19 01 16

28 Les gelées ne gèlent que froides

Les gelées ne gèlent que froides. Mais là est bien la dif­fi­cul­té. Car com­ment déter­mi­ner quand il est indis­pen­sable d’éteindre le feu, de ver­ser le liquide dans les pots, le frac­tion­ner, com­men­cer l’attente fié­vreuse du ver­dict ? À cette ques­tion il n’est pas de réponse cer­taine, constante chif­frable. C’est pour­quoi la fabri­ca­tion des gelées n’est pas une science, n’est pas une tech­nique, mais un art.

L’instant déci­sif dépend de beau­coup de fac­teurs : de l’état des fruits, de leur degré de matu­ri­té, de l’ensoleillement de la sai­son, de l’âge des arbres, des vents, de la taille des fruits, de leur masse même… Des aze­roles jau­nis­santes, trop long­temps tom­bées à terre, grasses et fari­neuses de pluie ou de rosée, sont moins favo­rables que de petits fruits encore tout vifs et bien acides, juste décro­chés par le vent ou la main. La cuis­son est plus ris­quée par temps de marin, dit-on, que de cers. Certes : le marin, qui rend les femmes aca­riâtres, les filles insai­sis­sables, les gar­çons gro­gnons, les che­vaux fous, les mulots neu­ras­thé­niques et les mouches pêgueuses, ne peut que jeter du trouble en l’azerole. Il vaut mieux pour ten­ter la gelée un bon cers presque froid.

On pour­rait ima­gi­ner qu’un savoir ances­tral, d’innombrables géné­ra­tions de grand-mères géli­fiantes auraient pu, pesant chaque cause, arri­ver à quelque conclu­sion quan­ti­fiée et nor­ma­tive : « Faire bouillir à feu doux tant de minutes, éteindre, mettre dans tels pots… » Il n’en est rien. Aucune cause n’agit seule et de manière suf­fi­sam­ment constante ; et der­rière leur com­bi­nai­son déjà impon­dé­rable se dis­si­mule, tel un para­mètre caché plus fuyant qu’en phy­sique des par­ti­cules, ce qu’on pour­rait appe­ler le libre arbitre (ou le « cli­na­men ») de la gelée : un moment, où le liquide se tend imper­cep­ti­ble­ment dans la bas­sine, se contracte autour de lui-même, sous l’action de toutes ces rai­sons de geler ou de ne pas geler, on soup­çonne que rien n’est déci­dé encore, que tout va dépendre de l’intensité de votre désir de la gelée, de la gloire des gelées, de la qua­li­té de votre atten­tion, de votre vigi­lance, de l’ordre des constel­la­tions au-des­sus de votre tête dans le macro­cosme, de l’intensité de la loi morale dans votre cœur.

Comme Isaac Newton soi-même, en de tels ins­tants, on est ten­té de croire immo­dé­ré­ment à l’astrologie. Disons-le encore autre­ment : quand la gelée rate, il se peut que ce soit parce qu’elle avait tou­jours été des­ti­née, ‘faée’, à rater, ou bien parce qu’elle a brus­que­ment, sous l’action du démon de Maxwell des gelées, déci­dé de rater, ou bien encore qu’ayant vou­lu réus­sir vous ne l’avez pas com­prise, et avez lais­sé s’échapper votre chance, sans espoir de retour.

On ne dis­pose, pour sur­prendre l’azerole, pour lui arra­cher le secret de ses inten­tions (si l’on ne veut pas renon­cer à tout effort, pour s’en remettre au hasard) que d’une arme unique, qu’il faut manier d’ailleurs avec pré­cau­tion. Je la nom­me­rai le test du fris­son. Debout devant la bas­sine, vous guet­tez la sur­face odo­rante et rousse (le par­fum est main­te­nant deve­nu un vrai par­fum de gelée, ce n’est plus une odeur de tisane), le mes­sage qu’un fré­mis­se­ment infime, infi­me­ment per­cep­tible, révé­la­teur de la muta­tion qui peut-être se pré­pare dans le cœur de la masse trans­lu­cide.

De la longue louche à bec vous sai­sis­sez quelques gouttes brû­lantes que vous ver­sez dans une sou­coupe. Vous incli­nez légè­re­ment la sou­coupe après quelque refroi­dis­se­ment et vous regar­dez le liquide glis­ser vers le bas. Car tel est le test du fris­son : si l’azerole n’est pas dans des dis­po­si­tions géli­fiantes, elle cou­le­ra dans la sou­coupe comme le ferait un liquide ordi­naire, sim­ple­ment siru­peux, char­gé de fruits et de sucres.

