ET S’IL NE RESTAIT PLUS QUE QUELQUES INSTANTS À VIVRE ? »
alors j’en profiterais pour dormir – non sans avoir au préalable signé.1
Когда не знаешь, для чего живешь, так живешь как-нибудь, день за днем ; радуешься, что день прошел, что ночь прошла, и во сне погрузишь скучный вопрос о том, зачем жил этот день, зачем будешь жить завтра.2
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Bonaparte ne remportant pas toujours ailleurs la bataille de Marengo, il est doux de se dire qu’il y a peut-être quelque part hors de ce monde-ci un monde bifurqué, un gameplay alternatif où « Je » est là qui « lis, interprète, commente, produis des tableaux, des graphiques et des diagrammes organisant des données de natures diverses. », un monde où « Je m’exprime par des activités, physiques, sportives ou artistiques, impliquant le corps. », un monde où « J’apprends le contrôle et la maîtrise de soi. »
Mais tant que ce monde-là, auquel celui-ci ne donne qu’à songer, se déploie sans souci du nôtre tandis que nous, présomptueux petit·s Moderne·s, le croyons en souffrance d’actualisation, c’est plutôt ce genre de phrases qu’on lirait dans le journal de classe du cours de Connaissance de soi :Avec quelle diligence ces gonades produisent-elles !Asthénie post-prandiale, céphalées orgasmiques : tout ce qui fait plaisir vient avec son martyre !Je ne sais d’autre salut que la somnolence diurne !
Alors on sieste. En réaction. Par précaution. Pour solde de tout compte.
Pour solde de tout compte et sous toute condition, nous siestons.
Le diable est légion ; Dieu partout. On dit des deux qu’ils nichent dans les moindres détails et, entre chacune de leurs interventions, nous siestons, seulement réveillé·s par la peur de manquer, la pénalité administrative proportionnelle à la faute – nous siestons, et le faible élan de la naissance suffit d’abord à nous bercer, jusqu’à ce que le relance, à l’âge de discrétion, le genre de poèmes qui, dans les années 90, nous apprit à lire et la conséquence en première personne :« Je monte, je valide. »« J’aime mon quartier, je ramasse. » – nous siestons, dans le bercement continu des intentions aux actes et retour, des velléités intermédiaires aux volontés dernières, du souci de soi au souci de l’autre – avec l’immunité du résultat nul : ne dérange pas autrui, autrui te le rendra. Autrui le nom d’un encombrant, et soi celui d’un embarras – un embarras si adhérent au pronom sujet des phrases confessionnelles qu’il ne reste plus qu’à, souci circulant parmi les soucis, faire ses lignes en comptant sur l’apparition du Poème :« Je trace des boucles. »« Je lis sans m’aider de mon doigt. »« J’identifie des mots simples : papa. »
Qu’il serait beau de continuer en disant que nous eûmes un jour l’idée de siester, de nous reclure dans le sommeil, que cette réclusion fut une résistance, torpide et molle, et lente, mais obstinée… – et pourtant non, siester ne fut pas une idée ni une résolution, simplement : nous siestons, rien de ouf, de tout temps les hommes ont siesté. Il faut croire que nous avons suffisamment veillé. Que nous est devenue insensible la différence entre sieste et veille. À moins que notre dernière poussée de croissance nous eût vidé·s de nos forces et forcé·s au lit pour toujours – reste qu’il faut admettre que, comme d’autres, qui ont probablement vécu à siestes comptées, en viennent sur le seuil de la mort à dire J’AVOUE QUE J’AI VÉCU, nous ne nous figurons pas, nous – en vertu du temps de sieste que nous nous serons accordé, en vertu des fois nombreuses et d’une durée de plusieurs heures où nous nous serons mis bien, de cette façon si spéciale de se mettre bien qu’est se mettre à l’horizontale – nous ne nous figurons pas dire autre chose sur le lit de l’EHPAD, si tant est que nous soyons disponible·s pour dire quoi que ce soit et qu’alors la lubie de TOUT DIRE nous possède encore : J’AVOUE QUE J’AI SIESTÉ.
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Avant, avant, et même avant avant, si on pensait ou parlait mal c’était le diable en soi. L’anxiogène était exogène, le mal aliène. On ne savait pas ce qu’on disait, et on ne s’en portait pas moins OK. Aujourd’hui, nous avons la douleur de nous faire part, à chaque pensée que nous pensons, 1) que nous la pensons et 2) que c’est une pensée, c’est-à-dire du toc ou du TOC, puisque si cette pensée est pauvre ou de luxe, piquante ou lancinante, il n’y a rien de notre faute – c’est juste un accident de circonstance cérébrale.
