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La lit­té­ra­ture est un bon com­plé­ment pour com­pen­ser ce han­di­cap ; ou mieux : la poé­sie.

La conden­sa­tion et la com­po­si­tion à l’œuvre dans un cer­tain genre de poé­sie per­mettent pour ain­si dire l’exposition (exhi­bi­tion, en anglais) des capa­ci­tés de son cer­veau.

Comment peut-on pen­ser tant de choses à la fois et si bien les com­pres­ser, et si bien les ordon­ner ? se demande-t-on par­fois, à la lec­ture ou à l’audition de poèmes.

Quand Baudelaire écrit que « la poé­sie n’a pas d’autre but qu’elle-même », il veut dire qu’elle n’a d’autre but que celui de me rendre lisibles, c’est-à-dire visibles, les capa­ci­tés de mon cer­veau à moi, Baudelaire, déli­vrant une manière de cer­ti­fi­cat de bon fonc­tion­ne­ment

Sans doute lis-je Baudelaire via Valéry ; mais peut-on lire aujourd’hui Baudelaire autre­ment que via Valéry, puisque Valéry lui est pos­té­rieur ?

Chaque fois que j’aime un poème, j’admire les capa­ci­tés du cer­veau de son poète, et quand on admire un poète, ce sont les capa­ci­tés de son cer­veau qu’on aime ; ce sont les capa­ci­tés de son cer­veau avec les­quelles on sou­hai­te­rait avoir des rap­ports sexuels, par exemple (le cas échéant), pen­sant peut-être qu’elles se trans­met­tront par le sperme ; ou par voie de conta­mi­na­tion, à force de res­ter dans le voi­si­nage du poète.

Que la folie et l’idiotie aient été thé­ma­ti­sées à la fois dans les poèmes et dans les poètes (dans leurs vies) est bien enten­du une preuve de ce qui pré­cède. De cette han­tise de ne plus pou­voir pen­ser, de perdre les capa­ci­tés de son cer­veau.

C’est de cela pré­ci­sé­ment que parle Artaud dans les lettres à Rivière, direc­teur de La NRF, le pre­nant à témoin : voyez, je suis poète, et je ne par­viens pas à sai­sir ma pen­sée.

Ce qu’on attend d’un poète, c’est qu’il puisse supé­rieu­re­ment sai­sir sa propre pen­sée et nous la rendre, sur le papier ou à l’oral. Et si, ce fai­sant, il en vient et nous en venons à consta­ter que cette pen­sée n’est pas supé­rieure, et même un peu ordi­naire, alors, qu’il exhibe au moins des choses bizarres et contour­nées.

Naturellement, quelqu’un comme Artaud fait sau­ter tout ça en sabo­tant la com­po­si­tion et en explo­sant la conden­sa­tion. Le sabo­tage du com­po­sé et l’explosion du conden­sé moquent sévè­re­ment la poé­sie par­ti­cu­lière et la mettent au défi, c’est-à-dire au tra­vail (espèrent l’y mettre).

Ici je pres­sens les petits-maîtres, les petits étu­diants et les petits sco­laires, les grands poètes, mon­trant, preuve à l’appui, que dans tel poème, tel texte ou telle phrase ou phra­sé, Artaud n’a pas explo­sé le conden­sé ni sabo­té le com­po­sé.

Prouvez, ramez : on ne peut reve­nir sur ce qui a été acté.

Un œil en moins
P.O.L 2018
p. 183–186
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