« Tout », dans la pensée indigène telle que je l’imagine, ne désigne pas une totalité actuelle. Il n’y a pas de collection finie, fermée et énumérable de sujets, à côté d’une autre, également finie et énumérable, de non-sujets, comme deux classes mutuellement exclusives et exhaustives, constitutives d’un « tout » comme horizon ontologique. Il ne s’agit pas d’un système de la nature, d’une taxinomie ou d’une classification fixe figurant dans des listes officielles. Le perspectivisme amérindien n’est pas une sorte de typologie ; ce n’est pas une « forme primitive de classification ». Tout dans la pensée indigène peut être sujet ; mais il est impossible de savoir si tout (dans le sens : tout et n’importe quel existant) est sujet. En réalité, cela n’a aucun sens de se demander si tout est sujet, ou combien d’existants sont sujets, etc. Car il s’agit plus d’une virtualité que d’une actualité. Tout (à noter qu’il ne s’agit pas du même « type » de « tout » dont je parlais jusqu’à présent) est ici éminemment contingent : quels rêves rêvés par quelles personnes, quelles visions éprouvées par quels chamanes, quels mythes racontés par quels anciens sont évoqués par quelle communauté indigène particulière à tel moment donné. Tout peut être sujet ; mais seul compte ce qui intéresse et a intéressé historiquement (micro-historiquement) un collectif indigène spécifique.
Les peuples du Haut-Xingu affirment qu’il y a des marmites-esprits qui sont des personnes ; que les marmites-esprits remontent à des temps mythiques ; que les chamanes d’aujourd’hui peuvent interagir avec de telles marmites-personnes sous certaines conditions ; et que ces marmites-là peuvent provoquer des maladies chez les êtres humains. Les Araweté avec qui j’ai vécu, et qui habitent loin du Haut-Xingu, trouveraient quelque peu absurde une telle idée. Comment une marmite peut-elle être une personne ?! Mais si un chaman araweté avait rêvé qu’il parlait avec un pichet de bière de maïs, et que ce dernier lui avait répondu… je suis presque sûr que les pichets, pour une période (de manière contingente) plus ou moins longue, seraient évoqués dans les spéculations sur les esprits susceptibles d’être la cause de tel ou tel événement marquant. Le contexte et l’expérience personnelle (singulière ou collective) sont décisifs ici. Toute pensée n’est pas scolastique. Et celle des peuples indigènes l’est rarement.