À quel moment de la Chute apparut la première craquelure dans la personne agente, séparant tectoniquement l’intention de penser des pensées pensées finalement ? À quel moment de la marche glorieuse de l’humanité dans son rang le premier embarras s’insinua-t-il dans notre sandale générique, spécifique ?
En 1865, le médecin Dumont de Monteux, dans son autopathographie – Testament médical, philosophique et littéraire, destiné non seulement aux médecins et aux hommes de lettres, mais aussi à toutes les personnes éclairées qui souffrent d’une manière occulte (au temps des Lumières en voie d’humiliation, ça fait du monde) – décrit une affliction mentale dont il se dit atteint : le « mentisme ». Symptôme : plus possible de calibrer comme il faut le TOUT qu’il y aurait à DIRE : les pensées accessoires jettent un feu continu dans la tête de son honnête homme, devenu le spectateur forcé, le souffre-douleur de sa conscience obsédée.
Dumont ne s’étend pas sur les causes du mentisme, pas plus que sur ses conditions d’apparition, et si les effets sont décrits, ce n’est jamais qu’allégoriquement :« une braise allumée tournoie dans la tête »,les hémisphères cérébraux sont « atteints de strabisme »,le « cheval de la pensée », qu’on croyait dompté, devient frénétique,les « oiseaux de la volière » mentale, aux trajectoires ordinairement si nettes, soudain s’effarouchent,une « crampe au mollet » survient mais dans le cerveau,des idées incohérentes s’invitent, discutent entre elles dans la tête, sans égard pour « le maître du logis » – une petite insurrection domestique : bonnes et valets, pensées du lavoir et des arrière-cuisines squattent le grand salon, fument les cigares de Monsieur dans son crapaud Louis-Philippe.
Plus tard, au 20e siècle, si proche de nous et plus proche que jamais de la fin, des aliénistes, psychosthéniciens, cognithérapeutes, spiritechnicos, animingénieurs… donneraient des descriptions cliniques généreuses du mentisme, fournissant au passage à notre jeune carrière dans les Lettres un vade-mecum stylistique :« barrages », « coq-à‑l’âne », « réponses à côté », « ellipses », « jeux syllabiques », « phénomènes psittaciques », « scies verbales », « mots jaculatoires fortuits », « énonciation des gestes », « énonciation des intentions et des commentaires sur les actes », « émancipation des abstraits », « ombres anticipées d’une pensée indiscernable »…
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De toutes les façons de ne pas exister, rester sous la couette est notre préférée. Nous aimons supposer le monde depuis notre lit. La conjecture sur oreiller est une activité spéculative ardente et possédante. Passé une première phase, pénible, à subir une pluie de FOMOs – propagande insidieuse pour la vie intense, des sensations fortes – on atteint ce plateau convictionnel depuis lequel il n’y a pas de vie bonne dans ce monde mauvais. vie vraie dans ce monde faux. vie juste dans ce monde injuste.Et, de là, le constat que Je n’ai pas de vie. vaut mieux que J’ai une vie. s’étend – ayant en prime l’avantage de dispenser d’avoir à se saisir de la question et des occasions de Cessons toute cette merde !, car que cesserions-nous si nous n’avons pas de vie ? Et c’est ainsi que, depuis les tréfonds de la couette coïncidant avec les hauteurs de la conviction, Autant continuer. s’impose chaque jour par défaut, coiffant sur le fil Que cesse toute cette merde ! à cause d’un très léger vent contre : flemme d’en finir. Voilà. On continue juste comme ça, par flemme et pour voir ce que ça donne quand il ne se passe rien, pour savoir ce que ça fait de n’avoir rien à faire, pour vérifier du cœur que ça va bien nulle part, c’est parti, JE PASSE UN PULL TROP GRAND, J’OUVRE UN POT DE NUTELLA ET UNE BOUTEILLE DE SKY et, désormais, JE VIS POUR M’ASSURER QUE ÇA VA BIEN NULLE PART, je VAIS, sans but et sans objet, sans verbe après, je VOGUE tout court, je VAQUE, je DIVAGUE, il n’y a rien à faire, et tout à être – il suffit de se signer quelques procurations. Tu regardes les résultats pour toi sur Google. Tes homonymes sont tout en haut mais après tout, est-ce que tu n’es pas, toi aussi, ce digital manager mort en 1815, ce chef de chœur de paroisse originaire d’Alsace du sud ? Oui, tu les es tous. Il n’y a pas à rêver de monde·s bifurqué·s : il est déjà plusieur·s.
