À l’âge où l’on aime encore à se regarder dans la glace et où l’on accorde encore de l’importance aux problèmes du tailleur et du coiffeur, il arrive aussi que l’on se décrive un lieu où l’on aimerait passer sa vie, ou du moins un lieu où il serait « chic » de séjourner quand bien même on pressentirait qu’on ne s’y plairait guère personnellement. Parmi ces idées fixes sociales est apparue, depuis longtemps déjà, une espèce de ville hyper-américaine, où tout marche et s’arrête au chronomètre. L’air et la terre ne sont plus qu’une immense fourmilière sillonnée d’artères en étages. Les…
Tout ce qui le peut s’orne d’esprit, s’en chamarre. L’esprit, combiné avec autre chose, est ce qu’il y a de plus répandu au monde. « L’esprit de fidélité », « l’esprit d’amour », un « esprit viril », un « esprit cultivé », « le plus grand esprit de notre temps », « nous voulons sauvegarder l’esprit de telle ou telle chose », « nous voulons agir dans l’esprit de notre mouvement » : ah ! le beau son décent de tout cela jusque dans les plus b…asses classes ! Tout le reste, à côté, le crime quotidien, la cupidité assidue, apparaît alors comme l’inavouable crasse que Dieu enlève aux ongles de ses orteils. Mais quand l’esprit…
Qu’Ulrich pût penser avoir obtenu quelques résultats dans le domaine scientifique n’était pas absolument sans importance pour lui. Ses travaux lui avaient même valu une certaine estime. De l’admiration eût été trop demander, car l’admiration, même au royaume de la vérité, est réservée aux aînés dont il dépend que l’on obtienne ou non l’agrégation ou une chaire. À strictement parler, il était resté ce qu’on appelle un espoir ; on nomme espoirs, dans la république des esprits, les républicains proprement dits, c’est-à-dire ceux qui s’imaginent qu’il faut consacrer à son travail la totalité de ses forces, au lieu d’en gaspiller une…
Un organe de la classe ouvrière avait, comme se fût exprimé le comte Leinsdorf, déversé une salive destructrice sur la Grande Idée en affirmant que celle-ci n’était qu’une nouvelle sensation pour les classes dirigeantes, succédant au dernier crime sadique ; et un brave ouvrier qui avait un peu trop bu se sentit enflammé par ces déclarations. Il avait frôlé en passant deux bourgeois qui, satisfaits des affaires de la journée, exprimaient à voix assez haute, dans la conscience que les bons sentiments ont toujours le droit d’être exprimés, leur plein accord avec l’Action patriotique. Il s’ensuivit un échange de « mots » ; comme…
[D]e toutes les propriétés du mot âme, la plus remarquable est bien que les jeunes gens ne puissent le prononcer sans rire. Même Arnheim et Diotime redoutaient de l’employer seul : dire que l’on a une âme grande, noble, lâche, téméraire ou basse, est encore concevable, mais dire tout simplement « mon âme », personne n’en aurait le courage. C’est un mot strictement réservé aux gens d’âge, et on ne peut le comprendre que si l’on admet que se fasse de plus en plus sensible au cours de la vie un quelque chose pour lequel on a le plus grand besoin d’un nom…
Debout derrière l’une des fenêtres, il regardait la rue brunâtre à travers le filtre vert tendre de l’air du jardin et comptait depuis dix minutes, montre en main, les autos, les voitures, les tramways et les visages, délavés par la distance, des piétons qui emplissaient le filet du regard de leur hâte mousseuse ; il évaluait les vitesses, les angles, le dynamisme des masses en mouvement les unes devant les autres qui, le temps d’un éclair, attirent l’œil, le retiennent et le relâchent et qui, pendant une durée échappant à toute mesure, contraignent l’attention à s’appuyer sur elles, à s’en détacher…
