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Avant d’a­voir affaire, en toute cer­ti­tude, à une science, ou à des romans, ou à des dis­cours poli­tiques, ou à l’œuvre d’un auteur ou même à un livre, le maté­riau qu’on a à trai­ter dans sa neu­tra­li­té pre­mière, c’est une popu­la­tion d’é­vé­ne­ments dans l’es­pace du dis­cours en géné­ral. Ainsi appa­raît le pro­jet d’une des­crip­tion des évé­ne­ments dis­cur­sifs comme hori­zon pour la recherche des uni­tés qui s’y forment. Cette des­crip­tion se dis­tingue faci­le­ment de l’a­na­lyse de la langue. Certes, on ne peut éta­blir un sys­tème lin­guis­tique (si on ne le construit pas arti­fi­ciel­le­ment) qu’en uti­li­sant un cor­pus d’é­non­cés, ou une col­lec­tion de faits de dis­cours ; mais il s’a­git alors de défi­nir, à par­tir de cet ensemble qui a valeur d’é­chan­tillon, des règles qui per­mettent de construire éven­tuel­le­ment d’autres énon­cés que ceux-là : même si elle a dis­pa­ru depuis long­temps, même si per­sonne ne la parle plus et qu’on l’a res­tau­rée sur de rares frag­ments, une langue consti­tue tou­jours un sys­tème pour des énon­cés pos­sibles : c’est un ensemble fini de règles qui auto­rise un nombre infi­ni de per­for­mances. Le champ des évé­ne­ments dis­cur­sifs en revanche est l’en­semble tou­jours fini et actuel­le­ment limi­té de seules séquences lin­guis­tiques qui ont été for­mu­lées ; elles peuvent bien être innom­brables, elles peuvent bien, par leur masse, dépas­ser toute capa­ci­té d’en­re­gis­tre­ment, de mémoire ou de lec­ture : elles consti­tuent cepen­dant un ensemble fini. La ques­tion que pose l’a­na­lyse de la langue, à pro­pos d’un fait de dis­cours quel­conque, est tou­jours : selon quelles règles tel énon­cé a‑t-il été construit, et par consé­quent selon quelles règles d’autres énon­cés sem­blables pour­raient-ils être construits ? La des­crip­tion des évé­ne­ments du dis­cours pose une tout autre ques­tion : com­ment se fait-il que tel énon­cé soit appa­ru et nul autre à sa place ?

L’archéologie du savoir
Gallimard 1969
p. 38–39