(Ça pourrait être pire imagine tu serais L’Autre, Autrui, ton Prochain, leur Semblable, ces personnages en mousse qui n’attendent qu’une – et toujours la même – chose : qu’on leur veuille quelque chose.)
Mais il ne faudrait pas, par pure passion du devenir, que nous oubliions notre nous. Ça fait quand même 200, 220 ans qu’il est là, toujours, à quelque point qu’on nous prenne de nos déclarations. Ça doit bien faire deux siècles bien tapés que nous sommes là, sur estrade ou perron, sur promontoire, pile à la hauteur de notre nous sans contours. Depuis 1800 environ, nous ne pouvons pas manquer de lui être ajusté depuis allez 1802. Notre position historique est du tireur couché : nous sommes libre·s de faire (le bien, le mal) ; le jugement est infaillible heureusement (et si nous sommes lâche·s, c’est pour le plaisir d’entendre les Anciens nous dire « Quelle lâcheté ! ») ; nous parlons surtout de n’avoir rien à dire, bougeons sans avoir rien à faire ; nous considérons sérieusement l’hypothèse de notre insignifiance sans appel, peuplant notre déboire d’un tas de mirages – leur brumeuse diversité nous est comme un second monde, aussi faux que le premier. La mort viendra, surprenante à toute heure, et cette toute-heure-là est l’écho, dans le présent de nos ruminations sur ce qui va bien pouvoir se passer, du de-tout-temps poisseux d’où provient notre nous : un fond-des-âges qui date de 1800, 1802 à tout casser.
Et c’est encore lui qui, environ tous les samedis, rassemble ceux qui s’appellent tu ; c’est lui qui comprime ceux qui répondent à l’auto-interpellation ; c’est nous qui, disant tu pour dire je, passons UN SAMEDI SOUS LA COUETTE, seul·s, en descente de quelque chose mais de quoi, en attente de quelque chose mais de quoi… toujours est-il que nous voilà nous adonnant à une série d’activités qui se doublent chez nous de la conscience douloureuse d’être encoreen trainde faire ça (et dont passer un samedi sous la couette n’est en fait que le paysage, l’environnement, le contexte), par exemple : tenter de cracker LinkedIn pour percer la vie de nos homonymes ; répondre à des objections qui ne nous sont pas faites, notamment par des gens pour qui nous n’existons pas ; nous chercher des épitaphes – à un moment, content d’avoir trouvé : « SPÉCIALISTE DE SA PORTION » tu te rendors ; tu te réveilles on est toujours samedi.)
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Pourtant tous ces samedis il y a, en puissance, en nous, suffisamment de santé pour répondre à l’espoir qu’à un moment donné – donné plus que choisi – nous nous lèverons et commencerons à TRACER LA ROUTE, la nôtre fatalement à mesure que nous la traçons, ou qu’à défaut de nous bouger vraiment direction AVANCER, nous nous montrerions désireux d’apprécier la chance d’être en vie, en PROFITANT. Dans le détail des faits (dans le détail des draps), combler cette attente est toujours impossible, car notre motivation se résume aux activités dérivées du suçotement du pouce ou du toilettage des peaux mortes : fumersiroter de la drogue gratter des Cash écrire des lettres à Mes services ou à Mon député– toutes choses qui, supportant parfaitement la position couchée, remplissent bien l’écart entre notre attente et les attentes du monde (ce qui n’est pas rien, l’écart étant un trait essentiel du rien que nous faisons pendant que nous nous agitons à faire tout le reste).
Bravo.Comment on fait maintenant ?
Hein ? On fait comment maintenant ?
Dumont donne un autre nom au mentisme : « la maladie de René ».
