03 09 25

Rosset, Loin de moi. Étude sur l’identité

Dans le cadre d’une série d’émissions sur Maurice Ravel dif­fu­sée jadis sur les antennes de France-Musique, le res­pon­sable de ladite série mit d’emblée en garde ses audi­teurs contre la ten­ta­tion de per­cer de force la per­son­na­li­té un peu énig­ma­tique de l’auteur du Boléro – musi­cien qui, au dire de Roland-Manuel, « n’avait d’autre secret que le secret de son génie » – ten­ta­tive selon lui tou­jours déce­vante. Il racon­ta à ce sujet la mésa­ven­ture arri­vée à l’un de ses proches, qui a sa place ici car elle résume de manière par­faite l’échec qui attend celui qui entend décou­vrir l’intimité psy­cho­lo­gique d’une per­sonne et ce que j’appelle son « iden­ti­té per­son­nelle ». L’ami en ques­tion, fils d’un impri­meur – mais impri­meur de quar­tier, c’est-à-dire d’affiches et d’affichettes, de billets, de for­mules pou­vant être uti­li­sées par de nom­breuses per­sonnes ou col­lec­ti­vi­tés dans telle ou telle cir­cons­tance : cette pré­ci­sion peut seule mettre sur la voie de la solu­tion de l’énigme pro­po­sée aux audi­teurs de France-Musique par le pré­sen­ta­teur de l’émission et est indis­pen­sable à la com­pré­hen­sion de sa solu­tion, comme on va le voir –, reprit à la mort de son père la suc­ces­sion de l’imprimerie et, en fai­sant l’inventaire des lieux au len­de­main des funé­railles, tom­ba sur une épaisse enve­loppe cache­tée por­tant, ins­crite de l’écriture de son père, la men­tion À ne pas ouvrir. Déférant au vœu post­hume de son père, et quoique ron­gé par la curio­si­té, notre impri­meur res­pec­ta le secret pater­nel pen­dant envi­ron six années, longues à pas­ser, au terme des­quelles il se déci­da à vio­ler le secret et à ouvrir l’enveloppe. Ce qu’il trou­va dans l’enveloppe, je vous le laisse devi­ner, ajou­ta le musi­co­logue ; mais je vous livre­rai la clef de l’énigme à la fin de cette série d’émissions, soit ven­dre­di pro­chain vers midi. C’est ain­si que nous dûmes attendre cinq jours, l’émission ayant débu­té un lun­di matin, qui furent éga­le­ment longs à pas­ser, pour apprendre que l’enveloppe mys­té­rieuse conte­nait une cen­taine d’étiquettes iden­tiques sur les­quelles était impri­mée la men­tion qui figu­rait sur l’enveloppe : À ne pas ouvrir.

Ce que l’imprimeur junior avait pris pour une injonc­tion tes­ta­men­taire n’était ain­si que le simple repère par lequel son père avait signa­lé l’enveloppe où se trou­vait le stock d’une for­mule banale des­ti­née à sa clien­tèle. Le pré­sen­ta­teur de l’émission avait pris soin de nous pré­ve­nir, dès le lun­di, que la vio­la­tion du secret s’était révé­lée déce­vante, – second indice en somme, après la pré­ci­sion sur la nature de l’imprimerie gérée par ses amis ; mais il aurait fal­lu un Sherlock Holmes pour savoir les uti­li­ser. Pour déce­vante, elle le fut au-delà de toute attente ; et on s’imagine aisé­ment la mine du fils qui dut regret­ter amè­re­ment ces six années tarau­dées par une incer­ti­tude lan­ci­nante ; un peu comme l’héroïne de La parure, dans Maupassant, regrette à la fin de la nou­velle sa vie per­due, entiè­re­ment pas­sée à rem­bour­ser un bijou répu­té de grande valeur et qui se révèle fina­le­ment n’avoir jamais été qu’un faux. Non seule­ment l’enquêteur ne trouve rien, mais il trouve quelque chose qui est si l’on peut dire encore moins que rien : la simple répé­ti­tion d’une for­mule qu’il connais­sait déjà et avait res­sas­sée pen­dant six ans, for­mule dont les impri­més enfin déca­che­tés figurent une cruelle et iro­nique réplique. Cauchemar de struc­ture abys­sale, d’éternellement dif­fé­rer à ouvrir quelque chose alors qu’il n’y a rien à ouvrir, sinon l’invitation à ne pas ouvrir répé­tée à l’infini, comme par le fait d’une machine détra­quée dont on ne peut plus inter­rompre la production.

Ainsi notre impri­meur ne tombe pas sur un secret déce­vant, mais sur rien (tel quelqu’un qui ouvre une porte fausse et s’écrase contre un mur). « À ne pas ouvrir » ne cache rien et n’ouvre sur rien. On connaît le mot célèbre d’Héraclite : « Le dieu qui est à Delphes ne cèle ni ne décèle, mais il fait signe ». L’oracle ren­du par la lettre déca­che­tée est beau­coup plus obs­cur : il ne cèle ni ne décèle, mais en plus ne sug­gère rien. Il en va de même du sen­ti­ment de l’identité per­son­nelle, qui est elle aus­si comme une enve­loppe dont le conte­nu est vide, ou si l’on pré­fère rem­pli d’un même mes­sage muet, répé­té à l’infini et sans varia­tion significative.

Du reste, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’on le « connaît bien », on veut géné­ra­le­ment dire par là qu’on a repé­ré le carac­tère répé­ti­tif de son com­por­te­ment et qu’on est par consé­quent à même de pré­voir, presque à coup sûr, son com­por­te­ment dans telle ou telle cir­cons­tance don­née. Ce qui signi­fie qu’on a bien com­pris son « rôle » (que l’espagnol rend par­fai­te­ment par le mot papel, le papier, le texte) et sa logique répé­ti­tive. Or il va de soi que ce rôle concerne son com­por­te­ment social et que par consé­quent la per­sonne que l’on dit ain­si connaître n’est pas une iden­ti­té per­son­nelle mais une iden­ti­té sociale, – le « sui­vi » de son com­por­te­ment qui se répète à l’instar des for­mules répé­ti­tives conte­nues dans l’enveloppe de l’imprimeur.

On pour­rait natu­rel­le­ment objec­ter que l’imprimeur fils aurait pu trou­ver, au lieu de ce qu’il a réel­le­ment trou­vé, quelque chose de tout autre : par exemple « C’est moi qui ai étran­glé la fillette », comme dans La petite Roque de Maupassant, ou encore « C’est moi qui ai tué la vieille », comme dans Crime et châ­ti­ment de Dostoïevski. Mais il s’agirait, là encore, d’un ren­sei­gne­ment concer­nant des faits, socia­le­ment obser­vables ou véri­fiables, même si la tâche est par­fois mal­ai­sée ou même impos­sible ; pas de l’expression d’un état d’âme. Ce qui « par­le­rait » ain­si, ce serait tou­jours l’identité sociale. Ce qui en revanche ne dit jamais rien, c’est l’identité per­son­nelle. L’enveloppe abso­lu­ment vide, comme c’est le cas dans l’anecdote rap­por­tée plus haut, est le cas géné­ral dont tous les autres ne sont que des variantes ou des figures appa­rem­ment différentes.