-Livre, 1546, librement trafiqué de la traduction de Clostre, Dubouchet, Robin) ↩
- Les preppers sont des gens qui se préparent à toute éventualité, le plus souvent individuellement ou au sein de la cellule familiale, et de façon généralement casanière ou territoriale. ↩