Le propre de l’enregistrement œdipien, c’est d’introduire un usage exclusif, limitatif, négatif, de la synthèse disjonctive. Nous sommes tant formés par Œdipe que nous avons peine à imaginer un autre usage ; et même les trois névroses familiales n’en sortent pas, bien qu’elles souffrent de ne plus pouvoir l’appliquer. Nous avons vu s’exercer partout dans la psychanalyse, chez Freud, ce goût des disjonctions exclusives. Il apparaît toutefois que la schizophrénie nous donne une singulière leçon extra-œdipienne, et nous révèle une force inconnue de la synthèse disjonctive, un usage immanent qui ne serait plus exclusif ni limitatif, mais pleinement affirmatif, illimitatif, inclusif. Une disjonction qui reste disjonctive, et qui pourtant affirme les termes disjoints, les affirme à travers toute leur distance, sans limiter l’un par l’autre ni exclure l’autre de l’un, c’est peut-être le plus haut paradoxe. « Soit… soit », au lieu de « ou bien ». Le schizophrène n’est pas homme et femme.
[…]
Il est enfant ou parent, non pas l’un et l’autre, mais l’un au bout de l’autre comme les deux bouts d’un bâton dans un espace indécomposable. Tel est le sens des disjonctions où Beckett inscrit ses personnages et les événements qui leur arrivent : tout se divise, mais en soi-même. Même les distances sont positives, en même temps que les disjonctions incluses. Ce serait méconnaître entièrement cet ordre de pensée que de faire comme si le schizophrène substituait aux disjonctions de vagues synthèses d’identification des contradictoires, comme le dernier des philosophes hégeliens. Il ne substitue pas des synthèses de contradictoires aux synthèses disjonctives, mais, à l’usage exclusif et limitatif de la synthèse disjonctive, il substitue un usage affirmatif. Il est et reste dans la disjonction : il ne supprime pas la disjonction en identifiant les contradictoires par approfondissement, il l’affirme au contraire par survol d’une distance indivisible. Il n’est pas simplement bisexué, ni entre les deux, ni intersexué, mais trans-sexué. Il est trans-vimort, trans-parenfant. Il n’identifie pas deux contraires au même, mais affirme leur distance comme ce qui les rapporte l’un à l’autre en tant que différents. Il ne se ferme pas sur des contradictoires, il s’ouvre au contraire, et, tel un sac gonflé de spores, les lâche comme autant de singularités qu’il enfermait indûment, dont il prétendait exclure les unes, retenir les autres, mais qui deviennent maintenant des points-signes, tous affirmés par leur nouvelle distance. Inclusive, la disjonction ne se ferme pas sur ses termes, elle est au contraire illimitative. « Alors je n’étais plus cette boite fermée à laquelle je devais de m’être si bien conservé, mais une cloison s’abattait », qui libère un espace où Molloy et Moran ne désignent plus des personnes, mais des singularités accourues de toutes parts, agents de production évanescents. C’est la disjonction libre ; les positions différentielles subsistent parfaitement, elles prennent même une libre valeur, mais elles sont toutes occupées par un sujet sans visage et trans-positionnel. Schreber est homme et femme, parent et enfant, mort et vivant : c’est-à-dire il est partout où il y a une singularité, dans toutes les séries et dans tous les rameaux marqués d’un point singulier, parce qu’il est lui-même cette distance qui le transforme en femme, au bout de laquelle il est déjà mère d’une humanité nouvelle et peut enfin mourir.
06 07 17