La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques, poétiser le Witz, remplir et saturer les formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture, et les animer des pulsations de l’humour. Elle embrasse tout ce qui est poétique, depuis le plus grand système de l’art qui en contient à son tour plusieurs autres, jusqu’au soupir, au baiser que l’enfant poète exhale dans un chant sans art. Elle peut se perdre dans ce qu’elle présente au point de donner à croire que son unique affaire est de caractériser des individualités poétiques de toutes sortes ; et pourtant il n’y a encore aucune forme capable d’exprimer sans reste l’esprit de l’auteur : si bien que maint artiste, qui ne voulait qu’écrire un roman, s’est par hasard présenté lui-même. Elle seule, pareille à l’épopée, peut devenir miroir du monde environnant, image de l’époque. Et cependant c’est elle aussi qui, libre de tout intérêt réel ou idéal, peut le mieux flotter entre le présenté et le présentant, sur les ailes de la réflexion poétique, porter sans cesse cette réflexion à une plus haute puissance, et la multiplier comme dans une série infinie de miroirs. Elle est capable de la suprême et de la plus universelle formation ; non seulement du dedans vers l’extérieur, mais aussi du dehors vers l’intérieur ; pour chaque totalité que ses produits doivent former, elle adopte une organisation semblable des parties, et se voit ainsi ouverte la perspective d’une classicité appelée à croître sans limites. La poésie romantique est parmi les arts ce que le Witz est à la philosophie, ce que la société, les relations, l’amitié et l’amour sont dans la vie. D’autres genres poétiques [Dichtart] sont achevés, et peuvent à présent être entièrement disséqués. Le genre poétique [Dichtart] romantique est encore en devenir ; et c’est son essence propre de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir. Aucune théorie ne peut l’épuiser, et seule une critique divinatoire pourrait se risquer à caractériser son idéal. Elle seule est infinie, comme elle seule est libre, et elle reconnaît pour première loi que l’arbitraire du poète ne souffre aucune loi qui le domine. Le genre poétique [Dichtart] romantique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en quelque sorte l’art même de la poésie [Dichtkunst] : car en un certain sens toute poésie est ou doit être romantique.
14 09 17
Schlegel, Athenaeum
, ,
trad.
Philippe Lacoue-Labarthe trad.
Jean-Luc Nancy
,
p. 112
, (in L’absolu littéraire, Seuil, 1978)