On sait que ;
nul n’ignore que ;
l’histoire européenne porte la mémoire de cet effroyable fun fact :
Les Souffrances du jeune Werther occasionna chez les jeunes gens une « mode de suicides », selon la formule de France Télécom à l’époque où nous étions encore dans un âge où se suicider a de la classe. On ne peut pas dire que René de Chateaubriand ait occasionné une telle mode, ce qui ne veut pas dire qu’il fut sans effets. Mais il est difficile de quantifier l’impact d’un livre sur les états moraux d’une cohorte démographique ; il faudrait choisir une unité de compte moins nette que le suicide, quelque chose comme le vague à l’âme, un état latent d’insatisfaction où la flemme d’en finir et celle de continuer s’équilibrent et se résolvent dans la stase ou l’automation – l’atteinte à sa vie n’étant qu’un incident de cette flemme.
Reste que quand, adolescent, disons autour des années 1815–1820, Dumont (né en 1802, année de la parution de René) lit : « Hélas ! j’étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s’emparait de mon corps. Je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d’ennui. » (Chateaubriand:1802) il se dit sûrement mais c’est exactement ça et c’est dit de façon si neuve ! Quand, âgé d’une trentaine d’années, il lit toujours : « Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu. » (Musset:1836) il se dit peut-être c’est décidément ça, et c’est comme ça que ça se dit ! Quand, homme mûr, il lit encore : « Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie. » (Chateaubriand:1848) ça n’a pas vieilli cette façon de dire, voilà la bonne façon de parler de tout ça. Et ça continue jusqu’après le milieu du siècle, Dumont cherchant encore, à plus de 50 ans, secours auprès des grands auteurs pour l’aider à préciser sa misère : « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé… » (Nerval:1854) et Dumont se dit vraisemblablement moi aussi !
Mais revenons au direct : est-ce que nous pourrions (à supposer bien sûr que nous plaindre nous tente) affirmer que nous « souffrons d’une manière occulte », ou que nous ronge « un mal obscur » ? Pas sûr. À la limite, élevé·s dans les années 90 du siècle suivant, nous pourrions tenter de dire : Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux choral : J’ai décidé de dissoudre l’Assemblée nationale. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur. Nous les expulserons avec humanité et cœur. Et voilà le problème. Nous avons grandi sous Chirac et nous avons l’âme romantique – mais nous ne pouvons pas dire de Chirac comme Musset le fit de Napoléon : « Un seul homme était en vie alors en Europe ; le reste des êtres tâchait de se remplir les poumons de l’air qu’il avait respiré. » Nous pouvons dire à la limite : Un seul type d’humain était en vie alors dans le monde ; le reste des êtres tâchait de se remplir les poumons de l’air qu’il avait respiré. , et nous songerions à ces Monsieurs d’Occident, et y songer serait l’occasion de se rappeler que l’âme romantique est une invention de Monsieurs, pas d’adolescents torturés.
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C’est comme si, la semaine étant consacrée à la formulation de vœux pieux, comme ceux qu’on gravait sur les tables de classe : Palestine vaincra. Ce qui me tu pas me rend plus fort. K. susse des bittes., le samedi ne pouvait qu’être voué au constat que rien de tout ça n’adviendrait, et que, dans ce marasme de propitiations sans effets, la seule activité conséquente était de PASSER UN SAMEDI SOUS LA COUETTE À SE CHERCHER DES ÉPITAPHES – à un moment, content d’avoir trouvé : « BRAVO À TOUTE L’ÉQUIPE », tu te rendors, tu te réveilles on est toujours samedi. C’est la vie tu vois ça, la vie fragile ! la vie atteinte au cœur ! la narcolepsie du loser ! Seuls les plus éveillés sachent bien qu’il vaut mieux toujours mieux dormir. Que veiller c’est collaborer. Qu’il n’y a rien à attendre que l’attente prenne fin – et des tentatives d’évasion : Rêver disparaître (partir élever des chèvres au Népal). Ourdir disparaître (faire cesser toute cette merde, par la fenêtre ou le quai du métro). Simuler disparaître (changer de visage et de papiers, et rester vivre incognito dans l’environ des siens pour voir comment ça se passe, la vie sans soi, combien durent les chagrins, et qui seront nos remplaçants numériques, statutaires, fonctionnels).
