16 12 20

Une femme qui était juste un peu bizarre se ren­dit en ville pour ache­ter quelque chose de bon à dîner pour elle et son mari. Bien des femmes ont déjà fait leur mar­ché en étant juste un peu dis­traites. L’histoire n’a donc abso­lu­ment rien de nou­veau ; je pour­suis néan­moins et raconte que la femme qui vou­lait ache­ter quelque chose de bon pour elle et son mari et s’é­tait ren­du en ville dans ce but n’é­tait pas tout à fait à son affaire. Elle tour­nait dans tous les sens la ques­tion de savoir ce qu’elle pour­rait bien ache­ter de spé­cial et d’ex­quis pour elle et son mari, mais comme elle n’é­tait pas tout à fait à son affaire, je l’ai dit, et un peu bizarre, elle n’ar­ri­vait pas à prendre de déci­sion, et il sem­blait qu’elle ne savait pas vrai­ment ce qu’elle vou­lait. « Il fau­drait quelque chose qui soit vite prêt, car l’heure avance et je n’ai pas beau­coup de temps », son­geait-elle. Mon Dieu ! C’est qu’elle était juste un peu bizarre, et pas tout à fait à son affaire. Le sens des affaires et du concret est une fort belle chose. Mais cette femme-là n’é­tait pas par­ti­cu­liè­re­ment concrète, juste un peu  dis­traite et bizarre. Elle avait beau tour­ner la ques­tion dans tous les sens, elle n’ar­ri­vait pas, comme je l’ai dit, à prendre une déci­sion. La facul­té de prendre une déci­sion est fort belle. Mais cette femme-là n’a­vait pas cette facul­té. Elle vou­lait ache­ter quelque chose de bon et de beau à man­ger pour elle et pour son mari. C’était dans ce but louable qu’elle était allée en ville ; mais elle n’y arri­vait pas, elle n’y par­ve­nait tout sim­ple­ment pas. Elle tour­nait la ques­tion dans tous les sens. Elle ne man­quait pas de bonne volon­té, et n’é­taient sûre­ment pas les bonnes inten­tions qui lui man­quaient, non, mais elle était juste un peu bizarre, elle n’é­tait pas à son affaire, voi­là pour­quoi elle n’y arri­vait pas. Ce n’est pas bien, de ne pas être à son affaire, et pour tout dire, cette femme finit par en avoir assez, et elle ren­tra chez elle sans rien du tout.

« Qu’as-tu ache­té de beau et de bon, de spé­cial et d’ex­quis, de rai­son­nable et de judi­cieux pour le sou­per ? » lui deman­da son mari en voyant ren­trer sa jolie, gen­tille petite femme.

Elle répli­qua : « Je n’ai rien ache­té du tout. »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » deman­da son mari.

Elle dit : « J’ai tour­né la ques­tion dans tous les sens et je n’ai pas réus­si à prendre de déci­sion parce qu’il était trop dif­fi­cile de choi­sir. Je ne man­quais ni de bonne volon­té ni de bonnes inten­tions, mais je n’é­tais pas vrai­ment à mon affaire. Je devais juste être un peu bizarre, et c’est pour cette rai­son que je n’ai pas réus­si. Je suis allée en ville, je vou­lais ache­ter quelque chose de beau et de bien pour toi et moi, je ne man­quais pas de bonne volon­té, j’ai tour­né la ques­tion dans tous les sens, mais le choix était dif­fi­cile et je n’é­tais pas à mon affaire, voi­là pour­quoi je n’ai pas pu, voi­là je n’ai rien ache­té du tout. Aujourd’hui, pour une fois, nous nous conten­te­rons de rien du tout, n’est-ce pas. Rien du tout, c’est ce qu’il y a de plus vite fait, et au moins ça ne pèse pas sur l’es­to­mac. Est-ce que tu m’en vou­dras ? Je ne peux pas le croire. »

Ce soir-là, excep­tion­nel­le­ment ou pour chan­ger, il n’y eut donc rien du tout pour le dîner, et le brave bon mari ne se fâcha pas du tout, il était trop che­va­le­resque, trop galant et trop poli pour cela. Jamais il n’au­rait osé faire grise mine, il était beau­coup trop bien éle­vé. Un bon mari ne fait pas une chose pareille. Ainsi donc, ils ne man­gèrent rien du tout, et tous les deux en furent ravis car pour une fois, ils se réga­lèrent. Le brave mari trou­vait excel­lente l’i­dée de sa femme de ne rien ser­vir du tout, pour une fois, et tout en se disant convain­cu qu’elle avait eu une idée ado­rable, il fit sem­blant d’être au comble de la joie, mais avec ça, il ne disait pas com­bien un dîner nour­ris­sant, sub­stan­tiel, aurait été le bien­ve­nu, une bonne purée de pommes bien épaisse, par exemple.

Il y avait pro­ba­ble­ment bien d’autres choses encore qu’il aurait mieux aimées que rien du tout.

« Rien du tout »
Petite prose [1917]
trad. Marion Graf
Zoé 2009
p. 27–30