Producteurs méconnus, poètes de leurs affaires, inventeurs de sentiers dans les jungles de la rationalité fonctionnaliste, les consommateurs produisent quelque chose qui a la figure des « lignes d’erre » dont parle Deligny. Ils tracent des « trajectoires indéterminées », apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Ce sont phrases imprévisibles dans un lieu ordonné par les techniques organisatrices de systèmes. Bien qu’elles aient pour matériel les vocabulaires des langues reçues (celui de la télé, du journal, du supermarché ou des dispositions urbanistiques), bien qu’elles restent encadrées par des syntaxes prescrites (modes temporels des horaires, organisations paradigmatiques des lieux, etc.), ces « traverses » demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent les ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales de l’ordre établi.
De cette eau régulée en principe par les quadrillages institutionnels qu’en fait elle érode peu à peu et déplace, les statistiques ne connaissent presque rien. Il ne s’agit pas en effet d’un liquide, circulant dans les dispositifs du solide, mais de mouvements autres, utilisant les éléments du terrain. Or les statistiques se contentent de classer, calculer et mettre en tableaux ces éléments – unités « lexicales », mots publicitaires, images télévisées, produits manufacturés, lieux construits, etc. – et elles le font avec des catégories et selon des taxonomies conformes à celles de la production industrielle ou administrative.