En matière d’escapisme, il n’y a pas beaucoup de différence entre guetter la sortie de route et espérer la sortie de route, et quiconque a déjà joué à une simulation de pilotage sait que regarder pour lui-même un objet c’est à coup sûr le percuter. La vie, elle, la vraivie, est contre-intuitivement un jeu de pure arcade : à la fois plus facile et parfaitement ingagnable – tout l’enjeu étant de manœuvrer dilatoirement pour ne pas encore perdre, frôlant l’accident chaque seconde, caressant chaque seconde mille occasions de se perdre. Dans cette attente active, nos craintes et nos espoirs sont secondaires (ce sont presque des opinions) ; nous attendons qu’il se passe quelque chose, que quelque chose échoie, que quelque chose nous tombe dessus ou devant – flaque d’huile, carapace, peau de banane, mur infranchissable ou boss prématuré – nous obligeant au grand détour par lequel nous découvrirons ce que nous n’aurions autrement jamais été oser aller partir chercher. Nous espérons en cadeau du sort un « objet réel de souffrance » (Chateaubriand:1802), car toute souffrance est une épreuve, et toute épreuve un échelon sur la voie du salut. Nous espérons sans cesse que la vie laisse à redouter, à désirer, et que toujours nous frissonnions – frissonnions à l’idée de ce qui peut arriver, frissonnions de frissonner quand ça arrivera, frissonnions de frissonner dans l’attente que ça vienne tant que ça n’arrive pas, frissonnions que ça n’arrive pas. Nous frissonnons : nous avons 5 ans et sommes trop bien caché·s. C’est intense ? Dans les années 90 on disait plutôt excitant.
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Ah les années 90. Morne plaine. Époque de basses intensités. Quel peu d’intensité. Quelle plaine moribonde ces années. Qu’en dire ? Il y avait des bouquins de caisse : Le racisme expliqué à ma fille. L’économie expliquée à ma fille. La République expliquée à ma fille. L’amour de la France expliquée à mon fils. La non-violence expliquée à mes filles. La Gauche expliquée à mes filles. Voilà. Ça suffit. On comprend tout de suite à quel point c’est fini et à quel point ça continue. À quel point ça revient, quelle farce.
Alors allons‑y, dans le style de cette époque maligne et insignifiante.
Comment t’expliquer les années 90, fils ?
Une époque tout à fait particulière.
La première et plus importante chose à savoir est qu’on traitait les mères. Un trait d’époque, son esprit. Et puis un raffinement puisque, traitant exclusivement les mères, on ne traitait pas les morts. L’injure n’avait pas encore gagné jusqu’aux morts à manger. Les morts les pauvres morts, que désormais on traite, on mange. Le respect s’est perdu pour les morts. Les mères, elles, pouvaient se défendre (même si en fait elles ne le faisaient pas) ; mais les morts !
Pouvoir se défendre et ne pas le faire : la dévotion. Les mères étaient dévouées, sur elles pleuvaient les quolibets ; les mères arpentaient les rues avec leurs cabas surchargés et sur les murs longés par elles était écrit ta mère la pute ; à leur passage des bouches sortaient des c’est toi ta mère, là ; et dans les livres il n’était pas rare qu’on lût ta mère est si grosse que quand elle sort de chez elle ça fait une éclipse. On pourrait penser que Ta mère était la façon dont ça jouait dans la cour d’école et là uniquement, une fashion propre aux 6–15 ans, une passade – pas du tout. Les mères étaient traitées dans la rue, dans les commerces, dans les bureaux au sommet des tours de bureaux. Lorsqu’on se mettait à jurer dans le vide, c’est les mères qui prenaient d’abord.
Cardan donne ses mensurations, sa pointure. Il juge utile de donner sa pointure. Nous, ici, nous présent·s, nous-même·s, nous-autre·s, déclarons juger inutile de mentionner notre pointure. Comme au vendeur de pompes aux puces, nous ne dirons rien de notre pointure : nous sommes de ceux qui (s’)apprécient avec la paume.
Pourtant, fils, je te parle d’une époque où on mesurait tout, où tout était noté. La solvabilité des États-nations dans des tableaux Excel. La taille des bites sur les tables de cours. Les compétences en maths. Et les filles. Tu étais une fille, tu avais mettons 9/20 en maths le matin, et à la pause déj la moyenne de ton cul s’établissait à 6, à 8, à 15. Les questions principales, principalement débattues, tout au long de ces longues journées de la dernière décennie de ce siècle, c’était de noter le physique et les aptitudes, de déterminer qui était plate et qui tentait de le cacher, qui suçait et qui avalait, qui était pédé (et à quel degré), et surtout : comment rouler une pelle pour donner le sentiment de l’avoir déjà fait – on n’avait pas TikTok, le monde n’était pas encore bardé de tutos, pour apprendre il fallait demander et pas juste aller voir ; on ne disposait sur tous sujets que d’un corpus de propos (même pas d’avis, de tips, de recommandations), rien qu’un petit réseau souterrain de tuyaux coutumiers sur comment tourner la langue dans une bouche l’air de gérer. Voilà, c’était voilà les termes du débat. C’était voilà l’état de la conversation publique en France à la fin du 20e.