Sans doute faut-il aujourd’hui chercher les caractères à la lanterne ; encore se moquerait-on de vous, fort probablement, si l’on vous voyait en plein jour avec une lanterne allumée. Je raconterai donc l’histoire d’un homme qui eut toujours des difficultés avec son caractère ou qui, plus simplement, n’en eut jamais ; toutefois, je crains un peu d’avoir compris trop tard son importance, et je me demande s’il ne fut pas, en fin de compte, une sorte de pionnier, ou de précurseur. Nous étions voisins d’enfance. Chaque fois qu’il avait mis sur pied quelqu’une de ces expéditions si merveilleuses qu’il vaut mieux éviter…
Jadis, l’on avait meilleure conscience à être une personne qu’aujourd’hui. Les hommes étaient semblables à des épis dans un champ ; ils étaient probablement plus violemment secoués qu’aujourd’hui par Dieu, la grêle, l’incendie, la peste et la guerre ; mais c’était dans l’ensemble, municipalement, nationalement, c’était en tant que champ, et ce qui restait à l’épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pouvait aisément prendre la responsabilité. De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n’est plus en l’homme, mais dans les rapports des choses entre elles. N’a‑t‑on pas remarqué que les…
[L]a solution d’un problème intellectuel, c’est un peu comme quand un chien tenant un bâton dans sa gueule essaie de passer par une étroite ouverture ; il tourne la tête de droite et de gauche jusqu’à ce qu’enfin le bâton glisse au travers ; nous agissons exactement de même, avec la seule différence que nous n’allons pas tout à fait au hasard, mais que nous savons plus ou moins, par habitude, comment nous y prendre. Et s’il est naturel qu’une tête pleine ait plus d’habileté et d’expérience à se mouvoir ainsi qu’une tête vide, le glissement au travers de la porte ne…
Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée…
L’adjonction de l’adjectif « vrai » à des opinions politiques était d’ailleurs un des moyens qu’il avait de se reconnaître dans un monde qui, bien que créé par Dieu, ne le renie que trop souvent. Il était fermement convaincu que le vrai socialisme était en harmonie avec ses conceptions ; son idée la plus personnelle avait même toujours été, mais il n’osait encore se l’avouer tout entière à lui-même, de jeter un pont grâce auquel les socialistes pourraient passer dans son propre camp. Il est bien clair qu’aider les pauvres est un devoir de chevalerie, et qu’il ne peut y avoir une grande…
Personne ne savait exactement ce qui était en train : personne ne pouvait dire si ce serait un art nouveau, un homme nouveau, une nouvelle morale, ou encore un reclassement de la société. […] On ne forcera donc personne à surestimer contre son gré ce « mouvement » passé. Il ne se produisit d’ailleurs que dans cette couche mince et instable de l’humanité que forment les intellectuels, méprisés d’un commun accord par les hommes dont la conception du monde, en dépit de toutes les nuances, est garantie inusable, et qui ont aujourd’hui, grâce à Dieu, repris le dessus ; il n’agit donc pas sur…
Ce juge réunissait tous les éléments, à partir des rapports de police et de l’accusation de vagabondage, en un seul tout dont il chargeait l’inculpé ; mais pour Moosbrugger, ce n’était qu’une série d’incidents tout à fait distincts qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres et dépendaient chacun d’une autre cause, laquelle était à chercher en dehors de lui, quelque part dans l’univers. Aux yeux du juge, ses actes provenaient de lui, mais aux yeux de Moosbrugger, ils étaient plutôt revenus sur lui comme des oiseaux reviennent de migration. Pour le juge, Moosbrugger était un cas particulier ; pour…
