31 12 17

Certeau, L’invention du quotidien

Une cré­di­bi­li­té du dis­cours est d’abord ce qui fait mar­cher des croyants. Elle pro­duit des pra­ti­quants. Faire croire, c’est faire faire. Mais par une curieuse cir­cu­la­ri­té, la capa­ci­té de faire mar­cher – d’écrire et de machi­ner les corps – est pré­ci­sé­ment ce qui fait croire. Parce que la loi est déjà appli­quée avec et sur des corps, « incar­née » en des pra­tiques phy­siques, elle peut s’en accré­di­ter et faire croire qu’elle parle au nom du « réel ». Elle se rend fiable en disant : « Ce texte vous est dic­té par la Réalité même ». On croit ce qu’on sup­pose réel, mais ce « réel » est affec­té au dis­cours par une croyance qui lui donne un corps gra­vé par la loi. Il faut sans cesse à la loi une « avance » de corps, un capi­tal d’incarnation, pour qu’elle se fasse croire et pra­ti­quer. Elle s’inscrit donc à cause de ce qui s’en est déjà ins­crit : ce sont des témoins, mar­tyrs ou exemples qui la rendent cré­dibles à d’autres. Elle s’impose ain­si au sujet de la loi : « Les anciens l’ont pra­ti­qué », ou « d’autres l’ont cru et fait », ou « toi-même, tu portes déjà en ton corps ma signa­ture ».

En d’autres termes, le dis­cours nor­ma­tif ne « marche » que si déjà il est deve­nu récit, un texte arti­cu­lé sur du réel et par­lant en son nom, c’est-à-dire une his­toire his­to­riée et his­to­ri­ci­sée, racon­tée par des corps. Sa mise en récit est l’acquis pré­sup­po­sé pour qu’il pro­duise encore du récit en se fai­sant croire. Et l’outil assure pré­ci­sé­ment le pas­sage du dis­cours au récit par des inter­ven­tions qui incarnent la loi en lui confor­mant des corps et lui valent ain­si le cré­dit d’être réci­tée par le réel lui-même. De l’initiation à la tor­ture, toute ortho­doxie sociale se sert d’instruments pour se don­ner la forme d’une his­toire et pro­duire la cré­di­bi­li­té atta­chée à un dis­cours arti­cu­lé par des corps.

Une autre dyna­mique com­plète la pre­mière et s’y imbrique, celle qui pousse les vivants à deve­nir des signes, à trou­ver dans un dis­cours le moyen de se trans­for­mer en une uni­té de sens, en une iden­ti­té. De cette chair opaque et dis­per­sée, de cette vie exor­bi­tante et trouble, pas­ser enfin à la lim­pi­di­té d’un mot, deve­nir un frag­ment de lan­gage, un seul nom, lisible par d’autres, citable : cette pas­sion habite l’ascète armé d’instruments com­bat­tant sa chair, ou le phi­lo­sophe qui en fait autant avec le lan­gage, « à corps per­du », comme disait Hegel. Mais n’importe qui en est le témoin, affa­mé d’avoir ou d’être enfin un nom, de demeu­rer un appe­lé, de se méta­mor­pho­ser en un dit, au prix même de la vie. Cette intex­tua­tion du corps répond à l’incarnation de la loi ; elle la sou­tient, elle semble même la fon­der, elle la sert en tout cas. Car la loi en joue : « Donne-moi ton corps et je te donne sens, je te fais nom et mot de mon dis­cours ». Les deux pro­blé­ma­tique s’entretiennent, et peut-être la loi n’aurait-elle aucun pou­voir si elle ne s’appuyait pas sur l’obscur désir d’échanger de la chair contre un corps glo­rieux, d’être écrit, fût-ce mor­tel­le­ment, et d’être mué en un mot recon­nu. Ici encore, à cette pas­sion d’être un signe, seul s’oppose le cri, écart ou extase, révolte ou fugue de ce qui du corps échappe à la loi du nom­mé. Peut-être toute l’expérience qui n’est pas cri de jouis­sance ou de dou­leur est-elle col­lec­tée par l’institution. Toute l’expérience qui n’est pas dépla­cée ou défaite par cette extase est cap­tée par « l’amour du cen­seur » [cf. le « pro­non­cé de l’erreur », les thèses réfu­tées par Tempier], ras­sem­blée et uti­li­sée par le dis­cours de la loi. Elle est cana­li­sée et ins­tru­men­tée. Elle est écrite par le sys­tème social. Aussi fau­drait-il cher­cher du côté des cris ce qui n’est pas « refait » par l’ordre de l’outilité scrip­tu­raire.

, ,
t. 1 : « « arts de faire » »
, , ,
p. 218