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1. J’ai besoin d’une cer­taine défi­ni­tion mini­male de la poé­sie comme la seule pra­tique ver­bale, lit­té­raire, échap­pant (ou ten­dant à échap­per) aux contraintes et aux dogmes de la repré­sen­ta­tion : la poé­sie comme bran­che­ment direct (ah ! ah!) de la langue sur du réel (de l’inconscient, du phy­sique, du pul­sion­nel), la poé­sie comme bran­che­ment direct (!) de la langue sur de la réa­li­té « objec­tive » (du réel rugueux à étreindre, du réel sans nom et sans images et dénué de sens, etc.); la poé­sie comme pra­tique inté­gra­le­ment (!) objec­tive et « réa­liste » en ce sens-là (qui est un peu le contraire du sens héri­té du XIXe siècle); étant enten­du que le « réa­lisme inté­gral », c’est comme le « nu inté­gral », il y a tou­jours de la nudi­té au-delà de la nudi­té. Cette pseu­do­dé­fi­ni­tion (poé­sie comme seule pra­tique inté­gra­le­ment objec­tive ou radi­ca­le­ment réa­liste ou lit­té­rale non figu­ra­tive) fonc­tionne évi­dem­ment comme un simple fan­tasme pra­tique.

2. Je pré­tends que la poé­sie s’affirme ou s’invente par la néga­tion et le dépas­se­ment de ses défi­ni­tions don­nées, admises, apprises. La poé­sie consiste, pour une part essen­tielle, en son auto­né­ga­tion, en son auto­cri­tique, en son auto­des­truc­tion plus ou moins vio­lente. C’est en ce sens que toute vraie poé­sie est anti­poé­tique.

3. Enfin (? !), je pré­tends que la poé­sie est sans défi­ni­tion, et qu’elle n’est que de cette igno­rance. Poésie comme métier d’ignorance, et, d’abord, de ce qu’est la poé­sie. Épreuve, donc, ou exer­cice de l’ignorance.

Cela, tout cela, ce socle de pro­po­si­tions à logique incer­taine, com­por­tant à la fois une défi­ni­tion néces­saire, un refus obli­ga­toire des défi­ni­tions admises, et une absence prin­ci­pielle de toute défi­ni­tion, consti­tue le point de départ, le site ori­gi­naire, le fond sur lequel se déroule un cer­tain tra­vail (de lec­ture, d’écriture, de trans­mis­sion écrite ou orale). Et puis il y a le contexte, déter­mi­né (à mes yeux) par une his­toire.

Je résume : il y a le XIXe siècle, de Lamartine/Hugo à Rimbaud/ Mallarmé, le siècle qui fait la poé­sie comme ques­tion à la poé­sie, comme recherche de la poé­sie, comme rup­ture avec la poé­sie, etc. Jusqu’à la « catas­trophe ». Avec Illuminations et le Coup de dés comme œuvres limites de cette évo­lu­tion, por­tant la poé­sie au-delà de ses défi­ni­tions for­melles, de ses bornes. Crise du vers (par le vers libre et la prose) et crise du poème (par le frag­ment ou la par­ti­tion, l’explosion spa­cieuse), et crise de la poé­sie elle-même : Rimbaud, tout de même, c’est bien celui qui lâche ça et qui dit Et alors ? et après ?

Et puis le nôtre, XXe siècle. À par­tir de là, de ce que je viens d’évoquer, le pacte liant la poé­sie avec son propre pas­sé for­mel et, du même coup, avec ses lec­teurs étant rom­pu, la poé­sie entre dans cette zone de tur­bu­lence qui est sa seconde moder­ni­té, sa moder­ni­té expé­ri­men­tale (du poème-conver­sa­tion au poème-objet, du frag­ment auto­ma­tique au seg­ment let­triste, du cal­li­gramme au poème sonore, du glos­so­la­lique au poème contraint, etc.).

