14 09 17

Schlegel, Athenaeum

La poé­sie roman­tique est une poé­sie uni­ver­selle pro­gres­sive. Elle n’est pas seule­ment des­ti­née à réunir tous les genres sépa­rés de la poé­sie et à faire se tou­cher poé­sie, phi­lo­so­phie et rhé­to­rique. Elle veut et doit aus­si tan­tôt mêler et tan­tôt fondre ensemble poé­sie et prose, génia­li­té et cri­tique, poé­sie d’art et poé­sie natu­relle, rendre la poé­sie vivante et sociale, la socié­té et la vie poé­tiques, poé­ti­ser le Witz, rem­plir et satu­rer les formes de l’art de toute espèce de sub­stances natives de culture, et les ani­mer des pul­sa­tions de l’hu­mour. Elle embrasse tout ce qui est poé­tique, depuis le plus grand sys­tème de l’art qui en contient à son tour plu­sieurs autres, jus­qu’au sou­pir, au bai­ser que l’en­fant poète exhale dans un chant sans art. Elle peut se perdre dans ce qu’elle pré­sente au point de don­ner à croire que son unique affaire est de carac­té­ri­ser des indi­vi­dua­li­tés poé­tiques de toutes sortes ; et pour­tant il n’y a encore aucune forme capable d’ex­pri­mer sans reste l’es­prit de l’au­teur : si bien que maint artiste, qui ne vou­lait qu’é­crire un roman, s’est par hasard pré­sen­té lui-même. Elle seule, pareille à l’é­po­pée, peut deve­nir miroir du monde envi­ron­nant, image de l’é­poque. Et cepen­dant c’est elle aus­si qui, libre de tout inté­rêt réel ou idéal, peut le mieux flot­ter entre le pré­sen­té et le pré­sen­tant, sur les ailes de la réflexion poé­tique, por­ter sans cesse cette réflexion à une plus haute puis­sance, et la mul­ti­plier comme dans une série infi­nie de miroirs. Elle est capable de la suprême et de la plus uni­ver­selle for­ma­tion ; non seule­ment du dedans vers l’ex­té­rieur, mais aus­si du dehors vers l’in­té­rieur ; pour chaque tota­li­té que ses pro­duits doivent for­mer, elle adopte une orga­ni­sa­tion sem­blable des par­ties, et se voit ain­si ouverte la pers­pec­tive d’une clas­si­ci­té appe­lée à croître sans limites. La poé­sie roman­tique est par­mi les arts ce que le Witz est à la phi­lo­so­phie, ce que la socié­té, les rela­tions, l’a­mi­tié et l’a­mour sont dans la vie. D’autres genres poé­tiques [Dichtart] sont ache­vés, et peuvent à pré­sent être entiè­re­ment dis­sé­qués. Le genre poé­tique [Dichtart] roman­tique est encore en deve­nir ; et c’est son essence propre de ne pou­voir qu’é­ter­nel­le­ment deve­nir, et jamais s’ac­com­plir. Aucune théo­rie ne peut l’é­pui­ser, et seule une cri­tique divi­na­toire pour­rait se ris­quer à carac­té­ri­ser son idéal. Elle seule est infi­nie, comme elle seule est libre, et elle recon­naît pour pre­mière loi que l’ar­bi­traire du poète ne souffre aucune loi qui le domine. Le genre poé­tique [Dichtart] roman­tique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en quelque sorte l’art même de la poé­sie [Dichtkunst] : car en un cer­tain sens toute poé­sie est ou doit être roman­tique.

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« Fragment 116 » Athenaeum [1798]
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trad.  Philippe Lacoue-Labarthe trad.  Jean-Luc Nancy
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p. 112
, (in L’absolu lit­té­raire, Seuil, 1978)