17 06 17

Sans doute faut-il aujourd’hui cher­cher les carac­tères à la lan­terne ; encore se moque­rait-on de vous, fort pro­ba­ble­ment, si l’on vous voyait en plein jour avec une lan­terne allu­mée. Je racon­te­rai donc l’histoire d’un homme qui eut tou­jours des dif­fi­cul­tés avec son carac­tère ou qui, plus sim­ple­ment, n’en eut jamais ; tou­te­fois, je crains un peu d’avoir com­pris trop tard son impor­tance, et je me demande s’il ne fut pas, en fin de compte, une sorte de pion­nier, ou de pré­cur­seur.

Nous étions voi­sins d’enfance. Chaque fois qu’il avait mis sur pied quelqu’une de ces expé­di­tions si mer­veilleuses qu’il vaut mieux évi­ter d’en par­ler, sa mère sou­pi­rait, car les coups qu’elle lui don­nait la fati­guaient. « Petit, gémis­sait-elle, tu n’as pas trace de carac­tère. Que pour­ras-tu bien deve­nir ? » Dans les cas graves, on invo­quait le père ; les coups revê­taient alors une cer­taine solen­ni­té, une digni­té aus­tère qui rap­pe­laient un peu les céré­mo­nies sco­laires. Mon ami, au préa­lable, devait remettre à mon­sieur le Conseiller à la Cour des comptes, en mains propres, une baguette de jonc qui ser­vait ordi­nai­re­ment à battre les vête­ments, et dont la cui­si­nière avait la garde ; puis, le châ­ti­ment appli­qué, bai­ser la main pater­nelle, remer­cier pour la cor­rec­tion et deman­der par­don pour les sou­cis don­nés à ses parents. Mais il fai­sait tout le contraire. Il men­diait son par­don au début, avec des hur­le­ments qui se pour­sui­vaient entre les coups ; l’orage pas­sé, il n’ouvrait plus la bouche ; son visage deve­nait pon­ceau, il ava­lait ses larmes et sa salive et cher­chait, au moyen d’énergiques frot­te­ments, à effa­cer les traces de ses émo­tions. « Je ne sais, répé­tait son père, ce que le petit devien­dra : ce drôle n’a aucun carac­tère. »

Le carac­tère était donc dans notre jeu­nesse ce pour­quoi l’on reçoit des coups, alors même qu’on n’en a pas. Il sem­blait y avoir là quelque injus­tice. Les parents de mon ami affir­maient, quand ils exi­geaient qu’il eût du carac­tère et, excep­tion­nel­le­ment, s’expliquaient, que le carac­tère était le contraire logique des mau­vaises notes, de l’école buis­son­nière, des cas­se­roles atta­chées à la queue des chiens, du bavar­dage et des jeux clan­des­tins en classe, des échap­pa­toires mal­adroites, des dis­trac­tions et des meurtres d’oiseaux inno­cents à coups de fronde. Mais le contraire natu­rel de tout cela, c’étaient les ter­reurs de la puni­tion, l’angoisse d’être décou­vert et les tour­ments de conscience qui accablent celui qui a raté son coup. C’était com­plet : plus de place, plus de tra­vail pour un carac­tère qui deve­nait, du coup, par­fai­te­ment super­flu. On n’en vou­lait pas moins que nous en fis­sions preuve…

Peut-être aurions-nous pu nous orien­ter sur l’explication que l’on don­nait par­fois à mon ami en cours de puni­tion : « N’as-tu donc aucune fier­té, petit ? » ou : « Comment peut-on men­tir si bas­se­ment ? » Mais je dois dire qu’il m’est dif­fi­cile, aujourd’hui encore, de conce­voir que l’on puisse être fier de rece­voir une gifle, ou com­ment mon­trer sa fier­té quand on est cou­ché en tra­vers des genoux du bour­reau. On en pour­rait éprou­ver de la fureur : mais c’est pré­ci­sé­ment ce qu’on ne nous accor­dait pas ! De même pour le men­songe : com­ment peut-on men­tir, sinon bas­se­ment ? Maladroitement ? Quand j’y réflé­chis, j’en viens à croire que ce que l’on eût alors aimé obte­nir de nous, c’était que nous men­tis­sions loya­le­ment. Mais c’était une sorte de double compte. Primo : tu ne dois pas men­tir ; secun­do : si tu mens, fais-le au moins fran­che­ment. Peut-être les cri­mi­nels adultes seraient-ils en mesure d’établir la dis­tinc­tion, eux à qui les Tribunaux reprochent comme un sur­croît de culpa­bi­li­té de com­mettre leurs crimes de sang-froid, avec réflexion et pré­cau­tions ; mais de jeunes polis­sons, c’était beau­coup exi­ger. Si je n’ai pas fait preuve d’autant d’absence de carac­tère que mon ami, je crains que ce ne soit uni­que­ment parce que mon édu­ca­tion fut moins soi­gnée.