L’Action parallèle, toutefois, n’avait pas encore la moindre existence réelle, et le comte Leinsdorf lui-même ne savait pas encore en quoi elle consisterait. Tout ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que la seule chose précise qui fût encore venue à l’esprit de celui-ci était une liste de noms. C’était déjà considérable. De la sorte, il existait dès ce moment, sans que quiconque eût besoin d’une représentation plus objective, un filet de disponibilité tendu autour d’un vaste complexe d’idées ; l’on est sans doute en droit d’affirmer que c’est bien dans cet ordre qu’il faut procéder. Pour que l’humanité apprît à…
Moosbrugger avait été dans sa jeunesse un pauvre gars, un petit berger vivant dans une commune si petite qu’elle n’avait même pas une rue de village, et il était si pauvre qu’il ne parlait jamais aux filles. Il ne pouvait jamais que les voir ; il en fut de même plus tard durant son temps d’apprentissage, et jusque dans ses tournées de journalier. Qu’on se représente un peu ce que cela veut dire. Quelque chose qu’on convoite aussi naturellement que le pain et l’eau, et qu’on a seulement le droit de voir. Au bout de quelque temps, la convoitise qui avait…
Ulrich, après son faux pas, avait perdu un instant sa présence d’esprit ; mais, chose curieuse, cette faute ne fit pas mauvaise impression sur Son Excellence. Certes, le comte Stallburg en éprouva d’abord quelque stupeur, comme si quelqu’un avait quitté sa veste en sa présence ; mais ensuite, cette spontanéité lui parut, chez un homme aussi bien recommandé, pleine d’ardeur et d’énergie, et il fut heureux d’avoir trouvé ces deux mots, car son désir était de se former une bonne impression d’Ulrich. Il les consigna donc aussitôt (« Nous pouvons espérer avoir trouvé un collaborateur plein d’ardeur et d’énergie ») dans le mot d’introduction…
Walter avait toujours eu une capacité toute particulière de vivre intensément les choses. Il n’obtenait jamais ce qu’il voulait parce qu’il était trop émotif. Il semblait porter en lui, pour son petit bonheur et son petit malheur, un très mélodieux amplificateur. Il émettait toujours de la petite monnaie de sentiment, mais c’était de l’or et de l’argent, alors qu’Ulrich opérait plus en grand, avec des sortes de chèques intellectuels, sur lesquels étaient écrits d’immenses chiffres ; mais ce n’était jamais en fin de compte que du papier. Walter hatte immer eine ganz besondere Fähigkeit besessen, heftig zu erleben. Er kam nie…
Pour peu qu’on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur « bon vieux temps ». Und wenn man bloß ein bißchen achtgibt, kann man wohl immer in der soeben eingetroffenen letzten Zukunft schon die kommende Alte Zeit sehen. Robert Musil L’homme sans qualités 34 Un rayon brûlant et des murs refroidis 1 Philippe Jaccottet Le Seuil 1995 1930 165 1…
[Q]ue la séance s’achevât par une résolution était dans l’ordre. En effet, que le couteau mette le point final à une rixe, qu’à la fin d’un morceau de musique les dix doigts frappent les touches tous ensemble une ou deux fois, que le danseur s’incline devant sa cavalière ou que l’on vote une résolution : si on agit ainsi, c’est que le monde ne serait pas rassurant, où les événements tout bonnement s’esquiveraient, sans avoir dûment certifié d’abord qu’ils sont réellement advenus. [D]aß die Sitzung mit einer Resolution schloß, war in Ordnung. Denn ob man bei einer Rauferei mit dem Messer…
À l’exception des membres de l’Église catholique romaine, plus personne aujourd’hui n’a l’aspect qu’il devrait avoir, parce que nous faisons de notre tête un usage aussi impersonnel que de nos mains ; mais le mathématicien, c’est le comble de tout : un mathématicien sait presque aussi peu de choses sur lui-même que les gens n’en sauront sur les prairies, les poules, les jeunes veaux, quand les pilules vitaminées auront remplacé pain et viande ! Mit Ausnahme der römisch-katholischen Geistlichen sieht heute überhaupt niemand mehr so aus, wie er sollte, weil wir unseren Kopf noch unpersönlicher gebrauchen als unsere Hände ; aber Mathematik, das ist…