Mais si par miracle le germe secret du gel (presque aus­si mys­té­rieux que celui qui ger­ma un jour dans un ton­neau de gly­cé­rine ber­cé par les mou­ve­ments d’un navire en mer (et père de tous les cris­taux de gly­cé­rine créés depuis)) est là, il fris­sonne, comme la sur­face d’un lac ou d’une mer dont l’immobilité se trouble des pré­mices ondu­la­toires presque imper­cep­tibles qui com­mencent à frois­ser la sur­face plane ; ain­si, dans la sou­coupe blanche, la nappe d’azerole se met à fris­son­ner.

Il faut alors agir vite, très vite ; car la pos­si­bi­li­té de gelée qui vous est consen­tie par l’azerole, ain­si sur­prise, et comme mal­gré elle, dans son inti­mi­té, ne dure­ra pas. Il s’agit d’une fai­blesse brève, d’un aban­don à la volup­té de quelques minutes. Si vous lais­sez pas­ser ce moment, tout est per­du. Dès que la sou­coupe a fris­son­né, donc, j’arrête la cuis­son et je verse dans les pots pré­pa­rés à cet effet sur la table ; dans une pre­mière tasse la pre­mière lou­chée, trem­pée à l’eau froide, qui sera la toute pre­mière gelée nou­velle, où je pour­rai ins­pec­ter sa qua­li­té propre, son goût, sa cou­leur, sa trans­pa­rence, son tou­cher, sa consis­tance, son indi­vi­dua­li­té, devi­ner s’il s’agit d’une grande année ou non.

Sur les flancs des pots, cou­verts dès le len­de­main (une goutte d’alcool en sur­face, un rond de papier trans­pa­rent ser­ré d’un élas­tique), je col­le­rai une éti­quette (auto­col­lante) avec tous les ren­sei­gne­ments néces­saires : année, nature, ori­gine (les fruits de quels arbres) ; for­mat du pot, numé­ro d’ordre ; une cote, en somme, aux feutres de cou­leur, per­met­tant de repé­rer conve­na­ble­ment les pots dans l’Armoire aux Confitures, au gre­nier, la Confiturothèque. J’emporterai quelques pots à Paris, à mon retour, comme cadeaux.

Si par mal­heur le test du fris­son a échoué (il reste mal­gré tout un faible espoir, la gelée se déci­dant par­fois brus­que­ment beau­coup plus tard, dans le droit du gre­nier, en hiver, une nuit de gel), l’azerole liquide ser­vi­ra d’additif aux com­potes, yaourts, petits-suisses ; fort appré­ciée, semble-t-il, autre­fois, de mes neveux et nièces.

 

29 La cuiller, enfon­cée dans le pot d’azerole

La cuiller, enfon­cée dans le pot d’azerole, y découpe des blocs nets et fermes de gelée. L’azerole n’est pas une gelée trem­blante, veule, incer­taine. Elle se tient toute droite et auto­nome dans l’assiette, sans cou­ler, se défaire ou s’effondrer.

Je regar­dais une cou­lée en col­line de gelée dans une sou­coupe brune. Elle appa­rais­sait comme une falaise de cris­tal trouble, trans­lu­cide, roux rouge oran­gé et rose, reflé­tant la lumière de la lampe mati­nale (il était six heures) comme en l’irrégularité de minus­cules éclats arra­chés par le ciseau du sculp­teur. Mais elle n’avait rien de la dure­té de la pierre rou­lée par les vagues médi­ter­ra­néennes : d’un relief doux, en ses bords, sous moins d’épaisseur, elle sem­blait presque rose seule­ment.

Mon regard péné­trait dans la masse, la tra­ver­sait de part en part avec la lumière, les tra­jets de lumière accu­sant les inéga­li­tés de la com­po­si­tion : par­fois claire, par­fois sombre, avec les grains minus­cules de quelques impu­re­tés ; et une poche blanche d’écume à l’intérieur, de cette écume qui, blanc che­veux, traîne à la sur­face quand elle cuit, et que j’avais expé­ri­men­ta­le­ment lais­sée d’enfermer en elle, dans le pot, en la refroi­dis­sant.