Les plus révé­la­teurs des pro­pos fami­liaux quant à notre carac­tère étaient ceux qui asso­ciaient au regret de son défaut l’avertissement que nous en aurions grand besoin une fois adultes. « Et un gamin pareil veut deve­nir un homme ! » s’exclamait-on à peu près. Négligeait-on le fait que l’emploi du mot vou­loir n’était pas abso­lu­ment clair, le reste prou­vait au moins que le carac­tère était quelque chose dont nous n’aurions besoin que plus tard : à quoi bon tant de pré­pa­ra­tifs pré­ma­tu­rés ? C’était abso­lu­ment notre opi­nion, en tout cas.

 

Bien que mon ami n’eût donc, à ce moment-là, aucun carac­tère, il n’en souf­frait pas. Cela ne com­men­ça que plus tard, à par­tir de notre sei­zième ou dix-sep­tième année. Nous décou­vrîmes alors le théâtre et le roman. Dès lors, l’intrigant, le Père noble, l’Amant héroïque, le Bouffon, même le Don Juan dia­bo­lique et l’ensorcelante Ingénue du Théâtre muni­ci­pal enva­hirent le cer­veau de mon ami, plus sen­sible que le mien aux pres­tiges de l’art. Il ne put plus par­ler qu’avec affec­ta­tion, et revê­tit sou­dain tout ce que la scène alle­mande compte de « carac­tères ». Faisait-il une pro­messe, on ne savait jamais si l’on avait sa parole de héros, ou d’intrigant ; tan­tôt il com­men­çait sour­nois et finis­sait loyal, tan­tôt l’inverse ; il nous accueillait, ses amis, à grand fra­cas, pour sou­dain nous offrir un siège et des fon­dants avec l’élégant sou­rire du bon vivant ; ou il nous ser­rait pater­nel­le­ment dans ses bras pour mieux extraire de notre poche une ciga­rette.

Encore était-ce inof­fen­sif et sans détours à côté de l’effet des romans. Ceux-ci four­nissent un véri­table inven­taire des plus mer­veilleuses façons de se com­por­ter dans les situa­tions les plus diverses. L’ennui, c’est que les situa­tions dans les­quelles la vie nous met ne coïn­cident jamais abso­lu­ment avec celles pour les­quelles les romans ont pré­vu ce qu’il fau­drait dire et faire. La lit­té­ra­ture uni­ver­selle est un gigan­tesque maga­sin de confec­tion où des mil­lions d’âmes vont s’habiller de magna­ni­mi­té, de colère, de fier­té, d’amour, de mépris, de jalou­sie, de noblesse ou de vul­ga­ri­té. Quand une femme ado­rée foule nos sen­ti­ments aux pieds, nous savons que nous devons lui adres­ser un regard de fervent reproche ; quand une brute mal­traite un orphe­lin, nous savons qu’il nous faut l’abattre d’un coup de poing. Mais que faire si la femme ado­rée, immé­dia­te­ment après avoir pié­ti­né nos sen­ti­ments, ferme la porte de sa chambre, et que notre fervent regard ne puisse plus l’atteindre ? Ou si, entre nous et le bour­reau d’orphelins se dresse une table char­gée de ver­re­rie de prix ? Enfoncerons-nous la porte pour frayer un pas­sage à notre tendre regard ? Débarrasserons-nous pré­cau­tion­neu­se­ment les verres avant de frap­per avec indi­gna­tion ? Dans ces occa­sions vrai­ment graves, la lit­té­ra­ture vous laisse tou­jours en plan ; dans quelques cen­taines d’années, le nombre des des­crip­tions ayant beau­coup aug­men­té, peut-être cela ira-t-il un peu mieux.

