27 01 24

Nelson, The Argonauts

Et main­te­nant, après avoir vécu près de toi toutes ces années, après avoir regar­dé le moteur qu’est ton esprit pro­duire un art de liber­té pure – pen­dant que je tra­vaille farou­che­ment sur ces phrases, inquiète tout du long que l’écriture ne soit au fond que les balises qui marquent la domes­ti­ca­tion de la liber­té (fidé­li­té à la pro­duc­tion de sens, à l’assertion, à l’argu­ment, même ouvert) –, je ne suis plus sûre duquel d’entre nous se sent le plus chez soi dans le monde, duquel est le plus libre.

Comment expli­quer ? L’expression « trans » peut cer­tai­ne­ment ser­vir en atten­dant, mais le récit mains­tream cor­res­pon­dant, qui croît sans cesse en popu­la­ri­té (« né dans le mau­vais corps », et donc, néces­si­té d’un pèle­ri­nage ortho­pé­dique entre deux des­ti­na­tions bien fixes), est inutile pour plu­sieurs ; même s’il est par­tiel­le­ment ou même pro­fon­dé­ment utile à d’autres. Comment expli­quer que pour cer­tains, « tran­si­tion­ner » peut vou­loir dire aban­don­ner com­plè­te­ment un genre, alors que pour d’autres – comme Harry, qui est satis­fait de s’identifier comme une butch sur le T – ça ne colle pas ? Je suis pas en che­min vers quoi que ce soit, répond par­fois Harry aux curieux. Comment expli­quer, dans une culture déses­pé­ré­ment vouée à la réso­lu­tion, que par­fois la patente reste une patente ? Je ne veux pas du genre fémi­nin qui m’a été assi­gné à la nais­sance. Pas plus que je ne veux du genre mas­cu­lin que la méde­cine trans­sexuelle me pro­met et que l’État fini­ra par m’accorder si je me com­porte comme il faut. Je n’en ai rien à faire, de tout ça. (Beatriz Preciado) Comment expli­quer que pour cer­tains, ou pour cer­tains à cer­tains moments, l’irrésolution est cor­recte – dési­rable, même (exemple, pour les « hackers du genre ») – alors que pour d’autres, ou pour d’autres à cer­tains moments, ça demeure une source de conflit ou de peine ? Comment peut-on pas­ser par-des­sus le fait que la meilleure façon de com­prendre com­ment les gens se sentent à pro­pos de leur genre ou de leur sexua­li­té – ou de tout le reste, en fait – est d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’essayer de les trai­ter en consé­quence, sans confondre leur vision de la réa­li­té et la sienne propre ?

La pré­ten­tion de tout ça. D’un côté, le besoin aris­to­té­li­cien, presque évo­lu­tion­niste, de tout pla­cer dans des caté­go­ries – pré­da­teur, déclin, comes­tible – et de l’autre, le besoin de rendre hom­mage au tran­si­tif, à la fuite, à la grande soupe de l’être dans laquelle on vit concrè­te­ment. Devenir, voi­là com­ment Deleuze et Guattari ont appe­lé cette fuite : deve­nir-ani­mal, deve­nir-femme, deve­nir-molé­cule. Un deve­nir au sein duquel on ne devient jamais, un deve­nir dont la règle n’est ni l’évolution ni l’asymptote mais un cer­tain tour, une cer­taine spi­rale, me rendre en moi / me rendre à / moi-même / enfin / me rendre hors de la / cage blanche, me rendre hors de la / cage de la femme / me rendre enfin. (Lucille Clifton)

And now, after living beside you all these years, and wat­ching your wheel of a mind bring forth an art of pure wildness—as I labor grim­ly on these sen­tences, won­de­ring all the while if prose is but the gra­ves­tone mar­king the for­sa­king of wild­ness (fide­li­ty to sense-making, to asser­tion, to argu­ment, howe­ver loose)—I’m no lon­ger sure which of us is more at home in the world, which of us more free.

How to explain—“trans” may work well enough as shor­thand, but the qui­ck­ly deve­lo­ping mains­tream nar­ra­tive it evokes (“born in the wrong body,” neces­si­ta­ting an ortho­pe­dic pil­gri­mage bet­ween two fixed des­ti­na­tions) is use­less for some—but par­tial­ly, or even pro­found­ly, use­ful for others ? That for some, “tran­si­tio­ning” may mean lea­ving one gen­der enti­re­ly behind, while for others—like Harry, who is hap­py to iden­ti­fy as a butch on T—it doesn’t ? I’m not on my way anyw­here, Harry some­times tells inqui­rers. How to explain, in a culture fran­tic for reso­lu­tion, that some­times the shit stays mes­sy ? I do not want the female gen­der that has been assi­gned to me at birth. Neither do I want the male gen­der that trans­sexual medi­cine can fur­nish and that the state will award me if I behave in the right way. I don’t want any of it. (Preciado) How to explain that for some, or for some at some times, this irre­so­lu­tion is OK—desirable, even (e.g., “gen­der hackers”)—whereas for others, or for others at some times, it stays a source of conflict or grief ? How does one get across the fact that the best way to find out how people feel about their gen­der or their sexuality—or any­thing else, really—is to lis­ten to what they tell you, and to try to treat them accor­din­gly, without shel­la­cking over their ver­sion of rea­li­ty with yours ?

The pre­sump­tuous­ness of it all. On the one hand, the Aristotelian, per­haps evo­lu­tio­na­ry need to put eve­ry­thing into cate­go­ries—pre­da­tor, twi­light, edible—on the other, the need to pay homage to the tran­si­tive, the flight, the great soup of being in which we actual­ly live. Becoming, Deleuze and Guattari cal­led this flight : beco­ming-ani­mal, beco­ming-woman, beco­ming-mole­cu­lar. A beco­ming in which one never becomes, a beco­ming whose rule is nei­ther evo­lu­tion nor asymp­tote but a cer­tain tur­ning, a cer­tain tur­ning inward, tur­ning into my own / tur­ning on in / to my own self / at last / tur­ning out of the / white cage, tur­ning out of the / lady cage / tur­ning at last. (Lucille Clifton)

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trad.  Jean-Michel Théroux
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p. 78–80