18 06 17

Nietzsche, Par delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir

De quoi s’occupe en somme toute la phi­lo­so­phie moderne ? Depuis Descartes — et cela plu­tôt par défi contre lui qu’en s’appuyant sur ses affirma­tions — tous les phi­lo­sophes com­mettent un atten­tat contre le vieux concept de l’âme, sous l’appa­rence d’une cri­tique de la concep­tion du sujet et de l’attribut, c’est-à-dire un atten­tat contre le pos­tulat de la doc­trine chré­tienne. La phi­lo­so­phie moderne, en tant que théo­rie scep­tique de la con­naissance, est, soit d’une façon ouverte, soit d’une façon occulte, net­te­ment anti-chré­tienne, bien que, soit dit pour des oreilles plus sub­tiles, nul­le­ment anti-reli­gieuse. Jadis, on croyait à l’ « âme », comme on croyait à la gram­maire et au sujet gram­ma­ti­cal. On disait : « Je », condi­tion, — « pense » attri­but, condi­tion­né. Penser est une acti­vi­té, à laquelle il faut sup­po­ser un sujet comme cause. On ten­ta alors, avec une âpre­té et une ruse admi­rables, de sor­tir de ce réseau ; on se deman­da si ce n’était pas peut-être le contraire qui était vrai : « pense » condi­tion, « je » condi­tionné. « Je » ne serait donc qu’une syn­thèse créée par la pen­sée même. Au fond, Kant vou­lait démon­trer qu’en par­tant du sujet le sujet ne pou­vait être démon­tré, et l’objet non plus. La pos­si­bi­li­té d’une exis­tence appa­rente du sujet uni­ver­sel, donc de l’ « âme », ne parais­sait pas lui avoir tou­jours été étran­gère, cette pen­sée qui, comme phi­lo­so­phie des Vedanta, a déjà eu sur la terre une puis­sance for­mi­dable.

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Par delà le bien et le mal. Prélude d’une phi­lo­so­phie de l’avenir [Jenseits von Gut und Böse. Vorspiel einer Philosophie der Zukunft (1886)]
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trad.  Henri Albert
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