Regarde j’ai une brosse, un manche : je suis tout et parties balai. Pour autant que j’en juge, ma brosse est en « poils » de synthèse, mais c’est peut-être le moins fun de tous les facts à mon endroit. Déjà mieux : Mon manche a été recouvert d’un film plastique imprimé bois. C’est qu’on a pensé, à un moment de ma conception, qu’il serait bon, ou bien, ou beau, pratique ou pertinent, judicieux sans être logique, pas inapproprié mais sans nécessité, de faire accroire gentiment à du bois. Et d’un vote solennel, au 39e étage du siège ou dans le bureau vitré surplombant la salle des machines, on a opté pour le film plastique imitation bois, écartant ou remettant à d’autres modèles les deux ou trois propositions alternatives du designer-produit.
aux blocs de bois l’épaisseur
voulue. En pivotant,
la machine à profiler les
pousse le long d’une tête
de coupe. Chaque passe profile
la moitié d’un bloc. Les ouvriers
retournent le bloc de bois
et le positionnent pour une seconde
passe qui profile l’autre moitié.
Il existe une machine à profiler pour
chaque modèle de brosse.
Mon imprimé bois, veiné, noueux, zélé dans la veinure, fait une impression de bois satisfaisante à la mesure du désir de chacun de se laisser satisfaire, c’est-à-dire très satisfaisante pour qui a déjà,
perché dans la contemplation
des grands saules qui ont
la majesté des gifs à la boucle splendide
et parfaitement nommés,
ou, picorette à cran dans la ville
le regard pigeonneu-
sement aimanté par les grilles circulaires,
conçu une certaine image générique de bois d’arbre.
le designer-produit travaille pour une multitude
de secteurs industriels
ou même artisanaux. Il conçoit
le look des objets ou des produits fabriqués
en série mais aussi celui de
leurs emballages. Lors de sa création
sur ordinateur, il doit tenir compte d’une
multitude de contraintes : la durabilité
du produit, son ergonomie, sa facilité
de rangement, sa possibilité à être
recyclé. Dans son travail de conception de l’objet, il assure
le choix des formes, des couleurs,
des volumes et des matériaux à
utiliser pour la fabrication.
Que mon film plastique motif bois veiné indique le bois en faisant genre du bois, sans besoin de figurer le bois si réalistement, est le résultat d’un choix de conception adressé au plus grand nombre – mon prix est sous les 5 euros. Alors, que, grattant le film imprimé bois de mon manche, on découvre un manche qui précisément est en bois, voilà un fait piquant, comme on disait jadis pour se montrer sensible aux paradoxes, et apte à les goûter plutôt que les redouter.
Quelle que soit la forme que je possède, celle-ci ne fait que me préparer pour la réception d’une autre forme, et je ne cesse de me mouvoir pour me dépouiller de la forme que je possède et pour en obtenir une autre. Quand je l’ai obtenue, c’est encore la même chose. Je suis…
– Une volonté, une puissance ?
– Non.
– Une ambition au service de la France ?
– Non plus.
– Une cage-à-mental dans toute sa clinquance ?
– Pas davantage.
que les têtes de coupe restent affûtées, afin que
les coupes soient nettes et uniformes.
C’est pourquoi elles sont faites de
carbure, un matériau
encore plus robuste que l’acier.
Les ouvriers travaillent certains
modèles avec une tête de coupe
additionnelle pour tailler une rainure
sur les côtés – qui donnera
une meilleure prise à la brosse.
Mon manche est d’un bois clair
d’un bois décevant
un bois triste comme du pain blanc
du pain blanc de marque Ikea
sans nœuds ni veines
triste comme un boulevard sans platanes. Avec platanes. Triste comme un boulevard.
