Une lampe est sous doute un objet très utile et joli. On distingue les lampes à pied et les suspensions, les lampes à alcool et les lampes à pétrole. Involontairement, qui dit lampe est forcé de penser abat-jour, c’est-à-dire qu’il n’y est nullement forcé. Ce n’est pas vrai qu’on y soit forcé. Personne ne nous y oblige. Libre à chacun de penser ce qu’il veut, mais il semble néanmoins avéré que lampe et abat-jour se complètent le mieux du monde. Un abat-jour sans lampe nous paraîtrait inutile et dépourvu de sens, et une lampe sans abat-jour nous paraîtrait laide et imparfaite. Une lampe est là pour diffuser de la lumière. Une lampe qui n’est pas allumée ne produit pas une impression particulièrement forte. Tant qu’elle n’est pas allumée, il lui manque sa nature propre, pour ainsi dire. C’est seulement lorsqu’elle est allumée que sa valeur apparaît clairement et que le sens qui est le sien rayonne et brille de façon très convaincante. C’est notre devoir de prodiguer à la lampe reconnaissance et applaudissements, car que deviendrions-nous en pleine nuit, sans sa lumière ? À la douce clarté de la lampe, nous pouvons lire ou écrire, à notre guise, et puisque nous parlons de lire et d’écrire, nous pensons, que nous le voulions ou non, à un lire ou à une lettre. Lives et lettres, à leur tour, nous renvoient à quelque chose de nouveau, à savoir au papier.
Le papier, on le sait, est fabriqué avec du bois et sert de son côté à la production de livres qui, pour certains, sont lus rarement, ou pas du tout, et pour les autres, ne sont pas seulement lus, mais littéralement dévorés par tout un chacun. Le papier est si utile que l’on doit se sentir obligé ou forcé de dire : il a pour l’homme contemporain une importance phénoménale. On ne doit pas vraiment se tromper beaucoup si l’on prétend que sans papier, il n’y a absolument aucune civilisation humaine qui puisse exister. Que pourrait bien faire la part de l’humanité qui est, nous l’espérons, la plus valable, s’il était subitement impossible de se procurer de papier et d’en disposer ? À n’en pas douter, l’existence de beaucoup, ou plutôt, d’une majorité écrasante d’êtres humains se rattache à l’existence du papier, avec une intensité qui nous fait peur du fait qu’à y réfléchir d’un peu plus près, nous ne sommes que difficilement capables de nous débarrasser de certaines inquiétudes très faciles à comprendre. En termes plus généraux, il y a du papier épais et fin, lisse et rugueux, grossier et élégant, bon marché et coûteux, et avec l’aimable autorisation du lecteur, on distinguera parmi diverses sortes et variantes de papier : le papier à écrire, le papier de verre, le papier anti-rouille, le papier à lettre, le papier journal et le papier de soie. Les parents de l’auteur possédaient une mignonne petite papeterie, voilà bien pourquoi celui-ci est capable d’énumérer sans reprendre haleine les diverses sortes de papier. Ne se pourrait-il pas, d’ailleurs, qu’à une heure quelconque, sur une mince bande de papier que nous avons peut-être vue posée, cachée dans un recoin poussiéreux du tiroir d’un écrivain, une histoire ait été consignée qui disait à peu près ceci :
L’HOMME QUI NE REMARQUAIT RIEN
Jadis ou naguère vivait un homme qui ne remarquait rien. Il ne faisait attention à rien, pour lui, tout était pour ainsi dire du pareil au même. Avait-il peut-être la tête pleine de pensées importantes ? Pas du tout ! Elle était tout à fait vide, sans idées. Un jour, il perdit toute sa fortune, mais il ne le sentit pas, il ne le remarqua pas. Et puis, rien ne lui faisait mal, car qui ne s’aperçoit de rien n’a jamais mal. Oubliait-il quelque part son parapluie, il le remarquait seulement quand il pleuvait et qu’il était mouillé. Oubliait-il son chapeau, il le remarquait seulement quand quelqu’un lui disait : « Où est votre chapeau, monsieur Tartempion ? » Il s’appelait Tartempion, mais ce n’était pas sa faute, s’il portait ce nom. Il aurait aussi bien pu s’appeler Léger. Un jour, ses semelles se détachèrent, il ne le remarqua pas, marcha pieds nus jusqu’à ce que quelqu’un le rende attentif à cette particularité remarquable. On se moquait de lui tout le temps, mais il ne remarquait rien. Sa femme allait avec qui lui chantait. Tartempion ne s’apercevait de rien. Il avait toujours la tête penchée, mais ce n’était pas qu’il réfléchisse. On pouvait lui prendre la bague au doigt, la nourriture de l’assiette, le chapeau de la tête, les pantalons et les bottes des jambes, la veste du corps, le sol sous les pieds, le cigare de la bouche, ses propres enfants sous ses yeux et la chaise sur laquelle il était assis, sans qu’il ne remarque rien. Un beau jour qu’il allait son chemin, sa tête tomba. Elle ne devait pas avoir été fixée assez solidement sur son cou, pour pouvoir tomber ainsi sans crier gare. Tartempion ne remarqua pas qu’il n’avait plus de tête ; sans tête, il continua son chemin, jusqu’à ce que quelqu’un lui dise : « Mais il vous manque votre tête, monsieur Tartempion. » Mais monsieur Tartempion ne pouvait pas entendre ce que l’autre lui disait, puisque sa tête était tombée, il n’avait plus d’oreilles. Alors monsieur Tartempion ne ressentit plus rien du tout, il ne sentait rien, ne goûtait rien, n’entendait, ne voyait rien et ne remarquait rien. Tu crois ça ? Si tu le crois gentiment, tu auras quatre sous, et avec ça, tu pourras t’acheter quelque chose de beau, pas vrai.
À force de raconter des contes, il ne faut surtout pas que j’oublie une paire de gants que je vois pendre, élégants et alanguis, au bord d’une table. Qui peut être la belle noble dame qui les a ainsi négligemment oubliés ? Ce sont des gants très chic, qui habillent presque tout le bras, couleur beurre-frais. Des gents aussi beaux parlent avec insistance de leur propriétaire, et leur langage est aimable et délicat comme le mode de vie des femmes belles et bonnes. Comme ils pendillent bien, ces gants ! comme ils sentent bon ! j’aurais presque envie de les presser contre mon visage, ce qui serait un peu bête, bien sûr. Mais quel plaisir, parfois, de commettre une bêtise.