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65. L’anthropomorphose du capital déplace l’axe de la valorisation de la production quantifiée de marchandises à la production quantifiée de valeur-homme. L’équilibre valorisation/dévalorisation, et l’équilibre espèce/ planète, peut être compris comme un but que seul peut atteindre un capital-homme qui, tandis qu’il a fait de chacun l’entrepreneur de sa propre valorisation, efface fictivement de son mode d’être la quantification extériorisée pour la reproduire, à un niveau supérieur de mystification, à l’intérieur de la valorisation de l’Ego. Ce ne sont pas tant les quantités de « biens » de consommation et de « statuts-symboliques » dans lesquels chacun a été sollicité jusqu’ici à se dévaloriser qui doivent compter que, dans une civilisation néo-chrétienne d’égalitarisme bureaucratique, les quantités de soi, réalisées comme valeurs dans la circulation restreinte, mais multipliées en infinité d’identiques, des rapports d’échange entre « personnalités » entrepreneuses. Ainsi, tout comme le capital producteur d’objets réclamait ces « conditions et présuppositions déterminées pour sa propre valorisation : 1/ une société dont les membres concurrents s’affrontaient comme personnes qui ne sont en présence que comme possesseurs de marchandises, et seulement comme telles entrent en contact réciproque (chose qui exclut l’esclavage, etc.) et 2/ que le produit social soit produit comme marchandise (ce qui exclut toutes les formes dans lesquelles, pour les producteurs immédiats, la valeur d’usage est le but principal et où, au maximum, l’excédent du produit se transforme en marchandise, etc.) » 4 , le capital producteur d’hommes-valeurs demande, comme conditions et présuppositions déterminées : 1/ une société dont les membres concurrents s’affrontent comme personnes qui ne sont en présence que comme possesseurs de « personnalité » et seulement comme telles entrent en contact réciproque (chose qui exclut l’aliénation aux « choses », comme symboles de valeur et d’autoréalisation) et 2/ que le produit social soit produit comme valeur de la marchandise « personne » (ce qui exclut toutes les formes dans lesquelles, pour les producteurs immédiats, la valeur d’échange des « choses » est le but principal et où au maximum, l’excédent du produit se transforme en dévalorisation).

66. C’est seulement si l’on a bien compris comment la circulation des marchandises est dans le procès de valorisation un lieu seulement de communications grâce auquel A se transforme en A’, qu’on peut considérer sans scandale, du point de vue de la rationalité capitaliste, le projet de l’économie autocritique. Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s’ils entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse continuer à s’accroître en tant que tel, il suffit que, au sein de la circulation, subsiste un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s’échanger contre A pour s’échanger ensuite contre A’. Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu que le capital constant, au lieu d’être investi en majorité dans les implantations aptes à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels »).

67. Le capital a dès le début transformé les hommes en marchandises, en les produisant comme forces de travail incorporées aux choses. L’aliénation consistait en ceci : être chacun un attribut de la marchandise, vivre sa propre subjectivité niée et se voir agrégé, comme chose au procès de croissance sur soi-même d’une subjectivité impersonnelle et aliénée, qui s’en approprie la force en en rejetant comme scorie inutile la substance humaine. En inversant la tendance, le capital ne fait que réinvestir dans la subjectivité de chacun, subordonnant la production de marchandises-choses à sa propre survie, au lieu de subordonner la vie de chacun à la production des marchandises. C’est ainsi qu’il peut tenter, en greffant sur chacun un répétiteur de sa propre volonté, de dépasser le point critique où production de marchandises-choses et survie deviennent inconciliables, où réduction du travail vivant et incrément de population inutile forment un mélange détonnant, où pollution et décroissance des ressources énergétiques minent la survie de son régime.

Apocalypse et révolution [Invariance, année IX, série III, n°2 et 3, 1976–1977]
chap. 5 : L’art de vivre
trad. Lucien Laugier
La Tempête 2020
p. 121–123 § 65–67