21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

« Tout », dans la pen­sée indi­gène telle que je l’imagine, ne désigne pas une tota­li­té actuelle. Il n’y a pas de col­lec­tion finie, fer­mée et énu­mé­rable de sujets, à côté d’une autre, éga­le­ment finie et énu­mé­rable, de non-sujets, comme deux classes mutuel­le­ment exclu­sives et exhaus­tives, consti­tu­tives d’un « tout » comme hori­zon onto­lo­gique. Il ne s’agit pas d’un sys­tème de la nature, d’une taxi­no­mie ou d’une clas­si­fi­ca­tion fixe figu­rant dans des listes offi­cielles. Le pers­pec­ti­visme amé­rin­dien n’est pas une sorte de typo­lo­gie  ; ce n’est pas une « forme pri­mi­tive de clas­si­fi­ca­tion ». Tout dans la pen­sée indi­gène peut être sujet ; mais il est impos­sible de savoir si tout (dans le sens : tout et n’importe quel exis­tant) est sujet. En réa­li­té, cela n’a aucun sens de se deman­der si tout est sujet, ou com­bien d’existants sont sujets, etc. Car il s’agit plus d’une vir­tua­li­té que d’une actua­li­té. Tout (à noter qu’il ne s’agit pas du même « type » de « tout » dont je par­lais jusqu’à pré­sent) est ici émi­nem­ment contin­gent : quels rêves rêvés par quelles per­sonnes, quelles visions éprou­vées par quels cha­manes, quels mythes racon­tés par quels anciens sont évo­qués par quelle com­mu­nau­té indi­gène par­ti­cu­lière à tel moment don­né. Tout peut être sujet ; mais seul compte ce qui inté­resse et a inté­res­sé his­to­ri­que­ment (micro-his­to­ri­que­ment) un col­lec­tif indi­gène spé­ci­fique.

Les peuples du Haut-Xingu affirment qu’il y a des mar­mites-esprits qui sont des per­sonnes ; que les mar­mites-esprits remontent à des temps mythiques ; que les cha­manes d’aujourd’hui peuvent inter­agir avec de telles mar­mites-per­sonnes sous cer­taines condi­tions ; et que ces mar­mites-là peuvent pro­vo­quer des mala­dies chez les êtres humains. Les Araweté avec qui j’ai vécu, et qui habitent loin du Haut-Xingu, trou­ve­raient quelque peu absurde une telle idée. Comment une mar­mite peut-elle être une per­sonne ?! Mais si un cha­man ara­we­té avait rêvé qu’il par­lait avec un pichet de bière de maïs, et que ce der­nier lui avait répon­du… je suis presque sûr que les pichets, pour une période (de manière contin­gente) plus ou moins longue, seraient évo­qués dans les spé­cu­la­tions sur les esprits sus­cep­tibles d’être la cause de tel ou tel évé­ne­ment mar­quant. Le contexte et l’expérience per­son­nelle (sin­gu­lière ou col­lec­tive) sont déci­sifs ici. Toute pen­sée n’est pas sco­las­tique. Et celle des peuples indi­gènes l’est rare­ment.