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Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b… ; sou­vent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres opé­ra­tions heb­do­ma­daires à la Bourse. Il pre­nait ses repas dans un petit res­tau­rant de la rue Vivienne. Là, il man­geait comme on se purge, avec le même entrain. Parfois, il s’ac­cor­dait ailleurs un repas fin et lent.

M. Teste avait peut-être qua­rante ans. Sa parole était extra­or­di­nai­re­ment rapide, et sa voix sourde. Tout s’ef­fa­çait en lui, les yeux, les mains. Il avait pour­tant les épaules mili­taires, et le pas d’une régu­la­ri­té qui éton­nait. Quand il par­lait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marion­nette. Il ne sou­riait pas, ne disait ni bon­jour ni bon­soir ; il sem­blait ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »

[…]

À force d’y pen­ser, j’ai fini par croire que M. Teste était arri­vé à décou­vrir des lois de l’es­prit que nous igno­rons. Sûrement, il avait dû consa­crer des années à cette recherche : plus sûre­ment, des années encore, et beau­coup d’autres années avaient été dis­po­sées pour mûrir ses inven­tions et pour en faire des ins­tincts. Trouver n’est rien. Le dif­fi­cile est de s’a­jou­ter ce qu’on trouve.

Monsieur Teste [1896]
Gallimard 1946
p. 18–19