J’avais eu à l’occasion, j’en ai le souvenir très net, une conversation animée sur cette question avec un monsieur très élégant, intelligent et considérable. L’idée, aussi insensée qu’elle pût paraître ou être en réalité, était enfoncée dans ma tête et ne me laissait pas en paix. Les idées aspirent à se réaliser, à s’incarner ; une pensée vivante veut tôt ou tard se transformer en réalité vivante, elle veut prendre corps. « Mais à ce qu’il me semble, vous n’êtes pas vraiment homme à faire un bon domestique », me déclara le monsieur très intelligent, très élégant que j’ai dit, et je crus pouvoir rétorquer : « Doit-on nécessairement être apte ? Je crois comme vous que je suis absolument inapte. Néanmoins, je veux et je dois travailler à mettre à exécution cette idée singulière, car chacun a son honneur intérieur, et il s’agit de donner entière satisfaction à cet honneur intérieur. Ce que je désire mettre en œuvre depuis longtemps peut et doit être réalisé un jour. Apte ou inapte, la question me semble secondaire. Que la chose doit idiote ou raisonnable, c’est une alternative qui me semble aussi oiseuse que la première. Des milliers, des dizaines de milliers de personnes, peut-être, ont une idée qui leur passe par la tête, et puis elles y renoncent, car sa réalisation leur paraît trop compliquée, trop malcommode, trop folle, trop stupide, trop ardue ou trop vaine. Un projet, à mon avis, est déjà, du simple fait qu’il exige du courage, un bon projet, et de ce fait, quelque chose de salubre et d’honorable. La question de savoir si ce projet a des chances d’aboutir me semble également secondaire. Ce qui est déterminant et ce qui a du poids et de l’importance, c’est de montrer du courage et de la volonté, et de se lancer un jour dans l’entreprise prévue. Voilà pourquoi je veux à présent réaliser mon idée, car seule sa réalisation me satisfera. L’intelligence, en tout cas, ne fait pas du tout mon bonheur, pour l’instant du moins. […] »
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