28 11 16

C’est l’hiver, les reflets qui réchauffent quand les gants sont mouillés, plaine imma­cu­lée, ciel comme l’absolue vitre des autres, cra­que­lures des houp­piers qu’on des­sine, para­dis cal­cu­lé, retour en calèche, au coin du feu la mar­mite.
Dante racon­tait, et on sait que c’est faux, qu’en face des sept cercles de glace qui forment le centre de l’enfer, où les larmes gelées des dam­nés leur strient en tom­bant les joues de cou­pures tou­jours neuves, qu’en face de ces balmes de forêts pétri­fies dans le froid, on entend le bouillon­ne­ment dis­cret d’une sorte de sauce rou­geâtre qui s’écoule dans des canaux infi­nis et au loin et des­sine dans l’air une crête fumeuse qui ser­pente. On l’a déjà vu, déjà dit, déjà lu. (Ceux qui n’étaient pas là le savent mieux que qui­conque.)
Depuis ma chambre, c’est un peu dif­fé­rent. Comme je sais qu’un rouge n’a rien à lui s’il n’a pas un peu d’ocre, que le car­min ne vaut qu’en tou­chant du mar­ron, j’ai pen­sé que le kako d’un cochon (son jar­ret demi-sel, donc) irait bien aux cou­leurs venues de hari­cots. Cependant il me man­quait la mer. Je vou­lais le bain et l’anorak, les hauts causses puants au lisier d’épandage et la vague qui, fatale, vous retourne au rivage : j’eus la vision d’encornets qui tournent à la vio­line quand on les cuits sévère. Le kako désa­lé trois heures dans des eaux chan­gées trois fois est cuit len­te­ment et pas moins de deux heures et demi avec une belle écha­lote émin­cée, un fin poi­reau entier et sa carotte comme on veut, un verre mélan­geant hari­cots rouges et bor­lot­ti, six autres d’eau. Je n’ai pas su empê­cher la baie rouge, le grain de coriandre, le genièvre et le piment oiseau d’aller y faire un tour, sont res­tés dis­crets, il fai­sait sombre, n’ai pas pu les comp­ter. Sous la fonte qui dif­fuse la géla­tine et la couenne fondent, emportent les sucs, les trans­forment. De temps en temps je remuais en savou­rant d’avance les bubons de la sauce qui per­çaient en fumant.
C’était la veille et main­te­nant c’est demain. Je mets à réchauf­fer (une demi-heure de plus ne lui a pas fait de mal) tan­dis que les encé­phales à ten­ta­cules de quelques encor­nets et ail reviennent à la poêle puis coriandre haché au moment de ser­vir sur l’assiette du ragoût qui attend. L’ensemble fait ver­meil et j’ai failli en res­ter là, fas­ci­né par la scène écar­late, un syn­drome de Stendhal fabri­qué dans mon coin. Aujourd’hui je chante le col­lant du gluant de la peau qu’on mange sans ver­gogne, la viande qui se détache en fines fibres entre la langue et le palais, les hari­cots qui exhalent le piment dans leur pâte dou­ceur, le poi­reau qu’on regrette de n’avoir pas plus long. Il n’y avait pas de place pour un peu de cha­pe­lure chauf­fée à l’huile d’olive et liée de per­sil dont j’avais la semaine pas­sée coif­fé au ser­vice un risot­to de simple céle­ri dans une sorte d’autogratin sans four. Du coup, j’eus l’idée d’un des­sert.
« Cidre ardent »
Cuisine domes­tique
Le Tigre 2014
p. 10–11