Ça va faire mal : ça ne fait jamais pas mal. Ça viendra forcer nos poitrines et ça entrera par ici. Il y a des jours, ça fera mal et ce sera le sort ; d’autres jours, ça passera par aucun agent spécifique ; et, des fois, c’est quelqu’un qui en sera la cause. Par exemple quelqu’un trébuche, renverse sur nous tout le mal qu’il avait dans les bras. On se regarde effarés. Il y a du mal partout, sur tout le monde, et tout le monde a les yeux pleins de larmes.
Quelqu’un nous jettera un regard ou plusieurs et décidera qu’on a mérité que ça fasse mal. À notre tour on lui jettera un regard, comme on balance une question ou comme on jette un sort. On dira : Est-ce que ce sont mes mots, ou leur agencement, qui t’amènent à vouloir pour moi ce qui fait mal ? Ou est-ce que c’est mon corps ? Est-ce que tu veux te venger de la façon dont mes yeux s’allument, dont mon corps se tend quand les rayons du soleil l’atteignent sous un certain angle ? Comment oses-tu ! et Qu’est-ce que tu croyais ?!
Des fois, ceux qui nous causent du mal tenteront de se justifier, et qu’ils le fassent ou non ce seront leurs méthodes pour causer davantage de mal.
Ça va faire mal. Ça soustraira les heures du jour ou ça les rallongera. Ça tirera de nous six cent quatorze mille larmes. Ça confisquera toutes nos perceptions ; on ne verra plus la lune dans le ciel et cette pomme rouge-jaune qu’autrement on aurait croquée ; et alors même nos rêves, si on a la chance d’en avoir, rejoindront ce qui fait mal comme si ce qui fait mal avait posé des rails qui mènent tous les trains vers son centre sans que jamais aucun l’atteigne.
Quand nos amours nous parleront, on ne les entendra pas parce qu’à la place on entendra le son introduit en nous par ce qui fait mal, et qui d’abord ressemble au geignement d’une alarme déclenchée par erreur, avant de se faire fracas de nos propres oreilles percutant ce qui fait mal, ou l’inverse, et bientôt plus aucun autre son ne subsiste, bientôt s’efface le souvenir qu’il a existé d’autres sons.
Ce qui fait mal fait toujours plus mal, se diffuse, enfle, prolifère, en vient à obstruer ce qui est vrai et juste, nécessaire et urgent. Les raisons de vivre, raisons pour lesquelles on veut bien risquer de se faire mal, commencent à devenir troubles. On est de plus en plus seul⋅e avec ce qui fait mal et ça le fait toujours plus, mal, toujours plus mal, plus mal, et à un moment il n’y a plus que ce qui fait mal, sauf qu’il y a aussi le mal qui découle de ce qui fait mal. Quand se trouble ce qui est vrai et juste, urgent et nécessaire, il n’est plus possible d’agir au nom du vrai et du juste, et même quand brillent encore quelques rares éclats de vrai et de juste, ce qui fait mal s’est tant diffusé qu’agir est engourdi.
Il est sans doute préférable de s’autoriser à ressentir le mal de ce qui fait mal plutôt qu’autre chose, et on pourrait imaginer une encyclopédie – l’encyclopédie de ce qui n’a pas été écrit mais mérite d’être su – dont l’entrée « Le Mal » instruise du mal qui est fait plutôt que de l’Autre. Dans cet article une fois écrit, on trouvera peut-être des informations quant au genre auquel se rapporte ce qui nous fait mal et ses relations spécifiques à ce qui fait mal par ailleurs ; peut-être qu’on y trouvera de quoi acquérir une connaissance solide des différentes classes de ce qui fait mal. On trouvera peut-être, à cette entrée de l’encyclopédie, un exposé des rapports de ce qui fait mal avec ce qui est vrai, juste, etc., plein d’informations cruciales mais insaisissables sur ce qui est juste et injuste dans le monde commun. On trouvera peut-être des préconisations sur l’attitude à adopter quand ça fait mal : quelles alliances passer, lesquelles refuser, quels objets brandir de sa main la plus sûre, comment opérer dans l’amer système du monde tel il est, s’il vaut mieux prendre sur la gauche ou bien faire une pause, ou se caresser les mains entre ami⋅e⋅s en suivant les contradictions jusqu’au bout.
Ce qui fait mal peut s’étudier, comme tout. Chaque larme versée : un manuel ; chaque inspiration cherchant à faire sauter ce qui pèse sur la poitrine : un traité ; une insomnie de sept heures et quatorze minutes : une thèse fastidieuse mais pas forcément inintéressante sur le fait d’avoir existé.
Ce n’est pas : ce qui est vrai, juste, urgent et nécessaire est une lumière, et ce qui fait mal est l’obscurité. Tous deux sont obscurité : tous deux sont lumière.