En atten­dant, se trou­ver en pareille situa­tion reste fort désa­gréable pour un carac­tère qui a de la lec­ture. Une bonne dou­zaine de phrases ébau­chées, de sour­cils à demi fron­cés ou de poings fer­més, de dos tour­nés et de cœurs bat­tants, dont aucun ne convient exac­te­ment à la cir­cons­tance, sans être abso­lu­ment dépla­cé non plus, bouillonnent en lui ; les coins des lèvres s’abaissent et remontent, le front se couvre de nuages et se ras­sé­rène simul­ta­né­ment, le regard à la fois fou­droie et se détourne pudi­que­ment : et s’écarteler ain­si soi-même n’a rien d’agréable. Il s’ensuit plus d’une fois de ces spasmes et de ces hoquets bien connus qui enva­hissent le visage, et par­fois même s’emparent si bru­ta­le­ment du corps tout entier qu’on le voit se tor­tiller comme un bou­lon pri­vé de son écrou.

Mon ami com­prit alors l’avantage de ne pos­sé­der qu’un seul carac­tère, le sien propre, et entre­prit de le cher­cher.

 

Ce furent de nou­velles aven­tures. Je le ren­con­trai quelques années plus tard : il avait embras­sé la pro­fes­sion d’avocat. Il por­tait des lunettes, s’était rasé la barbe et par­lait à voix basse. Il crut remar­quer que je l’examinai, et le dit. Je ne pus le nier : quelque chose me contrai­gnait à inter­ro­ger sa mine. « Ai-je l’air d’un avo­cat ? » deman­da-t-il. Je ne vou­lus pas le nier. Il s’expliqua : « Les avo­cats ont une cer­taine façon de regar­der à tra­vers leur pince-nez qui dif­fère, par exemple, de celle des méde­cins. Leurs mou­ve­ments, leur pro­pos sont tou­jours plus poin­tus, plus den­te­lés en quelque sorte, que ceux, arron­dis et noueux, des théo­lo­giens. Ils s’en dis­tinguent comme un feuille­ton d’un prêche. Bref, de même que les pois­sons ne volent pas d’arbre en arbre, les avo­cats ne peuvent quit­ter le milieu dans lequel ils sont plon­gés. »

« Caractère pro­fes­sion­nel ! » dis-je. Mon ami fut content de moi. « Ç’a été toute une affaire, remar­qua-t-il. À mes débuts, je por­tais une barbe de Christ ; mon chef me l’interdit : c’était non-con-forme. Sur quoi je pris des allures de peintre qui, inter­dites à leur tour, se chan­gèrent en allures de capi­taine au long cours. – Et pour­quoi donc, au nom du ciel ? – Parce que je me refu­sais, natu­rel­le­ment, à adop­ter un carac­tère pro­fes­sion­nel, répon­dit-il. L’ennui est qu’on ne peut s’y sous­traire. Sans doute existe-t-il des avo­cats qui ont l’air de poètes, des poètes qui ont l’air de mar­chands de légumes, et des mar­chands de légumes qui ont des têtes de pen­seurs : mais c’est comme s’ils étaient affli­gés d’un œil de verre, d’une barbe pos­tiche ou d’une plaie mal cica­tri­sée. Je ne com­prends pas pour­quoi, mais c’est ain­si. » Il sou­rit à sa manière, et ajou­ta : « Tu sais bien que je n’ai même pas de carac­tère per­son­nel… »

Je lui rap­pe­lai ses carac­tères de théâtre. Il sou­pi­ra : « C’était la jeu­nesse ! Quand on devient un homme, on vous attri­bue par-des­sus le mar­ché un carac­tère sexuel, natio­nal, civique, social, géo­gra­phique ; on a le carac­tère de son écri­ture, des lignes de la main, de la forme du crâne, sans par­ler de celui que modèle à la nais­sance la conjonc­tion astro­lo­gique. C’en est trop pour moi. Je ne sais jamais auquel de mes carac­tères je dois don­ner rai­son. » Son tran­quille sou­rire avait repa­ru. « Par chance, j’ai une fian­cée qui pré­tend que je n’ai pas de carac­tère du tout, parce que je n’ai pas encore tenu ma pro­messe de l’épouser. Je l’épouserai pour cela même : son bon sens m’est indis­pen­sable. – Qui est ta fian­cée ? – À quel carac­tère poses-tu cette ques­tion ? » Mais il s’interrompit : « Néanmoins, elle sait tou­jours ce qu’elle se veut ! Je l’ai connue d’abord petite fille exqui­sé­ment désar­mée (il y a long­temps), puis elle a beau­coup appris auprès de moi. Elle juge mes men­songes épou­van­tables ; si j’arrive en retard au bureau, elle déclare que je ne pour­rai jamais entre­te­nir une famille ; si je ne puis me résoudre à tenir un enga­ge­ment, elle sait qu’il n’y a que les salauds pour agir ain­si… »

