26 01 24

Nelson, The Argonauts

Après le repas, mon amie, celle qui a sug­gé­ré le tat­too dans tes rêves, m’invite à son bureau où elle m’offre de te goo­gler pour moi. Elle pour­ra voir si Internet révèle quel pro­nom tu pré­fères, comme je n’arrive pas à te le deman­der, et ce, mal­gré ou à cause du fait que nous pas­sions chaque moment dis­po­nible au lit et que nous par­lions déjà d’emménager ensemble. En atten­dant, je suis deve­nue une pro du contour­ne­ment des pro­noms. La clef, c’est d’entraîner son oreille à ne pas craindre d’entendre répé­ter encore et encore le pré­nom de l’autre. Il faut apprendre à s’abriter dans les culs-de-sac gram­ma­ti­caux, à assu­mer une orgie de spé­ci­fi­ci­té. Il faut apprendre à consen­tir à une ins­tance au-delà du Deux, pré­ci­sé­ment au moment où on essaie de se repré­sen­ter une vie de couple, nup­tiale, même. Les noces, c’est le contraire d’un couple. Il n’y a plus de machines binaires : ques­tion-réponse, mas­cu­lin-fémi­nin, homme-ani­mal, etc. Ça pour­rait être ça, un entre­tien, sim­ple­ment le tra­cé d’un deve­nir. (Gilles Deleuze & Claire Parnet)

Aussi expert qu’on puisse deve­nir de ce genre de conver­sa­tion, à ce jour, c’est encore qua­si impos­sible pour moi de réser­ver des billets d’avion ou de négo­cier avec le dépar­te­ment des res­sources humaines en notre nom sans éclats de honte ou de confu­sion. Ce n’est pas vrai­ment ma honte ou ma confu­sion, c’est plu­tôt comme si j’avais honte pour (ou tout sim­ple­ment que j’étais éner­vée par) la per­sonne en face de moi qui ne cesse de faire de mau­vaises pré­somp­tions et qui doit être cor­ri­gée, mais qui ne peut pas l’être parce que les mots ne suf­fisent pas.

Comment les mots peuvent-ils ne pas suf­fire ?

Malade d’amour sur le plan­cher du bureau de mon amie, je lui jette un coup d’œil alors qu’elle fait défi­ler une ava­lanche d’informations en cris­taux liquides que je ne veux pas voir. Je veux le toi que per­sonne ne peut voir, le toi si proche que la troi­sième per­sonne du sin­gu­lier ne s’applique pas. « Regarde, une cita­tion de John Waters qui dit “Elle est magni­fique.” Alors peut-être que tu devrais uti­li­ser “elle”. Je veux dire, c’est John Waters. » Ça fait des années. Toujours sur le plan­cher, je lève les yeux au ciel. Les choses peuvent avoir chan­gé.

Pour ton bud­dy movie butch, By Hook or By Crook, toi et ta cos­cé­na­riste, Silas Howard, avez déci­dé que les per­son­nages butchs s’appelleraient « il » et « lui » entre eux, mais que dans le monde exté­rieur des épi­ce­ries et des figures d’autorité, les gens les appel­le­raient « elles ». Le pro­pos n’était pas que tout devien­drait clair comme de l’eau de roche dans un monde exté­rieur édu­qué cor­rec­te­ment à uti­li­ser les pro­noms pré­fé­rés des per­son­nages. Si les gens à l’épicerie appe­laient les per­son­nages « ils », ce serait quand même une autre sorte de « il ». Les mots changent sui­vant qui les uti­lise ; on ne s’en sort pas. La solu­tion n’est pas d’introduire sim­ple­ment de nou­veaux mots (boi, cis­gen­ré, andro-fag) et puis d’entreprendre de réi­fier leur signi­fi­ca­tion (même s’il y aurait clai­re­ment là de la puis­sance et du prag­ma­tisme). Il faut éga­le­ment s’éveiller à la mul­ti­tude des usages pos­sibles, des contextes pos­sibles, des ailes avec les­quels chaque mot s’envole. Comme quand tu mur­mures : T’es qu’un trou, tu me laisses te rem­plir. Comme quand je dis mari.

After lunch, my friend who sug­ges­ted the HARD TO GET tat­too invites me to her office, where she offers to Google you on my behalf. She’s going to see if the Internet reveals a pre­fer­red pro­noun for you, since des­pite or due to the fact that we’re spen­ding eve­ry free moment in bed toge­ther and alrea­dy tal­king about moving in, I can’t bring myself to ask. Instead I’ve become a quick stu­dy in pro­noun avoi­dance. The key is trai­ning your ear not to mind hea­ring a person’s name over and over again. You must learn to take cover in gram­ma­ti­cal cul-de-sacs, relax into an orgy of spe­ci­fi­ci­ty. You must learn to tole­rate an ins­tance beyond the Two, pre­ci­se­ly at the moment of attemp­ting to represent a partnership—a nup­tial, even. Nuptials are the oppo­site of a couple. There are no lon­ger bina­ry machines : ques­tion-ans­wer, mas­cu­line-femi­nine, man-ani­mal, etc. This could be what a conver­sa­tion is—simply the out­line of a beco­ming.

Expert as one may become at such a conver­sa­tion, to this day it remains almost impos­sible for me to make an air­line reser­va­tion or nego­tiate with my human resources depart­ment on our behalf without flashes of shame or befudd­le­ment. It’s not real­ly my shame or befuddlement—it’s more like I’m asha­med for (or sim­ply pis­sed at) the per­son who keeps making all the wrong pre­sump­tions and has to be cor­rec­ted, but who can’t be cor­rec­ted because the words are not good enough.

How can the words not be good enough ?

Lovesick on the floor of my friend’s office, I squint up at her as she scrolls through an ons­laught of bright infor­ma­tion I don’t want to see. I want the you no one else can see, the you so close the third per­son never need apply. “Look, here’s a quote from John Waters, saying, ‘She’s very hand­some.’ So maybe you should use ‘she.’ I mean, it’s John Waters.” That was years ago, I roll my eyes from the floor. Things might have chan­ged.

When making your butch-bud­dy film, By Hook or By Crook, you and your cowri­ter, Silas Howard, deci­ded that the butch cha­rac­ters would call each other “he” and “him,” but in the outer world of gro­ce­ry stores and autho­ri­ty figures, people would call them “she” and “her.” The point wasn’t that if the outer world were schoo­led appro­pria­te­ly re : the cha­rac­ters’ pre­fer­red pro­nouns, eve­ry­thing would be right as rain. Because if the out­si­ders cal­led the cha­rac­ters “he,” it would be a dif­ferent kind of he. Words change depen­ding on who speaks them ; there is no cure. The ans­wer isn’t just to intro­duce new words (boi, cis­gen­de­red, andro-fag) and then set out to rei­fy their mea­nings (though obvious­ly there is power and prag­ma­tism here). One must also become alert to the mul­ti­tude of pos­sible uses, pos­sible contexts, the wings with which each word can fly. Like when you whis­per, You’re just a hole, let­ting me fill you up. Like when I say hus­band.

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trad.  Jean-Michel Théroux
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p. 12–14