Je l’ai man­gée, contem­plant sur ma mangue la saveur. Le goût de la gelée d’azerole est d’une ori­gi­na­li­té cer­taine : selon les axes prin­ci­paux de l’hyperquadrique des gelées (si on fait une ana­lyse fac­to­rielle « à la Benzécri »), ce nuage de points un peu comme un zep­pe­lin où chaque point scin­tillant repré­sente une gelée, avec toutes ses carac­té­ris­tiques, et les res­sem­blances entre elles mar­quées par des proxi­mi­tés (mais il y a plus de trois dimen­sions, si on veut tenir compte de tous les fac­teurs qui contri­buent à ce qu’on nomme « goût », et c’est pour­quoi il faut ima­gi­ner une hyper­sur­face), elle se situe­rait plu­tôt dans la région de la pomme que dans celle de la gro­seille, ou de la mûre. Je dis cela en sim­pli­fiant bau­coup. Mais elle est donc non vio­lente, dis­crète, légère, lente à se déve­lop­per dans la bouche, modeste. Et elle ne se confond avec aucune : ni avec la pomme rei­nette ni avec le coing.

Sa sin­gu­la­ri­té frappe : très sub­ti­le­ment aci­du­lée, dans une tona­li­té étran­ge­ment assez éloi­gnée de celle du fruit, comme si une véri­table muta­tion, une nais­sance, s’était pro­duite dans le liquide en ébul­li­tion au moment pri­vi­lé­gié du gel (la gelée d’un an est plus sûre d’elle-même, déci­dée, pro­fonde). Son uni­ci­té de goût, de par­fum, de consis­tance s’accompagne d’une ori­gi­na­li­té d’un autre ordre, mais peut-être plus frap­pante encore, qui est sa rare­té.

L’azerolier, père et mère de l’azerole, autre­fois pré­sent sur tout le pour­tour de la Méditerranée (au moins en Italie, en Provence, en Languedoc, en Catalogne, à ma connais­sance (dans les trois der­niers cas ma connais­sance est directe, dans le pre­mier elle vient d’un poème de Montale) ; et le nom semble arabe), a recu­lé tel­le­ment en ce siècle qu’il n’est plus pré­sent que dans les régions les plus tar­di­ve­ment tou­chées par la moder­ni­sa­tion (et encore pour­rait-on dou­ter qu’il s’y trouve un seul arbre plan­té depuis la Seconde Guerre Mondiale !). C’est le cas, pré­ci­sé­ment, du Minervois.

Or, la tra­di­tion locale ignore, pour l’azerole, la gelée, pré­fé­rant le sirop épais, lourd et dense, obte­nu après une très longue réduc­tion. Ainsi la gelée, réin­ven­tée par ma mère sur le modèle des autres gelées pro­ven­çales tra­di­tion­nelles (coing, cas­sis, fram­boise, mûre, gro­seille…) a quelque chance d’être un véri­table uni­cum confi­tu­rier, puisque par ailleurs l’azerolier a pra­ti­que­ment dis­pa­ru en Provence depuis la fin du siècle der­nier (le Jardinier pro­ven­çal, déjà, ne lui consacre que quelques lignes fort peut éclair­cis­santes).

Ici, de plus, les arbres, qui consti­tuent un élé­ment archaï­sant encore assez pré­sent dans le pay­sage de vignes, de gar­rigues, de cyprès, de pins, d’amandiers, d’oliviers et de chênes verts (la zone est cli­ma­ti­que­ment fron­tière : la mon­tagne Noire, avec ses châ­tai­gniers, est proche), dis­pa­raissent les uns après les autres, et ne sont pas rem­pla­cés (ils meurent, on les abat pour élar­gir un che­min, agran­dir une vigne). Et il se pour­rait que mes gelées soient les der­nières (je n’en ferai pas cette année, je n’en ferai peut-être plus jamais), comme une langue dont le par­fum et la beau­té redoublent avant de se perdre.

J’ai aimé, je l’avoue, cette sin­gu­la­ri­té presque invi­sible, concen­trant dans un orgueil de cou­leur et de saveur une mémoire à la fois fami­liale et col­lec­tive, silen­cieu­se­ment. Et je m’imagine un peu la pré­pa­ra­tion de la prose comme celle de la gelée d’azerole : les fruits sont les ins­tants ; la cuis­son, la mémoire, et dans la voix qui incline le dérou­le­ment des phrases je guette avec impa­tience, inquié­tude, l’apparition, si hasar­deuse, du fris­son.

Le grand incen­die de Londres
chap. 3 : « Prae »
Seuil 1989
p. 90–95