20 12 20

[…] Eu égard au dis­cours aca­dé­mique de l’his­toire – l’« his­toire » en tant que dis­cours pro­duit dans le site ins­ti­tu­tion­nel qu’est l’u­ni­ver­si­té –, l’« Europe » demeure le sujet théo­rique sou­ve­rain de toutes les his­toires, y com­pris de celles que nous appe­lons « indienne », « chi­noise », « kényane », et ain­si de suite. De façon très étrange, toutes ces his­toires ont ten­dance à deve­nir des variantes d’un récit maître que l’on pour­rait appe­ler « l’his­toire de l’Europe ». En ce sens, l’his­toire « indienne » se trouve elle-même dans une posi­tion de subal­ter­ni­té ; c’est au nom de cette his­toire seule­ment que l’on peut arti­cu­ler des posi­tions sub­jec­tives subal­ternes. […] « Europe » et « Inde » sont ici trai­tés comme des termes hyper­réels, en ce sens qu’ils se rap­portent à des figures ima­gi­naires dont les réfé­rents géo­gra­phiques conservent une part d’in­dé­ter­mi­na­tion. En tant que figures de l’i­ma­gi­naire, ces termes sont contes­tables, mais je les trai­te­rai pour l’ins­tant comme des caté­go­ries don­nées et réi­fiées, comme des oppo­sés réunis au sein d’une même struc­ture de domi­na­tion et de subor­di­na­tion. En adop­tant une telle approche, j’ai bien conscience de m’ex­po­ser à l’ac­cu­sa­tion d’in­di­gé­nisme, de natio­na­lisme – pire encore, de me rendre cou­pable du pire des péchés : la nos­tal­gie. D’emblée, les cher­cheurs libé­raux s’in­sur­ge­ront, en disant que l’i­dée d’une « Europe » homo­gène et incon­tes­tée ne résiste pas à l’a­na­lyse. C’est par­fai­te­ment exact, mais de même que le phé­no­mène de l’o­rien­ta­lisme n’a pas dis­pa­ru parce que cer­tains en ont désor­mais une appré­hen­sion cri­tique, de même une cer­taine ver­sion de l’« Europe », réi­fiée et célé­brée dans le monde phé­no­mé­nal des rap­ports de pou­voir quo­ti­diens en tant que scène de la nais­sance de la moder­ni­té, conti­nue de domi­ner le dis­cours de l’his­toire. L’analyse est impuis­sante à l’é­ra­di­quer.
Provincialiser l’Europe. La pen­sée post­co­lo­niale et la dif­fé­rence his­to­rique [2000]
trad. Olivier Ruchet Nicolas Vieillescazes
Amsterdam 2020
p. 75–76