Et maintenant, après avoir vécu près de toi toutes ces années, après avoir regardé le moteur qu’est ton esprit produire un art de liberté pure – pendant que je travaille farouchement sur ces phrases, inquiète tout du long que l’écriture ne soit au fond que les balises qui marquent la domestication de la liberté (fidélité à la production de sens, à l’assertion, à l’argument, même ouvert) –, je ne suis plus sûre duquel d’entre nous se sent le plus chez soi dans le monde, duquel est le plus libre.
Comment expliquer ? L’expression « trans » peut certainement servir en attendant, mais le récit mainstream correspondant, qui croît sans cesse en popularité (« né dans le mauvais corps », et donc, nécessité d’un pèlerinage orthopédique entre deux destinations bien fixes), est inutile pour plusieurs ; même s’il est partiellement ou même profondément utile à d’autres. Comment expliquer que pour certains, « transitionner » peut vouloir dire abandonner complètement un genre, alors que pour d’autres – comme Harry, qui est satisfait de s’identifier comme une butch sur le T – ça ne colle pas ? Je suis pas en chemin vers quoi que ce soit, répond parfois Harry aux curieux. Comment expliquer, dans une culture désespérément vouée à la résolution, que parfois la patente reste une patente ? Je ne veux pas du genre féminin qui m’a été assigné à la naissance. Pas plus que je ne veux du genre masculin que la médecine transsexuelle me promet et que l’État finira par m’accorder si je me comporte comme il faut. Je n’en ai rien à faire, de tout ça. (Beatriz Preciado) Comment expliquer que pour certains, ou pour certains à certains moments, l’irrésolution est correcte – désirable, même (exemple, pour les « hackers du genre ») – alors que pour d’autres, ou pour d’autres à certains moments, ça demeure une source de conflit ou de peine ? Comment peut-on passer par-dessus le fait que la meilleure façon de comprendre comment les gens se sentent à propos de leur genre ou de leur sexualité – ou de tout le reste, en fait – est d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’essayer de les traiter en conséquence, sans confondre leur vision de la réalité et la sienne propre ?
La prétention de tout ça. D’un côté, le besoin aristotélicien, presque évolutionniste, de tout placer dans des catégories – prédateur, déclin, comestible – et de l’autre, le besoin de rendre hommage au transitif, à la fuite, à la grande soupe de l’être dans laquelle on vit concrètement. Devenir, voilà comment Deleuze et Guattari ont appelé cette fuite : devenir-animal, devenir-femme, devenir-molécule. Un devenir au sein duquel on ne devient jamais, un devenir dont la règle n’est ni l’évolution ni l’asymptote mais un certain tour, une certaine spirale, me rendre en moi / me rendre à / moi-même / enfin / me rendre hors de la / cage blanche, me rendre hors de la / cage de la femme / me rendre enfin. (Lucille Clifton)
And now, after living beside you all these years, and watching your wheel of a mind bring forth an art of pure wildness—as I labor grimly on these sentences, wondering all the while if prose is but the gravestone marking the forsaking of wildness (fidelity to sense-making, to assertion, to argument, however loose)—I’m no longer sure which of us is more at home in the world, which of us more free.
How to explain—“trans” may work well enough as shorthand, but the quickly developing mainstream narrative it evokes (“born in the wrong body,” necessitating an orthopedic pilgrimage between two fixed destinations) is useless for some—but partially, or even profoundly, useful for others ? That for some, “transitioning” may mean leaving one gender entirely behind, while for others—like Harry, who is happy to identify as a butch on T—it doesn’t ? I’m not on my way anywhere, Harry sometimes tells inquirers. How to explain, in a culture frantic for resolution, that sometimes the shit stays messy ? I do not want the female gender that has been assigned to me at birth. Neither do I want the male gender that transsexual medicine can furnish and that the state will award me if I behave in the right way. I don’t want any of it. (Preciado) How to explain that for some, or for some at some times, this irresolution is OK—desirable, even (e.g., “gender hackers”)—whereas for others, or for others at some times, it stays a source of conflict or grief ? How does one get across the fact that the best way to find out how people feel about their gender or their sexuality—or anything else, really—is to listen to what they tell you, and to try to treat them accordingly, without shellacking over their version of reality with yours ?
The presumptuousness of it all. On the one hand, the Aristotelian, perhaps evolutionary need to put everything into categories—predator, twilight, edible—on the other, the need to pay homage to the transitive, the flight, the great soup of being in which we actually live. Becoming, Deleuze and Guattari called this flight : becoming-animal, becoming-woman, becoming-molecular. A becoming in which one never becomes, a becoming whose rule is neither evolution nor asymptote but a certain turning, a certain turning inward, turning into my own / turning on in / to my own self / at last / turning out of the / white cage, turning out of the / lady cage / turning at last. (Lucille Clifton)