18 06 17

La conva­les­cence est le signal d’une nou­velle offen­sive du « corps » — du corps repen­sé — contre le « moi Nietzsche qui pense » : ain­si se pré­pare une nou­velle rechute : pour Nietzsche, jusqu’à la rechute finale, ces rechutes à chaque fois s’annoncent par une nou­velle inves­ti­ga­tion et un nou­vel inves­tis­se­ment du monde impul­sion­nel, et à chaque fois la mala­die en est le prix de plus en plus éle­vé. A chaque fois, le corps se libère un peu plus de son propre sup­pôt, et ce sup­pôt à chaque fois s’affaiblit davan­tage : donc le cer­veau voit de plus en plus se rap­pro­cher les fron­tières qui le séparent des forces soma­tiques, à mesure que le réveil du moi dans le cer­veau s’effectue plus len­te­ment : mais quand il s’effectue, ce sont les forces qui, nom­breuses, s’emparent du méca­nisme fonc­tion­nel : le moi se décom­pose dans une luci­di­té plus grande et plus brève : l’équilibre des fonc­tions se ren­verse : le moi som­meille dans les paroles, dans la fixi­té des signes : les forces veillent d’autant plus qu’elles se taisent davan­tage : la mémoire se détache enfin du moi céré­bral, mémoire qui ne se désigne plus que selon ses motifs les plus éloi­gnés.
[…] Restituer la pen­sée aux forces « cor­po­rantes » (aux impul­sions) reve­nait à expro­prier le sup­pôt, le moi : c’est pour­tant grâce à son cer­veau que Nietzsche effec­tue cette res­ti­tu­tion et cette expro­pria­tion : il exerce ain­si sa luci­di­té à péné­trer les ténèbres : mais com­ment res­ter lucide si l’on détruit le foyer de la luci­di­té, soit le moi ? Que sera cette conscience sans sup­pôt ? Comment sub­sis­te­ra la mémoire si elle doit se rame­ner à toutes choses qui ne sont plus le moi : se sou­ve­nir sans plus être un tel qui se sou­vient de tout sauf de lui-même ?

Nietzsche et le cercle vicieux
Mercure de France 1969
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