Sur mon manche en bois blanc, les preuves de boisité sont minces, et plus tactiles que manifestes : ridules, strioles, bosses – minuscules concessions du lisse idéal. Me toucher revêtu ou nu inverse le rapport : le film imprimé bois de mon manche donne une bien moins convaincante impression de bois que le bois blanc qu’il couvre et qui fait assurément la matière définitive de mon manche (il n’y a, sous le bois de mon manche, rien d’autre que du bois, davantage de bois, et du bois de même bois). Mais le film imprimé de mon manche satisfait mieux, il faudrait s’en convaincre, à l’idée générale que le plus grand nombre se fait, et dont il se flatte, du bois – l’idée merveilleuse du bois d’arbre qui manque, vient à manquer, fait défaut et fait signe en faisant défaut de ce que nous ne savons plus
vivre,
sentir,
bâtir en dur et
féconder l’ennui
sans tout saloper.
devant son ordinateur avec
ses logiciels 2D et 3D, ses images de
synthèse et ses maquettes numériques.
Il ne conçoit pas
à l’aveuglette, mais tient compte
des paramètres commerciaux,
économiques et financiers communiqués par le service
marketing de l’entreprise qui lui transmet les
résultats des enquêtes auprès de la clientèle.
Je ne discontinue pas de me dépouiller d’une forme pour en revêtir une autre, faisant de moi un partenaire imprévisible, l’ami qu’on retrouve toujours quelque part et dont la rocambolesque infidélité attendrit plutôt qu’elle n’irrite. Sitôt que je me dépouille d’une forme, j’en assume une autre plus vite qu’il ne faut pour le dire ; il n’y a aucune latence, aucune régence, aucune vacance. Je ne suis jamais à court de forme, je ne manque jamais de ma forme, je ne manque jamais à ma forme. Je suis…
– Un paramètre commercial dont il est tenu compte ?
– Non.
– Avoir 5 ans, une gueule d’ange et déjà le sourire des parvenus ?
– Non plus.
– Une vie ou comment surviennent les désillusions. **** 13 juil 2007 Avantages : Style de qualité, facile à lire, prenant, poétique, mélancolique Inconvénients : – Recommandable Oui + ?
– Pas davantage.
des balais-brosses, ces grands balais
utilisés pour nettoyer le sol.
Les blocs passent dans une machine automatisée
qui perce un trou au centre et taille
deux rainures de chaque côté. On insère
dans le trou la douille d’acier
qui tient en place le manche du balai.
Les balais-brosses arrondis nettoient mieux dans les coins.
Pour produire ce modèle,
on arrondit les blocs
de bois rectangulaires
à l’aide d’une tête de coupe.
De ceci je suis le symptôme :
Ami⋅e⋅s,
le rapport général au bois
a été bouleversé.
On prête désormais plus volontiers la dignité du bois à ce qui flashe un obtus air de bois qu’à ce qui en a un air modéré, raisonnable, pour tout dire vraisemblant. Sont dorénavant préférés à la personne du bois des personnages de bois, jugés meilleurs alliés de nos sens parce que plus pittoresques. Parmi eux, en bonne place, peut-être dans le premier rôle : le personnage du bon vieux bois d’arbre robuste et foncé. Le bon vieux bois d’arbre robuste et foncé rejoint la quincaille raréfiée, en voie de disparition – batterie d’archaïsmes vivants, vibrants, dont on se fait donner, par acquit de mauvaise conscience, des impressions criardes. C’est le bon bois de nos forêts. Sa main est chaude sur notre front. Il a le charme et le prestige, l’autorité de ce qui naguère, hier encore, ce matin au réveil, couvrait le monde de sa majestuosité.
assistée par ordinateur
pratique des ouvertures pour les fibres de la brosse.
Le modèle à l’écran, un balai-brosse,
est percé de 240 trous.
Le perçage s’effectue en une minute
à peine. Prochaine étape : l’insertion des fibres.
