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Le but n’est pas de redon­ner ses lettres de noblesse à l’é­cri­ture, mais de les lui enle­ver, de la sous­traire aux cri­tères qui com­mandent, d’au­tant mieux qu’ils res­tent impli­cites, sa crtique et sa pro­duc­tion : Produits Industriels de Fiction ou Artisanat Local de Poésie.
Objets ver­baux non iden­ti­fiés
Dans un fic­tif pre­mier temps, pour essayer d’é­chap­per à cette fausse alter­na­tive, on a inté­rêt à se fabri­quer des objets. Il faut que quelque chose arrête, que quelque chose objecte. Des objets-freins. Plutôt que d’un appel du vide (dont il n’y a rien à dire à moins de ver­ser dans une pénible mys­tique de l’é­cri­trure), par­tir d’un rejet du plein et du dis­po­nible. On n’é­crit pas avec du don­né ou des don­nées. La matière, la chose même trou­vée telle quelle, le cru est un mythe. On l’é­voque soit par van­tar­dise, soit à des fins d’in­ti­mi­da­tion. Ce dont la fic­tion a besoin, c’est un maté­riau de construc­tion spé­ci­fique : des boules de sen­sa­tions-pen­sées-formes. Des cal­culs, des nids d’hi­ron­delles. On peut les appe­ler Objets, parce qu’ils sont manu­fac­tu­rés, et qu’ils doivent pour ser­vir être tous de niveau. Pâte dur­cie en briques et bois taillé en pions, homo­thé­tiques et agen­çables. Non seule­ment ils réul­stent déjà d’un tra­vail, mais ils ne seront que des che­villes ouvrières tran­si­toires, peu visibles. Car leur nature n’est rien d’autre que leur fonc­tion, et seule la fan­tai­sie donne corps pro­vi­soire à ces ins­tru­ments de fic­tion.
À quoi res­semblent-ils ? Leur pre­mière carac­té­ris­tique, c’est d’être nés dans le chaos, ‘un amal­game : très hété­ro­gènes, très tas­sés. Plus que des contours lisses et fami­liers, ces agglu­ti­na­tions, sen­sibles-affec­tives-lan­ga­gières, sont des sortes de monstres. Monstres de fidé­li­té, des Objets ver­baux non iden­ti­fiés. Fidèles à la matière hété­ro­gène qui les rem­plit, fidèles à la cir­cons­tance, à l’ac­ci­dent de leur nais­sance. « Limonade, tout était si infi­ni » : on se retrouve avec des pro­fils fuyants qui attendent qu’on les élise. Ou, lors­qu’on fait entrer de brefs sou­ve­nirs d’en­fance sans les diluer dans la fausse linéa­ri­té d’un mémoire, ils cassent la porte comme des bou­lets. Ils sont à la fois com­pac­tés, ambal­lés, et refer­més sur soi, autar­ciques. Plutôt que des créac­tions, ces Objets sont des cap­tures. On les recon­naît à un choc. Si l’on s’y arrête, on pour­rait croire que l’on a affaire au réel – sin­gu­la­ri­té kid­nap­pée, mou­ve­ment gelé, métal fon­du répan­du dur­ci. Formes-conte­nus fra­giles incom­modes.
On en voit déjà les traces dans les marges des Lagarde et Michard. Pseudo-per­son­nages construits autour d’un noyau com­po­site, monstres résul­tant de la greffe de membres dépa­reillés. Charlus n’est pas tant une aber­ra­tion psy­cho­lo­gique qu’un corps cou­su de fils appa­rents, un lit­té­ral homme à clés, un fils de Frankenstein. Molloy n’est pas tant un carac­tère (« le déses­pé­ré ») que le résul­tat d’une opé­ra­tion, addic­tion ou sous­trac­tion, en tout cas muti­lante = le Molloy de Gaber + plus le Molloy de Youdi – Mollose. On peut aus­si les aper­ce­voir dans les lacunes de la glose poé­tique. Images dont la force est de conser­ver leur hété­ro­gé­néi­té, leur bizar­re­rie mné­mo­tech­nique, leur archaïsme en réduc­tion (voir la taxi­no­mie de Valère Novarina). L’Hortense de Roubaud ver­sion lit­té­rale, non encore lit­té­raire.

Les Objets peuvent aus­si bien être des trou­vailles que des lieux com­muns, aus­si bien des agglo­mé­rats inédits que des bouts sur­co­dés, aus­si bien une bizar­re­rie ou un acci­dent syn­taxique qu’une phrase morte qu’on exhume.
Cette der­nière varié­té, sans sin­gu­la­ri­té appa­rente, oblige à anti­ci­per briè­ve­ment sur les méthodes en ques­tion. Qu’est-ce qui dis­tingue un lieu com­mun trans­for­mé en Objet d’un simple pon­cif ? Un sté­réo­type vir­tuel d’un sté­réo­type épui­sé ? Un rea­dy-made de son conte­nu maté­riel ? Comme la méthode du rea­dy-made consiste à faire une chose sin­gu­lière avec un pro­duit de série tout en conju­rant le fan­tôme de l’o­ri­gine, la méthode du cut-up consiste à don­ner une seconde vie, juste en les dépla­çant, à des membres de texte déjà nécro­sés. La grande dif­fé­rence, entre le sté­réo­type lit­té­raire navrant et l’u­sage libre des sté­réo­types, réside dans la lit­té­ra­li­té – ça va sans dire. On peut croire décou­vrir des Objets non iden­ti­fiés et refor­mu­ler des pon­cifs impli­cites : on retombe alors dans ses repré­sen­ta­tions au pas­sé dépas­sé. On peut au contrait pré­le­ver des cli­chés tels quels, et les trai­ter comme des séquences de signes lit­té­rales : Objets libres.

« La méca­nique lyrique »
Revue de lit­té­ra­ture géné­rale
n° 1
P.O.L 1995
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