Et un peu plus loin il ajoute : Tu es le meilleur et le plus parfait des philosophes, étant le martyr, le témoin de la vérité (marturôn tês alêtheias). Alors bien sûr, marturôn ([du verbe] marturein) ne désigne pas uniquement le martyr au sens que nous donnons d’ordinaire à ce terme. C’est le témoignage de la vérité qui est ici désigné. Mais vous voyez bien que dans la bouche de Grégoire, il ne s’agit pas simplement du témoignage verbal de quelqu’un qui dirait la vérité. Il s’agit bien de quelqu’un qui, dans sa vie même, dans sa vie de chien, n’a…
On ne dira pas que le géomètre ou le grammairien, enseignant ces vérités auxquelles ils croient, sont des parrèsiastes. Pour qu’il y ait parrêsia (…) il faut que le sujet, [en disant] cette vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse. Il faut pour qu’il y ait parrêsia que, en disant la vérité, on ouvre, on instaure et on affronte le risque de blesser l’autre, de l’irriter, de le mettre en colère et de susciter de sa part un certain nombre de conduites qui…
Le cynisme ne se contente donc pas de coupler ou de faire se correspondre, dans une harmonie ou une homophonie, un certain type de discours et une vie conforme aux principes énoncés dans le discours. Le cynisme lie le mode de vie et la vérité sur un mode beaucoup plus serré, beaucoup plus précis. Il fait de la forme de l ‘existence une condition essentielle pour le dire-vrai. Il fait de la forme de l ‘existence la pratique réductrice qui va laisser place au dire-vrai. Il fait enfin de la forme de 1 ‘existence une façon de rendre visible, dans…
La pratique de la parrêsia s’oppose terme à terme à ce qui est en somme l’art de la rhétorique. (…) Le bon rhétoricien, le bon rhéteur est l’homme qui peut parfaitement et est capable de dire tout autre chose que ce qu’il sait, tout autre chose que ce qu’il croit, tout autre chose que ce qu’il pense, mais de le dire de telle manière que, au bout du compte, ce qu’il aura dit, et qui n’est ni ce qu’il croit ni ce qu’il pense ni ce qu’il sait, sera, deviendra ce que pensent, ce que croient et ce que croient savoir ceux…
Il faut dans ces conditions, bien garder présent à l’esprit que le logos apophantikos dont parle Aristote s’établit dans un double système d’oppositions : – Il s’oppose explicitement [ Peri hermeneia , 4, 17a2] à la prière, à l’ordre, au commandement, bref à toutes ces formulations qui ne peuvent pas être ramenées à des propositions vraies ou fausses. Le logos apophantikos est donc un type d’énonciation qui s’oppose à d’autres énonciations. Le logos apophantikos est alors un énoncé déclaratif. – Il s’oppose implicitement, ou en tout cas à un autre niveau, à des énoncés qui ont aussi la forme déclarative, mais…
Démosthène dit ainsi que, à la différence des mauvais parrèsiastes qui, eux, disent n’importe quoi et n’indexent pas leurs discours à la raison, il ne veut pas parler sans raison, il ne veut pas « en venir aux injures » et « rendre coup pour coup » (vous savez, ces fameuses disputes où on dit n’importe quoi, pourvu que ça puisse desservir l’adversaire et être utile à sa propre cause). Il ne veut pas faire cela, il veut au contraire, avec de la parrêsia (meta parrêsias) dire le vrai (ta alethê : les choses vraies). D’ailleurs, il ajoute : je ne dissimulerai rien (oukh apokhrupsômai). Ne…
Troisièmement, le parrèsiaste, là encore par définition, ne parle pas par énigmes, à la différence du prophète. Il dit au contraire les choses le plus clairement, le plus directement possible, sans aucun déguisement, sans aucun ornement rhétorique, de sorte que ses paroles peuvent recevoir immédiatement une valeur prescriptive. Le parrèsiaste ne laisse rien à interpréter. Certes, il laisse quelque chose à faire : il laisse à celui auquel il s’adresse la rude tâche d’avoir le courage d’accepter cette vérité, de la reconnaître et d’en faire un principe de conduite. Il laisse cette tâche morale, mais, à la différence du prophète, il…
Avant d’avoir affaire, en toute certitude, à une science, ou à des romans, ou à des discours politiques, ou à l’œuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général. Ainsi apparaît le projet d’une description des événements discursifs comme horizon pour la recherche des unités qui s’y forment. Cette description se distingue facilement de l’analyse de la langue. Certes, on ne peut établir un système linguistique (si on ne le construit pas artificiellement) qu’en utilisant un corpus d’énoncés, ou une collection…