Mais évidemment tout le monde sait bien, en fait, que mon film n’est pas en bois – c’est au premier coup d’œil, à la première saisie. Mon film n’est pas une illusion à l’usage des individus ; c’est une convention collective, quelque chose qui fonctionne même quand on gratte – on peut gratter – grattons toujours – grattez chez vous et vous verrez. Quelqu’un maintenant sortirait et diraitPause, pouce, on arrête tout, le jeu, le leurre, la déconne : on ne retrouvera pas le bois en se payant de film plastique imprimé bois. Il ne s’agit même pas de retrouver le bois à vrai dire. Les retrouvailles sont compromises. Le bois est derrière nous ; il doit y rester., quelqu’un diraitCamarades, regardons-nous en face et admettons ceci : jamais les imprimés bois ne nous rendront le bois. Nous sommes condamnés à apprécier un bois second, à nous chauffer d’un bois second, à chérir dans le bois ce qui seconde notre impression pittoresque du bois, qui n’est qu’un produit de notre désir impérieux, sommatif de bois d’arbre authentique., bref quelqu’un sortirait les bras en croix au carrefour et diraitMes frères ! Réveillez-vous ! Ouvrez les yeux ! Concentrez-vous ! Regardez mieux !, et tout continuerait comme avant. Tout continuerait comme avant parce qu’en même temps, en un sens, mon film plastique en outrance de bois est plus vrai que le bois de mon manche. Mon film est d’un vrai outrancier, comique, hyperbolique. Dans mon costume plastique motif bois veiné, je suis du bois fondamental, du bois du fond des âges – je suis un singe : j’ai le charme et l’inquiétante fantaisie de presque tous les singes : je ressemble à ce qui me succède ; je figure ce que je précède ; j’imite ce que j’annonce.
de vinyl,
de feuilles de plantes ou d’arbres, ou encore
de matières
synthétiques comme le polypropylène. La machine
à insérer les fibres
est entièrement
automatisée. Comme on peut le voir
au ralenti, elle
manipule environ 40 brins
à la fois, qu’elle plie
en deux pour les insérer
et les brocher dans le trou.
À quel moment de l’histoire le film plastique imprimé bois posé sur du vrai bois n’est plus un fait si étonnant ? À quel moment ce fait piquant perd-il son pouvoir de sidération, devenant juste fun ? La question est mal posée. Tu négliges le plaisir à. Tu oublies la matière appelée 20e siècle. Le siècle du plastique est aussi le siècle du plaisir à :
« Plaisir au dessin »
« Plaisir au poème »
« Plaisir à Corneille »
« Plaisir à la tempête »
etc.
Il y a un plaisir à l’imprimé, au photographié bois. Peut-être que, jadis, une nécessité à présidait à la conception des balais, encore qu’il soit difficile de croire qu’une telle nécessité eût seule informé les balais, nous eût seule donné une couleur, eût seule décidé de notre volume et de nos matériaux. Toujours est-il que, progressivement, insensiblement, dans une abondance de balais et dans une diversité de brosses et de manches, la nécessité à fut été supplantée par le plaisir à, et, dégénérant, se gonflant et s’étrécissant (se petit-embourgeoisant), le plaisir à fut lui-même été supplanté par l’idée que ça serait sympa de recouvrir le bois générique du bois du temps de quand le monde était encore boisé, les chaumières entièrement couvertes et meublées du bois foncé de nos bois.
Tu me crois stable dans ma forme ; en fait, je suis déjà en route vers ma prochaine métamorphose. Et je ne quitte jamais cette route, si bien que je suis perpétuellement occupée à me dévêtir de ma forme actuelle et dans le même temps – c’est-à-dire vraiment simultanément, cette simultanéité qui t’enfume autant que les lenteurs cosmiques – de passer ma forme suivante devant le miroir de la garde-forme. Qui suis-je pour toi qui m’attends dans le vestibule pendant que je me regarde changer de forme ? Qui suis-je pour toi qui ne sais assister à mes transformations, ne sais que constater, avec le retard catastrophique de tous les constats, que je porte sur moi une forme neuve ? Je suis…
– Le carbure ?
– Non.
– Un professionnel à l’affût des styles esthétiques ?
– Non plus.
– La France, la République, la vie ?
– Rien de tout ça.
Il y a dans le plaisir à quelque chose de précieux – un désir, voilà. Un désir de bois qui ne se satisfera que de crème de bois, de velouté de bois, de mousseline de bois dans son cœur fondant à la bisque de sève et son espuma d’aubier surmonté d’une fleur de cambium. Un cervidé nommé désir.