Le reste est vague et ma tête c’est du flan, fils : l’adjectif excitant, j’ai déjà dit, les paquets de 10, les Tacchini bordeaux rentrés dans les chaussettes, les manifs, les baggys incommodes, la gauche, le bûcher des cahiers de correspondance devant le bahut à la fin de l’année – une époque tout à fait particulière.
Ah si, une chose importante : il n’y avait pas la guerre. La guerre était loin dans le temps, fils, ou dans l’espace, peu importe, on pouvait constater chaque jour qu’il n’y avait pas la guerre. Il y avait « l’insécurité » – un truc sur lequel beaucoup ont sophistiqué ; ils pouvaient sophistiquer, tout le monde comprenait : la fracture sociale avec les Arabes. Le mot même faisait frémir dans les chaumières, avec sa racine bilitère r‑b, conservée et comme aplatie dans un argot qui a vieilli : reubeu.
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On se réveille dans le fond ! Mais pourquoi ? Est-ce qu’il faut suivre pour capter, capter pour saisir, saisir pour comprendre, comprendre pour embrasser, embrasser pour aimer, aimer pour apprécier, apprécier pour chérir, chérir pour estimer ?
On reste attentifs ! Nous n’aurons pas un jour fini de faire le deuil du souci de l’éveil. Les détails et la big picture, c’est moins une question d’échelle que d’attention en fin de compte : les carcasses de poulets qu’on balance à la benne recelaient des instructions destinales ; sans présence à nous-même·s, les astres ont toute licence pour taquiner notre transit ; un battement d’aile de papillon au Brésil et la bonne idée nous échappe ; et s’il est admis que Dieu est tout en toutes choses, la phrase est à prendre au désidératif.
On prend du recul ! Pour quoi faire ? À propos de ta pensée, tu as remarqué comme on va te dire exactement la même chose que pour les pénis des années 2000 ? Enlarge. Expand. Sors de la boîte – comme un diable aussi méchant que tous les siens mais sympa parce que malicieux.
C’est quand même pas sorcier ! Quelqu’un dit « Tout est feu » ; un autre « Tout est eau ». Et effectivement tout est tout si tu regardes longtemps. Ou alors : « Le monde n’a que deux choses », le vide et le plein. Et en fait même « qu’une chose », le vide n’étant qu’un défaut de plein. Et en fait même « aucune chose du tout » car le plein n’est qu’un rien mal tourné. Gone wild. Parti en vrille à partir d’absolument tchi. On appelle ça matière, substance, étoffe des mondes. Tous les corps y sont inscrits dès la maternelle. Et comme j’aime le mien, je ramasse, allant penché sur les pavés comme picorette3 à Stalingrad dans mes années 90 : chaque éclat se distingue des autres par ses détails, et nous savons que dans les moindres les diables et les dieux débattent autour d’un bang.
On pourrait se laisser dire que, siestant, nous souhaitons qu’un temps mal vivable passe et soit entièrement passé au réveil, que les heures à vivre soient englouties de peur que vivre = s’activer, et que, nous réveillant suffisamment tard, nous soyons exempté·s des activités de la journée.
Pour autant, nos siestes ne sont pas un plaidoyer contre le monde qui veille tandis que nous siestons, qui dort tandis que nous veillons ; nous ne réglons pas sciemment nos siestes contre « LE MONDE PROSAÏQUE DE L’ACTIVITÉ » (i.e. sur les horaires de bus ou d’ouverture du Carrefour Express) ; nos sommeils farouches, nos horizontales intempestives ne contestent pas « LE PRIMAT DU LENDEMAIN », nous ne jouons pas, contre « L’ACCUMULATION CAPITALISTE », la dépense onirique (trop fonçdé·s pour rêver) ; reste qu’en fin de compte et de sieste en sieste, inévitablement, nous nous désaccordons du monde, et bientôt nos siestes s’allongeant nous sommes, devancier·s ou retardataire·s d’environ douze heures, quasiment parfaitement adverse·s horaire·s du monde ; et tandis que le monde s’occupe à FAIRE SES JOURNÉES, nous, nous siestons le monde (ce qui veut dire, ça va sans dire, aussi que nous séchons le monde) ; et tandis que le monde s’occupe à FAIRE SES NUITS, nous veillons, sans que nos veilles soient plus actives que nos siestes, puisque nous séchons la nuit dans la veille comme dans le sommeil le jour, mais séchons quoi et chômons quoi, la réponse est inconnue c’est dommage, ou alors ça tombe bien : la question ne nous intéresse pas. Seul nous importe le constat qu’au final aujourd’hui encore, comme depuis qu’est né notre nous, nous siestons, et c’est tout ce qui compte, nous siestons pour tenir le compte, nous siestons sérieusement, avec assiduité, pour rattraper heure après heure le temps de sieste général confisqué depuis 220 ans.