[L’effet sophistique] est rendu possible par le fait que, dans la pratique du discours, ce qui est manipulé , ce sont non pas les choses elles-mêmes, mais leurs symboles verbaux . Très exactement leur nom. […] Il se produit dans une certaine différence entre les noms et les choses , entre les éléments symboliques et les éléments symbolisés. En quoi consiste cette différence ? Ce n’est point celle par laquelle les mots produisent un effet de sens, alors que les choses ne le produisent pas. Ce n’est pas non plus la différence entre physis et nomos , entre le caractère naturel…
Il existe depuis des siècles un thème dont la banalité porte jusqu’au dégoût, c’est le thème que tout le monde finalement est un peu philosophe . Thème que le discours philosophique écarte aussitôt pour faire apparaître celui-ci, à savoir que la philosophie est une tâche spécifique , en retrait et à distance de toutes les autres et qui ne peut se réduire à aucune autre. Mais thème que le discours philosophique reprend non moins régulièrement pour affirmer que la philosophie n’est rien d’autre que le mouvement de la vérité elle-même, qu’elle est la conscience prenant conscience de soi – ou…
Disons, très schématiquement, que le rhéteur est, ou en tout cas peut parfaitement être un menteur efficace qui contraint les autres. Le parrèsiaste, au contraire, sera le diseur courageux d’une vérité où il risque lui-même et sa relation avec l’autre. (…) La parrêsia est tout de même autre chose qu’une technique ou un métier, (…) c’est une attitude, une manière d’être qui s’apparente à la vertu, une manière de faire. » Michel Foucault Le courage de la vérité 15…
Tenir pour vrai, dans le sophisme, c’est s’engager à tenir. De là le fait important que le sophisme emporte avec lui une ontologie bizarre, partielle limitative, discontinue et boiteuse. En effet, la seule chose que manipule le Sophiste, le seul être auquel il s’adresse, c’est celui de la chose dite ; c’est celui de l’énoncé dans sa réalité matérielle. Matérialité paradoxale puisqu’elle implique soit les sons, soit les lettres, et, partant, une rareté comme celle des choses ; son déroulement linéaire et sériel et [néanmoins] son maintien. Or, si les mots ont leur réalité matérielle spécifique, au milieu de toutes les…
[Il faut entendre épistémè] « comme le dispositif stratégique qui permet de trier, parmi tous les énoncés possibles, ceux qui vont pouvoir être acceptables à l’intérieur, je ne dis pas d’une théorie scientifique, mais d’un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C’est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l’inqualifiable scientifiquement du qualifiable. Michel Foucault, entretien de 1977 Michel Foucault Le jeu de Michel Foucault (entretien avec Dominique Colas, Alain Grosrichard, Guy Le Gaufey, Jocelyne Levi, Gerard Miller, Judith Miller, Jacques-Alain Miller, Catherine Millot, Gérard Wajeman) Dits et…
L’archive n’est pas non plus ce qui recueille la poussière des énoncés devenus inertes et permet le miracle éventuel de leur résurrection ; c’est ce qui définit le mode d’actualité de l’énoncé-chose ; c’est le système de son fonctionnement[…] Entre la langue qui définit le système de construction des phrases possibles, et le corpus qui recueille passivement les paroles prononcées, l’archive définit un niveau particulier : celui d’une pratique qui fait surgir une multiplicité d’énoncés comme autant d’événements réguliers, comme autant de choses offertes au traitement et à la manipulation. Elle n’a pas la lourdeur de la tradition ; et elle ne constitue pas…
[En contexte sophistique,] l’attribution d’un énoncé à un sujet parlant ne renvoie pas au sens qu’il a voulu y mettre, à son intention signifiante ou sa pensée. S’il emploie le verbe mantanein , peu importe qu’il ait voulu dire « apprendre ». Cette intention ne fixe pas l’usage du mot dans la discussion , mais plus radicalement encore : la partie sophistique qui se joue ne permet pas au sujet parlant de se référer à des règles (grammaticales ou logiques) concernant l’usage des mots et que tous les partenaires auraient admises. Il n’y a pas de recours à un « niveau d’arbitrage métalinguistique ». Chaque…
Cette année, je voudrais continuer l’étude du franc-parler, de la parrêsia comme modalité du dire-vrai. (…) L’alèthurgie serait, étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste. Donc laissons de côté les analyses de type « structure épistémologique » et analysons un peu les « formes alèthurgiques ». Michel Foucault Le courage de la vérité 4–5…
Le sophisme a beau faire jouer des oppositions familières être/non-être, contradictoire/non contradictoire, vrai/faux, il faut bien se rendre compte de la manière dont se fait ce jeu : – vrai/faux fonctionne comme équivalent : accordé/pas accordé , – être/non-être fonctionne comme équivalent : dit/pas dit , – non contradictoire/contradictoire comme rejeté/non rejeté . Toutes oppositions, on le voit, qui jouent au niveau de l’existence du discours comme événements dans un jeu. Michel Foucault Leçons sur la volonté de savoir (1970–1971) Seuil 2011 63–64…