Ou alors c’est encore beaucoup plus simple – moins aristo que le plaisir à et moins bourgeois que c’est sympa : c’est (et c’est sûrement la cause négligée de beaucoup de choses jetées dans le monde) simplement que c’est rigolo. Ce n’est pas que c’est drôle, non. C’est rigolo – innocentif de drôle, comme candide est l’innocentif de con. Les innocentifs, qui doublent tout le vocabulaire français de base, transcendent et savent réconcilier les classes dans l’émerveillement de l’Enfance Commune. C’est rigolo fait ça, désarmant. Rigolo fait le taf éclectique, post-idéologique : La matière ? C’est rigolo. Ça n’est pas simplement marrant (on n’est pas fonfons avec les potes dans une location de montagne), c’est pas juste intéressant (on n’est pas à l’expo) : c’est rigolo.
C’est impossible à faire comprendre.
Il faut le vivre pour le croire.
charnière entre des contraintes
techniques et commerciales. Il est
simultanément inventeur, artiste, technicien
et ergonome. C’est aussi un professionnel
à l’affût des nouvelles technologies, des modes
de comportement et de l’évolution
des styles esthétiques.
La table en plastique dont le revêtement fait genre bon vieux bois foncé, taciturne et noueux, ne procède pas nécessairement d’une nostalgie pour le bois d’arbre ; on gagne peu à supposer qu’apprécier c’est, dans ce cas, s’illusionner – ou alors supposons une illusion qui se connaît telle, quelque chose comme : le plaisir au figuratif (le plaisir pris à se savoir pris, roulé, abusé par le figuratif). Tout le monde sait bien que c’est nawak, et c’est parce qu’étant sciemment nawak ça fonctionne quand même que peut advenir ce moment magique dans l’histoire du bois où l’immémorial compliment Elle est bien ta table en bois ! se voit remplacé par Sylé l’effet bois de ta table !
On apprécie l’effet bois des meubles, des balais, des papiers peints, et tout le monde en est satisfait. L’École Sceptique est satisfaite :
au sens où ça va bien,
où ça va bien comme ça,
au sens où ça va bien de faire semblant qu’authentique a un sens hors son propre substrat,
au sens où ça va bien de faire comme si le goût était une catégorie du jugement.
L’École Suspension Consentie de l’Incrédulité est satisfaite :
au sens où c’est rigolo, voilà, c’est rigolo c’est tout, c’est juste que c’est rigolo. Ça ne repaîtra pas tes sens mais tu passeras un bon moment, tu te distrairas un instant de l’angoisse du salut, tu communieras dans le faux avec les vrais – seuls les vrais savent qu’ils sont faux.
le processus à la vitesse
normale. La machine remplit 4 trous
à la seconde. Le système informatisé
guide les machines, qui
suivent différents modèles
pour produire des brosses
et des balais propres à tous les usages.
Je suis la transformiste de ma forme. Quelle que soit la forme que je prends, je ne fais que me préparer à recevoir une autre forme, incessamment. Insaisissable mais toujours soudain dans tes bottes ou sur tes épaules, toujours devant toi comme des phares devant le lapin, je n’arrête jamais de troquer ma forme actuelle pour une autre, à une vitesse sidérante de lenteur qui ne te permet pas de saisir autre chose que la forme qui m’a déjà quittée. Je suis…
– La matière ?
– Oh oui la matière. La matière bien joué. La matière en effet. La matière c’est correct. La matière bravo. Parfaitement la matière.
Une hypothèse déflationniste : le film plastique imprimé bois est l’emballage du manche, son plastique (comme on entend encore dire quelquefois) ; ce qui, par une extravagance très méréologique, engage à formuler une proposition comme :
Dans cette hypothèse, nous venons, superbe iencli de balais, d’exaucer le premier vœu d’un designer-produit : prendre un plaisir fou, ayant constaté l’emballage, à le mettre en pièces.