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Il ne faut pas dire seule­ment : Tout s’explique, je dirai : Tout s’éclaire par là. Les dif­fi­cul­tés incroyables de l’action publique et pri­vée s’éclairent sou­dai­ne­ment, d’un grand jour, d’une grande lumière, quand on veut bien don­ner audience pour ain­si dire, quand on veut bien consi­dé­rer, quand on veut bien seule­ment faire atten­tion à cette dis­tinc­tion, à cette récri­mi­na­tion, je veux dire à cette dis­cri­mi­na­tion remon­tante que nous venons de recon­naître. Tous les sophismes, tous les para­lo­gismes de l’action, tous les para­prag­ma­tismes, – ou du moins tous les nobles, tous les dignes, les seuls pré­ci­sé­ment où nous puis­sions tom­ber, les seuls que nous puis­sions com­mettre, les seuls inno­cents, – si cou­pables pour­tant, – viennent de ce que nous pro­lon­geons indû­ment dans l’action poli­tique, dans la poli­tique, une ligne d’action dûment com­men­cée dans la mys­tique. Une ligne d’action était com­men­cée, était pous­sée dans la mys­tique, avait jailli dans la mys­tique, y avait trou­vé, y avait pris sa source et son point d’origine. Cette action était bien lignée. Cette ligne d’action n’était pas seule­ment natu­relle, elle n’était pas seule­ment légi­time, elle était due. La vie suit son train. L’action suit son train. On regarde par la por­tière. Il y a un méca­ni­cien qui conduit. Pourquoi s’occuper de la conduite. La vie conti­nue. L’action conti­nue. Le fil s’enfile. Le fil de l’action, la ligne de l’action conti­nue. Et conti­nuant, les mêmes per­sonnes, le même jeu, les mêmes ins­ti­tu­tions, le même entou­rage, le même appa­reil, les mêmes meubles, les habi­tudes déjà prises, on ne s’aperçoit pas que l’on passe par-des­sus ce point de dis­cer­ne­ment. D’autre part, par ailleurs, exté­rieu­re­ment l’histoire, les évé­ne­ments ont mar­ché. Et l’aiguille est fran­chie. Par le jeu, par l’histoire des évé­ne­ments, par la bas­sesse et le péché de l’homme la mys­tique est deve­nue poli­tique, ou plu­tôt l’action mys­tique est deve­nue action poli­tique, ou plu­tôt la poli­tique s’est sub­sti­tuée à la mys­tique, la poli­tique a dévo­ré la mys­tique. Par le jeu des évé­ne­ments, qui ne s’occupent pas de nous, qui pensent à autre chose, par la bas­sesse, par le péché de l’homme, qui pense à autre chose, la matière qui était matière de mys­tique est deve­nue matière de poli­tique. Et c’est la per­pé­tuelle et tou­jours recom­men­çante his­toire. Parce que c’est la même matière, les mêmes hommes, les mêmes comi­tés, le même jeu, le même méca­nisme, déjà auto­ma­tique, les mêmes entours, le même appa­reil, les habi­tudes déjà prises, nous n’y voyons rien. Nous n’y fai­sons pas même atten­tion. Et pour­tant la même action, qui était juste, à par­tir de ce point de dis­cer­ne­ment devient injuste. La même action, qui était légi­time, devient illé­gi­time. La même action, qui était due, devient indue. La même action, qui était celle-ci, à par­tir de ce point de dis­cer­ne­ment ne devient pas seule­ment autre, elle devient géné­ra­le­ment son contraire, son propre contraire. Et c’est ain­si qu’on devient inno­cem­ment cri­mi­nel.

La même action, qui était propre, devient sale, devient une autre action, sale.

C’est ain­si qu’on devient inno­cent cri­mi­nel, peut-être les plus dan­ge­reux de tous.

Une action com­men­cée sur la mys­tique conti­nue sur la poli­tique et nous ne sen­tons point que nous pas­sons sur ce point de dis­cer­ne­ment. La poli­tique dévore la mys­tique et nous ne sau­tons point quand nous pas­sons sur ce point de dis­con­ti­nui­té.

Notre jeu­nesse [1910]
Gallimard 1993
p. 125–127