J’étais parti de deux modèles d’analyse. Dans l’un (qui me semble caractériser la tradition philosophique ), la volonté de savoir est prise à l’intérieur d’une connaissance préalable dont elle constitue le déroulement , comme le décalage et le délai intérieur. Dans l’autre modèle, le connaître doit être analysé comme pur événement à la surface de processus qui ne sont pas en eux-mêmes de l’ordre de la connaissance ; appelons savoir l’ensemble de ces événements . Quant à la connaissance (c’est-à-dire au rapport sujet-objet) , elle serait un effet intérieur au connaître. Effet qui n’a pas pu être évité mais qui…
Ne pas se contredire dans le jeu sophistique, c’est dire la même chose. La même chose identiquement, substantiellement. Se contredire, c’est simplement dire autre chose, ne pas dire la même chose. On voit bien que dans une philosophie du signifié et de la différence, on peut très bien dire une chose, puis une autre, sans se contredire ; en revanche dans la sophistique, où le seul être c’est ce qui a été dit, il n’y a que deux possibilités : ou bien dire la même chose, ou bien ne pas dire la même chose (tenir ou ne pas tenir, ce qui est…
Derrière le système achevé, ce que découvre l’analyse des formations, ce n’est pas, bouillonnante, la vie elle-même, la vie non encore capturée ; c’est une épaisseur immense de systématicités, un ensemble serré de relations multiples. Et de plus, ces relations ont beau n’être pas la trame même du texte, elles ne sont pas par nature étrangères au discours. On peut bien les qualifier de « prédiscursives », mais à condition d’admettre que ce prédiscursif est encore du discursif , c’est-à-dire qu’elles ne spécifient pas une pensée, ou une conscience ou un ensemble de représentations qui seraient, après coup et d’une façon jamais tout…
La différence, par laquelle s’élimine la réalité matérielle du discours, est la condition de l’apophantique comme champ de la vérité ou de l’erreur des propositions . […] Le sophisme n’est jamais réellement déclaratif. Il ne peut y avoir apophantique qu’à la condition que soit d’abord neutralisée la matérialité du discours et qu’ensuite ce discours soit traité selon l’axe de la référence à ce dont il parle . […] La Sophistique, elle, se maintient toujours au niveau d’une certaine « hylétique » du discours […] et ce à quoi elle aboutit […] c’est au silence d’un des deux partenaires. […] L’apophantique se définit…
Ce que j’ai appelé dans Les mots et les choses « épistémè » n’a rien à voir avec les catégories historiques. J’entends tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science […] Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle « épistémè d’une époque ». Michel Foucault Sur la justice populaire, débat avec les maos Dits et écrits 1 1972 Gallimard 1994 1239…
Et aussitôt le problème se pose : si l’énoncé est bien l’unité élémentaire du discours, en quoi consiste-t-il ? Quels sont ses traits distinctifs ? Quelles limites doit-on lui reconnaître ? Cette unité est-elle ou non identique à celle que les logiciens ont désignée par le terme de proposition, à celle que les grammairiens caractérisent comme phrase, ou à celle encore que les « analystes » essaient de repérer sous le titre de speech act ? Quelle place occupe-t-elle parmi toutes ces unités que l’investigation du langage a déjà mises au jour, mais dont la théorie est bien souvent loin d’être achevée tant les problèmes qu’elles…
Le sophisme, lui, prend appui non pas sur la structure élémentaire de la proposition mais sur l’existence d’un énoncé ; sur le fait que des mots ont été prononcés et qu’ils demeurent là, au centre de la discussion, comme ayant été produits et pouvant être répétés, recombinés au gré des partenaires ; c’est dit, c’est dit : non point comme une forme idéale, régulière et qui peut recevoir certains types de contenu mais un peu comme ces trophées que les guerriers après la bataille mettent au milieu d’eux et qu’ils vont s’attribuer , non sans dispute et contestation eis meson [« au milieu », ndr]…
L’effet apparent de vérité qui vient jouer dans le sophisme est en réalité un lien quasi juridique entre un événement discursif et un sujet parlant. De là, le fait qu’on trouve chez les Sophistes les deux thèses : Tout est vrai (dès que tu dis quelque chose, c’est de l’être). Rien n’est vrai (tu as beau employer des mots, ils ne disent jamais l’être). Michel Foucault Leçons sur la volonté de savoir (1970–1971) Se 2011 63…