Une crédibilité du discours est d’abord ce qui fait marcher des croyants. Elle produit des pratiquants. Faire croire, c’est faire faire. Mais par une curieuse circularité, la capacité de faire marcher – d’écrire et de machiner les corps – est précisément ce qui fait croire. Parce que la loi est déjà appliquée avec et sur des corps, « incarnée » en des pratiques physiques, elle peut s’en accréditer et faire croire qu’elle parle au nom du « réel ». Elle se rend fiable en disant : « Ce texte vous est dicté par la Réalité même ». On croit ce qu’on suppose réel, mais ce « réel » est affecté au discours par une croyance qui lui donne un corps gravé par la loi. Il faut sans cesse à la loi une « avance » de corps, un capital d’incarnation, pour qu’elle se fasse croire et pratiquer. Elle s’inscrit donc à cause de ce qui s’en est déjà inscrit : ce sont des témoins, martyrs ou exemples qui la rendent crédibles à d’autres. Elle s’impose ainsi au sujet de la loi : « Les anciens l’ont pratiqué », ou « d’autres l’ont cru et fait », ou « toi-même, tu portes déjà en ton corps ma signature ».
En d’autres termes, le discours normatif ne « marche » que si déjà il est devenu récit, un texte articulé sur du réel et parlant en son nom, c’est-à-dire une histoire historiée et historicisée, racontée par des corps. Sa mise en récit est l’acquis présupposé pour qu’il produise encore du récit en se faisant croire. Et l’outil assure précisément le passage du discours au récit par des interventions qui incarnent la loi en lui conformant des corps et lui valent ainsi le crédit d’être récitée par le réel lui-même. De l’initiation à la torture, toute orthodoxie sociale se sert d’instruments pour se donner la forme d’une histoire et produire la crédibilité attachée à un discours articulé par des corps.
Une autre dynamique complète la première et s’y imbrique, celle qui pousse les vivants à devenir des signes, à trouver dans un discours le moyen de se transformer en une unité de sens, en une identité. De cette chair opaque et dispersée, de cette vie exorbitante et trouble, passer enfin à la limpidité d’un mot, devenir un fragment de langage, un seul nom, lisible par d’autres, citable : cette passion habite l’ascète armé d’instruments combattant sa chair, ou le philosophe qui en fait autant avec le langage, « à corps perdu », comme disait Hegel. Mais n’importe qui en est le témoin, affamé d’avoir ou d’être enfin un nom, de demeurer un appelé, de se métamorphoser en un dit, au prix même de la vie. Cette intextuation du corps répond à l’incarnation de la loi ; elle la soutient, elle semble même la fonder, elle la sert en tout cas. Car la loi en joue : « Donne-moi ton corps et je te donne sens, je te fais nom et mot de mon discours ». Les deux problématique s’entretiennent, et peut-être la loi n’aurait-elle aucun pouvoir si elle ne s’appuyait pas sur l’obscur désir d’échanger de la chair contre un corps glorieux, d’être écrit, fût-ce mortellement, et d’être mué en un mot reconnu. Ici encore, à cette passion d’être un signe, seul s’oppose le cri, écart ou extase, révolte ou fugue de ce qui du corps échappe à la loi du nommé. Peut-être toute l’expérience qui n’est pas cri de jouissance ou de douleur est-elle collectée par l’institution. Toute l’expérience qui n’est pas déplacée ou défaite par cette extase est captée par « l’amour du censeur » [cf. le « prononcé de l’erreur », les thèses réfutées par Tempier], rassemblée et utilisée par le discours de la loi. Elle est canalisée et instrumentée. Elle est écrite par le système social. Aussi faudrait-il chercher du côté des cris ce qui n’est pas « refait » par l’ordre de l’outilité scripturaire.