La vive exaltation qu’engendrait Mai 68 était mêlée d’une certaine inquiétude : est-ce que le choc serait assez fort pour annihiler le passif de 50 ans de contre-révolution, si on excepte quelques moments éruptifs au cours des journées de 1936 qui eurent elles aussi l’aspect de fête, pleines de spontanéité — en cela elles anticipaient — et les débuts de la révolution espagnole ; ce furent des échappées révolutionnaires au sein de la contre-révolution. Mai 68 c’était le début d’un cycle. J’en avais la conviction ; il fallait l’étayer, le prouver. La réflexion ne pouvait pas être mise de côté. Ce qui était immédiatement le plus important c’est qu’on avait affaire à un mouvement révolutionnaire qui ne posait pas une détermination classiste, qui manifestait donc bien l’exigence indiquée dans Origine et fonction de la forme parti : une révolution à un titre humain.
Il n’y avait pas possibilité de mythiser ou mythologiser Mai 68, ni possibilité d’être déçu car l’élément essentiel s’était effectué : la rupture dans le continuum de la contre-révolution, la discontinuité. C’est pourquoi il n’a jamais été question d’une défaite de Mai 68. Il n’y a pas eu de bataille, ni alignement d’une armée quelconque contre une autre. Le mouvement ne s’opposa pas directement à un immédiat mais à une totalité ; il ne s’en prit pas à des individus particuliers mais à tout un système et, vue sa faiblesse, il s’est souvent contenté d’exprimer une vie dans la brèche ouverte dans ce dernier.
L’absence d’une donnée classiste immédiate pouvait sembler une infirmation de la théorie de K.Marx, mais c’était une confirmation de son schéma global de la dynamique révolutionnaire. Les classes les plus prés de la Gemeinwesen en place interviennent d’abord ; d’où le rôle reconnu aux nouvelles classes moyennes considérée comme les introductrices de la classe révolutionnaire, celle qui doit accomplir le bouleversement des années 1975–80. Les grandes grèves de 1970 comme celle de Kiruna ou la révolte des ouvriers polonais furent interprétées en fonction de cette perspective. Il semblait réellement que le prolétariat avait tendance à être ramené sur la scène mondiale.
La non-affirmation d’une donnée classiste pouvait, en outre, se comprendre comme se développant dans la dynamique de la révolution puisque K.Marx a souvent insisté que le but de celle-ci était la suppression du prolétariat, la maturité du mouvement naissant avec Mai 68 devait s’affirmer dans la mesure où la négation du prolétariat s’imposerait de plus en plus. Ainsi ce que je pensais devoir mettre au premier plan ce n’est pas l’autonomie du prolétariat dont parlait tant Potere Operaio, par exemple, mais sa négation.