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Dialoguant avec notre genre et avec spécifiquement notre genre (avec les Monsieurs et les tout-disant de ceux-là), nous ne pouvons plus tenir très longtemps à équivoquer dans la semoule : nous n’avons rien à dire au monde, d’ailleurs il n’y a rien à dire, jamais, et c’est même parce que nous y croyons dur que nous sommes poète·s. Mais se sentir poète ne prémunit pas d’un rapport au TOUT qui n’a pas rien à voir avec l’esprit monsieur, le ton monsieur, la prétention monsieuse : il est difficile de se passer de la nécessité, et se dire que ce qu’on dit et ce qu’on pense ne sont jamais que ce qui vient, et qu’un TOUT n’est concevable que dans ce présent d’imminence, voilà qui est sûrement le plus difficile dans ce difficile. Aussi aimons-nous croire, aimons-nous-à-croire, aussi aimons-nous-à-croire-aimer-croire qu’en viendrait-on, Monsieur, poète, Monsieur-poète, poète-Monsieur, à TOUT DIRE, intensivement ou en détails, ce ne serait jamais qu’un accident, un sur-le-fil, un ça‑s’est-joué-à-peu – comme on meurt d’une fausse route ou comme on y survit. Et pourtant nous voilà qui confessons dans tous les sens, constatant ayant entrepris de DIRE, dans la prose d’un temps qui n’est plus, un TOUT qui a pour mesure, on dirait, la fidélité de notre texte à notre personne de 13 ans, l’adéquation de nos opinions à la couleur de nos cravates, le secours de notre âme éclairée et de notre style opaque au mal occulte qui ronge notre personne éclairée : nous ne savons rien penser sans soupçon.
Nous ne savons rien penser sans soupçon → Nous ne savons pas jouer à Tu préfères… ? Systématiquement nous buggons, nous butons. Nous objectons. Nous demandons qu’on répète, qu’on précise les termes de l’alternative ; nous contestons l’alternative. Nous trouvons la réponse évidente (par conséquent la réservons). Nous soupçonnons un piège derrière l’évidence, derrière chaque évidence (c’est pratique et ça ne coûte pas cher). Nous dramatisons, nous tragédions, nous catastrophons (Mais… mais…, pour préférer, il faut déjà pouvoir VOULOIR !). Nous demandons un sursis, puis deux, puis trois. Le sursis obtenu, nous stressons que tout le monde s’emmerde. Nous stressons parce que tout le monde s’emmerde. C’est évident. Il y a un piège. Nous donnons à notre réponse un caractère décisif (par conséquent la réservons). C’est terrible tout le monde s’emmerde. Il fait nuit. Tu es seul. Personne ne t’a demandé ce que tu préférais. Tu es seul et tout le monde s’emmerde.
Pourtant les choses sont simplesDormir sans penser à la mort ?
→ Un bang dix minutes avant le coucher.30 secondes de retrait du monde ?
→ Hyperventilation, puis pression du pouce sur les carotides. Ta mère est tellement grosse ?
→ Que quand elle sort ça fait une éclipse.
