01 10 18

Sanchez, La rationalité des croyances magiques

Toute l’a­na­lyse de Cassirer répond au pro­jet de défi­nir le cadre struc­tu­rant dans lequel évo­lue la magie. Conformément à un geste typi­que­ment kan­tien, Cassirer se détourne dans un pre­mier­temps du conte­nu de la croyance pour diri­ger son regard vers sa forme. Selon Cassirer, il convient d’a­bord de décou­vrir le ter­rain sur lequel la magie déploie ses opé­ra­tions, de pré­ci­ser les fon­de­ments de la croyance,avant de s’é­ver­tuer à faire l’in­ven­taire eth­no­gra­phique du phé­no­mène. L’hypothèse fon­da­men­tale de Cassirer repose sur l’af­fir­ma­tion d’u­ne­re­la­tion étroite entre la magie et la pen­sée mythique. Plus exac­te­ment, la magie n’est qu’un sous-ensemble de la pen­sée mythique, c’est-à-dire une par­tie de l’une des dimen­sions les plus essen­tielles de l’es­prit humain, au même titre que la connais­sance, le lan­gage ou l’art.
Le mythe, etde manière cor­ré­la­tive la magie, appa­raissent pour Cassirer prin­ci­pa­le­ment comme des formes de pen­sée. Ence sens, une ana­ly­tique du mythe doit cir­cons­crire en pre­mier lieu les ques­tions à par­tir des­quelles l’in­tel­li­gi­bi­li­té des croyances devient pos­sible. Ces ques­tions sont mul­tiples, mais ont la même allure. Quelle est la nature de la rela­tion entre un objet et un sujet au sein de cette pen­sée ? Comment s’a­gencent les fonc­tionsde per­cep­tion, d’i­ma­gi­na­tion et de syn­thèse qui per­mettent à cette pen­sée de pro­duire des repré­sen­ta­tions sur un objet ? Quelles sont enfin les caté­go­ries par­ti­cu­lières propres à la pen­sée mythique ? En tant qu epen­sée, le mythe a une visée objec­tive. Il est ten­du par la néces­si­té de dési­gner un objet comme étant réel. Le mythe n’ap­par­tient pas au domaine de l’i­ma­gi­na­tion, mais à celui de l’ac­tion. Cette dimen­sion de la pen­sée mythique est pré­ci­sé­ment incar­née par la magie. Pour Cassirer, la magie ne se résume pas à un besoin de croire à l’ef­fi­ca­ci­té d’un sor­ti­lège. Elle cherche avant tout à pos­sé­der une chose au moyen notam­ment de la connais­sance de son nom. La magie est une forme d’ac­tion, mai­selle n’est pas pour autant une tech­nique à fina­li­té uti­li­taire. Elle agit sur le monde parce qu’elle est d’a­bord et vant toute chose une forme de pen­sée, pré­cise le phi­lo­sophe. Pour agir, il est néces­saire, à l’é­vi­dence, de se for­ger une repré­sen­ta­tion de la réa­li­té. Le mythe et la magie construisent une image du réel à par­tir de caté­go­ries struc­tu­rantes. Ces caté­go­ries n’ont pas pour objec­tif de dis­sé­quer des objets, mais de les fusion­ner et de les rendre indis­tincts : « Même là où l’in­tui­tion empi­rique des sens semble nous don­ner les choses pour ain­si dire elles-mêmes sépa­rées et dis­tinctes, le mythe sub­sti­tue à cette exté­rio­ri­té et cette jux­ta­po­si­tion des choses une forme carac­té­ris­tique d’im­bri­ca­tion. Le tout et ses par­ties sont inti­me­ment entre­la­cés et pour ain­si dire atta­chés l’un à l’autre par le des­tin. »
Reprenant impli­ci­te­ment la dis­tinc­tion kan­tienne entre pen­sée et connais­sance, Cassirer montre que le mythe ne pro­cède pas par construc­tion de concepts. Le mythe filtre les pro­prié­tés du par­ti­cu­lier en les éle­vant au rang de prin­cipes uni­ver­sels d’ex­pli­ca­tion de la réa­li­té. L’universel est par là même immé­dia­te­ment pré­sent dans le par­ti­cu­lier. La pen­sée mythique est par­ve­nue à for­ger une caté­go­rie hybride que l’on pour­rait dési­gner sous le terme de « par­ti­cu­lier uni­ver­sel ». Plus exac­te­ment, le par­ti­cu­lier et l’u­ni­ver­sel ne sont pas deux caté­go­ries dis­tinctes au sein de la pen­sée mythique, l’é­vé­ne­ment sin­gu­lier ayant d’emblée une signi­fi­ca­tion qui le relie à un réseau de sym­boles. En ce sens, la pen­sée mythique n’é­la­bore pasun objet en cher­chant à le déter­mi­ner selon des règles de consti­tu­tion de l’ob­jec­ti­vi­té, elle se laisse enva­hir et pos­sé­der par la pré­sence imma­nente d’une chose à carac­tère sacré ou mythique : « Cette pen­sée n’est pas pous­sée par la volon­té de com­prendre l’ob­jet, au sens de l’embrasser par la pen­sée et de l’in­cor­po­rer à un com­plexe de causes et de consé­quences : elle est sim­ple­ment prise par lui. »