Dans la mesure où aucune for­ma­li­té nou­velle ne s’est impo­sée comme domi­nante et incon­tes­table, on peut dire que, par-delà l’épuisement et la mort des avant-gardes his­to­riques, cette moder­ni­té expé­ri­men­tale reste, pour une part, notre pré­sent poé­tique. La « richesse » for­melle de la poé­sie contem­po­raine, sa poly­mor­phie un peu effrayante, s’explique par la coexis­tence indif­fé­rente des solu­tions accu­mu­lées depuis cent ans et un peu plus. « Coexistence indif­fé­rente » pour­quoi ? Parce qu’à l’ère moder­niste de la Querelle (lutte des formes, lutte pour l’hégémonie for­melle et théo­rique, lutte au nom de la Vérité), ère qui a duré jusqu’au der­nier sou­pir des sectes tel­que­liennes, chan­gistes, etc., aura suc­cé­dé l’ère moderne ou post­mo­derne du tout est pos­sible en même temps, que cent fleurs s’épanouissent sans faire d’ombre à leur voi­sine : paix entre les for­ma­listes ouli­piens et les adeptes de la per­for­mance, paix entre les adeptes de la tex­tua­li­té pul­sion­nelle-mons­trueuse et les adeptes de la neu­tra­li­té lit­té­rale-objec­tive, etc. À la faveur de quoi, inévi­ta­ble­ment, ont pu sur­gir ceux qui, consta­tant la fin de l’épisode convul­sion­naire des illu­sions modernes, se prennent à espé­rer que la poé­sie en revienne au bon sens, se retrouve elle-même (telle que de toute éter­ni­té) et, du même coup, ses lec­teurs.

Nous en sommes là, je crois. Et alors ? Relativement à cela : « la poé­sie » comme genre auto­nome et spé­ci­fique ? 

[Restauration de poé­sie-forme.] – J’en vois, je viens de les évo­quer, qui rêvent de res­tau­ra­tion. La poé­sie ren­due à sa défi­ni­tion, à ses formes, à sa véri­té, etc. Rien à dire.

[Poésie comme réin­ven­tion des langues et des formes]– J’en vois d’autres, qui veulent eux aus­si confir­mer la poé­sie dans sa spé­ci­fi­ci­té, mais en pla­çant sa défi­ni­tion non dans la sta­bi­li­té d’anciennes for­mules, mais au contraire dans la pro­duc­tion et pro­li­fé­ra­tion de formes et for­mules nou­velles, par auto-engen­dre­ment, par jeu métho­dique, par inves­ti­ga­tion sys­té­ma­tique des contraintes pos­sibles, par emprunt à d’autres tra­di­tions que l’occidentale, etc.

[Départ de l’objet « poème »]J’en vois, enfin (j’en suis), qui sont prêts à quit­ter l’objet poème, l’espace poé­sie, pour un espace et d’autres objets qui n’ont pas for­cé­ment de nom, ou pas encore de nom. Lorsque Francis Ponge s’aperçoit que son pré ou que sa figue ou son savon ou sa table ou son bois de pins ne sont plus des objets-poèmes ou monu­ments ver­baux mais des actes-textes ou docu­ments, ou mobiles, il lui faut bien s’avouer qu’il est en recherche d’une forme, comme l’autre disait qu’il lui fal­lait trou­ver une langue. Il est arri­vé à Ponge de nom­mer cette forme incon­nue Sapate ou Momon ou Nioque ou que sais-je encore, mais, de la même manière, Nathalie Sarraute a dit Tropismes pour ces textes qui n’appartenaient à aucun genre, ou Denis Roche, Antéfixes ou Dépôts de savoir & de tech­nique pour des textes pro­duits après la poé­sie ou en rela­tion avec la pho­to ; je sais aus­si que Michel Butor, après la poé­sie et le roman, a écrit des textes comme Mobile ou Boomerang qui n’ont à pro­pre­ment dire aucune défi­ni­tion géné­rique… Ceux-là se disent non-poètes, ou apoètes ou anti­poètes ou sim­ple­ment écri­vains, selon qu’ils pensent devoir situer leur tra­vail par rap­port à la « poé­sie » ou au-delà du vieux par­tage des genres… La sur­vie de la poé­sie comme telle n’est pas leur pro­blème en tout cas, sous forme ancienne ou sous forme nou­velle.

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« Intégralement et dans un cer­tain sens » Sorties
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p. 43–46