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J’avais eu à l’oc­ca­sion, j’en ai le sou­ve­nir très net, une conver­sa­tion ani­mée sur cette ques­tion avec un mon­sieur très élé­gant, intel­li­gent et consi­dé­rable. L’idée, aus­si insen­sée qu’elle pût paraître ou être en réa­li­té, était enfon­cée dans ma tête et ne me lais­sait pas en paix. Les idées aspirent à se réa­li­ser, à s’in­car­ner ; une pen­sée vivante veut tôt ou tard se trans­for­mer en réa­li­té vivante, elle veut prendre corps. « Mais à ce qu’il me semble, vous n’êtes pas vrai­ment homme à faire un bon domes­tique », me décla­ra le mon­sieur très intel­li­gent, très élé­gant que j’ai dit, et je crus pou­voir rétor­quer : « Doit-on néces­sai­re­ment être apte ? Je crois comme vous que je suis abso­lu­ment inapte. Néanmoins, je veux et je dois tra­vailler à mettre à exé­cu­tion cette idée sin­gu­lière, car cha­cun a son hon­neur inté­rieur, et il s’a­git de don­ner entière satis­fac­tion à cet hon­neur inté­rieur. Ce que je désire mettre en œuvre depuis long­temps peut et doit être réa­li­sé un jour. Apte ou inapte, la ques­tion me semble secon­daire. Que la chose doit idiote ou rai­son­nable, c’est une alter­na­tive qui me semble aus­si oiseuse que la pre­mière. Des mil­liers, des dizaines de mil­liers de per­sonnes, peut-être, ont une idée qui leur passe par la tête, et puis elles y renoncent, car sa réa­li­sa­tion leur paraît trop com­pli­quée, trop mal­com­mode, trop folle, trop stu­pide, trop ardue ou trop vaine. Un pro­jet, à mon avis, est déjà, du simple fait qu’il exige du cou­rage, un bon pro­jet, et de ce fait, quelque chose de salubre et d’ho­no­rable. La ques­tion de savoir si ce pro­jet a des chances d’a­bou­tir me semble éga­le­ment secon­daire. Ce qui est déter­mi­nant et ce qui a du poids et de l’im­por­tance, c’est de mon­trer du cou­rage et de la volon­té, et de se lan­cer un jour dans l’en­tre­prise pré­vue. Voilà pour­quoi je veux à pré­sent réa­li­ser mon idée, car seule sa réa­li­sa­tion me satis­fe­ra. L’intelligence, en tout cas, ne fait pas du tout mon bon­heur, pour l’ins­tant du moins. […] »

« Tobold »
Petite prose [1917]
trad. Marion Graf
Zoé 2009
p. 150–151