Mon ami sou­rit de nou­veau. C’était alors un homme plein de charme, sur lequel tout le monde jetait des regards com­plai­sants. Personne ne pen­sait sérieu­se­ment qu’il pût deve­nir quelqu’un. Il suf­fi­sait de le voir : dès qu’il par­lait, chaque membre de son corps adop­tait une posi­tion dif­fé­rente ; les yeux se détour­naient ; l’épaule, le bras et la main pre­naient des direc­tions oppo­sées, et une jambe au moins, à l’angle du genou, mimait le pèse-lettres. Comme je l’ai dit, c’était alors un homme char­mant, modeste, timide, res­pec­tueux ; quel­que­fois aus­si le contraire de tout cela, ce qui n’empêchait pas qu’on lui gar­dât, fût-ce par simple curio­si­té, sa sym­pa­thie.

 

Quand je le revis, il avait une voi­ture, cette femme, deve­nue son ombre, une situa­tion influente et très en vue. Comment il s’y était pris, je l’ignorais ; je pré­sume que la clef du mys­tère est qu’il devint gros. Son visage inti­mi­dé, mobile, avait dis­pa­ru. Plus exac­te­ment, il était encore là, mais dis­si­mu­lé sous une bonne couche de graisse. Ses yeux qui, naguère, quand il avait fait quelque sot­tise, pou­vaient être aus­si tou­chants que ceux d’un petit singe triste, n’avaient sans doute pas per­du cet éclat qui leur venait du cœur ; mais, entre les joues trop bien rem­bour­rées, ils avaient de la peine à fuir et ne pou­vaient plus que vous regar­der fixe­ment, avec une expres­sion de tour­ment hau­tain. Ses gestes, inté­rieu­re­ment, étaient encore ges­ti­cu­la­tion ; mais au dehors, à l’articulation des membres, amor­ti par des cous­si­nets de graisse, ce qu’on en voyait sem­blait brus­que­rie et réso­lu­tion. L’homme avait sui­vi le che­min de son corps. Son esprit papillon­nant s’était revê­tu de parois solides et de convic­tions fermes. Quelquefois encore, un éclair brillait en lui ; mais, loin d’être sur son visage une clar­té comme autre­fois, c’était un coup qu’il tirait pour en impo­ser ou pour atteindre un but défi­ni. En fait, il avait beau­coup per­du. Tout ce qu’il disait, main­te­nant, se tenait, et il traî­nait son pas­sé comme on évoque une folie de jeu­nesse.

Je réus­sis un jour à le rame­ner sur notre vieux sujet de conver­sa­tion, le carac­tère. « Je suis convain­cu que l’évolution du carac­tère est liée à celle de la stra­té­gie, me dit-il d’une voix courte de souffle ; on ne le trou­ve­ra plus aujourd’hui que chez les sau­vages. Celui qui se bat au cou­teau ou à la lance doit en avoir pour ne pas être vain­cu. Mais quel carac­tère, si réso­lu soit-il, peut résis­ter aux chars d’assaut, aux lance-flammes et aux gaz ? Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas de carac­tères, c’est de dis­ci­pline ! »

Je ne l’avais pas contre­dit. Mais l’étrange était (c’est pour­quoi je me per­mets de citer ce sou­ve­nir) que j’eusse quand même le sen­ti­ment, tan­dis qu’il par­lait ain­si, moi le regar­dant, que le vieil homme était tou­jours en lui. Simplement enfer­mé dans le double adi­peux de sa per­sonne ori­gi­nale. Son regard était caché dans le regard de l’autre, sa parole dans l’autre parole. C’était presque inquié­tant. Depuis lors, je l’ai revu une ou deux fois, et cette impres­sion s’est repro­duite à chaque coup. On sen­tait que l’ancien per­son­nage aurait aimé, si je puis m’exprimer ain­si, reve­nir une fois sur le devant de la scène, si quelque chose ne l’en avait empê­ché.

« Un homme sans carac­tère »
Œuvres pré-post­humes [1936]
trad. Philippe Jaccottet
Seuil
p. 1956