Cependant, régulièrement, nos siestes sont interrompues par le sentiment terrifiant que nous siestons, que, ne participant pas à l’industrie du monde, nous trahissons le monde qui nous a pourvu·s d’une extension physique, d’un véhicule à âme certes imparfait mais VIABLE, et cette viabilité biotechnique appelle en retour, en hommage, en échange, en caution, une viabilité existentielle minimum, un effort minimum en vue de SE MAINTENIR, une mini-persévérance de l’individu dans l’espèce, la démonstration énergique qu’un serment court toujours : CECI EST MA VIE, CELLE DONT ON M’A DOTÉ, ET JE JURE D’EN FAIRE QUELQUE CHOSE D’UNIQUE ET DE SÉRIEUX, QUELQUE CHOSE D’APPLIQUÉ, QUELQUE CHOSE DE NON-VAIN, JE PROMETS DE FAIRE DE MA VIE UNE VIE QUI COMPTE PARMI LES VIES – et pourtant nous siestons ; nous veillons la nuit, sentinelle·s d’aucun fort, et le jour nous séchons, nous chômons, nous siestons, nous ne méritons pas notre vie, alors nous nous disons Ok je n’ai pas de vie. d’ailleurs Ceux qui prétendent en avoir une n’en ont pas davantage. et parfois nous poussons jusqu’à Qui a soin d’en avoir une n’aura jamais que sa vie pour soi. voire Qui s’applique à en avoir une ne dispose même pas de sa vie. et à ce point, perdu·s dans le dédale des subcontraires, nous sommes déjà retombé·s dans cet état de torpeur dont j’aurais plaisir à vous entretenir un jour, et qu’on appelle si joliment dans certains pays la siesta.
Ça va jusque-là ?demande le conseiller BGE4, et « là » semble moins désigner l’état d’avancement de la Formation que ce point lointain dans le temps où « tu en es là », « encore là »,
RAPPEL
Elle est le système du monde, la machine de l’univers, l’assemblage de toutes les choses une fois créées. Elle est la grande hypothèse inclusive, l’instance du pire-étant-certain. Oui oui, c’est « la nature » – la mienne, la tienne : elle est à nous tou·t·x·s qui savons qu’il n’y a que ses posséd·x·s pour la fuir. Que fuir, c’est étendre le domaine de ses possessions. Créer de nouvelles dépendances. Diffuser son empire, total et permanent.
Tout ce qui paraît y comparaît – pour comparaison, pour homologation. D’ailleurs, si tu te la joues trop longtemps loin de tes standards, loin de ta nature, il y aura toujours quelque part quelque chose, personne ou événement, fait, geste, phénomène vicieux ou non-être de vent, pour te rappeler que ÇA JOUE.
Et tout le monde aura capté. Tout le monde comprend, on s’active, on attend quoi ? On choisit son perso. On consulte son deck, on évalue ses stocks. On compte ses forces, ses vies, ses points de magie et d’expérience. On vérifie la connexion entre volonté et action. On recharge deux trois weapons histoire de voir venir. Ça joue, c’est tout ! C’est impliqué. C’est garanti. C’est gratuit. Ça n’a pas besoin d’être signifié. C’est immédiatement et en vue subjective.
Tu prétends avoir mieux à faire ? Tu simules une blessure au physique ? Tu invoques un mal à l’âme, une condition particulière ? Tu chiales au milieu de la cour ? Tu dis pouce, froc aux chevilles, j’avais pas compris que ça jouait j’avais pas entendu le sifflet venez on recommence ? Chacun de ces moves est un moment du game – oui oui, le game, tmtc lequel, celui dont l’unique règle est que, virtuellement à tout instant, ta tête c’est le ballon ok ?
D’ailleurs, ça jouerait plus, tu le saurais pas.
Tu constaterais la fin du monde avant la fin du game.
- Maurice Roche, Compact, 1966 ↩
- Quand on ne sait pas pourquoi on vit, on vit n’importe comment, au jour le jour ; on se réjouit de chaque journée passée, de chaque nuit venue, et le sommeil finit par engloutir la question fastidieuse de savoir pourquoi on a vécu cette journée et pourquoi vivra-t-on demain. (Ivan Gontcharov, Oblomov, 1859) ↩
- Dans les années 90, dans le nord-est de Paris, nom donné par les enfants aux crackheads, parce que, la tête penchée vers le sol, et se baissant régulièrement pour vérifier la nature – minérale ou chimique – de cailloux, ils semblaient picorer à la manière des pigeons ou des poules. ↩
- BGE (anciennement « Boutiques de Gestion pour l’Emploi », aujourd’hui : « ensemBle pour aGir et Entreprendre ») est un réseau d’acteurs privés à qui Pôle Emploi délègue depuis 2019 la charge d’« accompagner » les auto-entrepreneurs pas assez entreprenants. « BGE donne à tous ceux qui entreprennent les moyens de construire leur vie et le monde de demain. » ↩