[…] Eu égard au discours académique de l’histoire – l’« histoire » en tant que discours produit dans le site institutionnel qu’est l’université –, l’« Europe » demeure le sujet théorique souverain de toutes les histoires, y compris de celles que nous appelons « indienne », « chinoise », « kényane », et ainsi de suite. De façon très étrange, toutes ces histoires ont tendance à devenir des variantes d’un récit maître que l’on pourrait appeler « l’histoire de l’Europe ». En ce sens, l’histoire « indienne » se trouve elle-même dans une position de subalternité ; c’est au nom de cette histoire seulement que l’on peut articuler des positions subjectives subalternes.
[…] « Europe » et « Inde » sont ici traités comme des termes hyperréels, en ce sens qu’ils se rapportent à des figures imaginaires dont les référents géographiques conservent une part d’indétermination. En tant que figures de l’imaginaire, ces termes sont contestables, mais je les traiterai pour l’instant comme des catégories données et réifiées, comme des opposés réunis au sein d’une même structure de domination et de subordination. En adoptant une telle approche, j’ai bien conscience de m’exposer à l’accusation d’indigénisme, de nationalisme – pire encore, de me rendre coupable du pire des péchés : la nostalgie. D’emblée, les chercheurs libéraux s’insurgeront, en disant que l’idée d’une « Europe » homogène et incontestée ne résiste pas à l’analyse. C’est parfaitement exact, mais de même que le phénomène de l’orientalisme n’a pas disparu parce que certains en ont désormais une appréhension critique, de même une certaine version de l’« Europe », réifiée et célébrée dans le monde phénoménal des rapports de pouvoir quotidiens en tant que scène de la naissance de la modernité, continue de dominer le discours de l’histoire. L’analyse est impuissante à l’éradiquer.
,
,
trad.
Olivier Ruchet trad.
Nicolas Vieillescazes
,
,
,
p. 75–76