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– Je ne puis nul­le­ment consen­tir à ce que vous vous arrê­tiez de cou­per et d’in­gé­rer, et je ne crois pas du tout que vous soyez réel­le­ment ras­sa­sié. Si vous dites que vous êtes à deux doigts de l’as­phyxie, vous ne dites très cer­tai­ne­ment pas la véri­té. Je suis obli­gée de croire que ce ne sont là que des poli­tesses. Je renonce volon­tiers, je l’ai dit, à quelque forme que ce soit de bavar­dage spi­ri­tuel. Je suis sûre que vous êtes prin­ci­pa­le­ment venu pour prou­ver que vous êtes un gros man­geur et pour mani­feste que vous avez de l’ap­pé­tit. Cette opi­nion, je ne sau­rais en démordre à aucun prix ; au contraire, je vou­drais ins­tam­ment vous prier de vous plier de bonne grâce à ce qui est inévi­table ; car je puis vous assu­rer qu’il n’existe pas pour vous d’autre pos­si­bi­li­té pour vous lever de table que celle qui consiste à finir et à ingé­rer bien pro­pre­ment tout ce que je vous ai cou­pé et vous cou­pe­rai encore

Je crains que vous ne soyez per­du sans aucun espoir de salut, car vous ne pou­vez igno­rer qu’il existe des maî­tresses de mai­son qui contraignent leurs invi­tés à se ser­vir et à enfour­ner jus­qu’à ce qu’ils s’ef­fondrent. C’est un des­tin lamen­table et pitoyable qui vous attend ; pour­tant vous le sup­por­te­rez avec cou­rage. Il nous faut tous, un jour ou l’autre, consen­tir un grand sacri­fice !

Obéissez et man­gez ! L’obéissance est tel­le­ment douce. Quel incon­vé­nient, si vous y suc­com­bez ?

La pro­me­nade [1917]
trad. Bernard Lortholary
Gallimard 1987
p. 57