11 02 19

Libera, La philosophie médiévale

Un sophis­ma n’est pas un « sophisme » au sens habi­tuel du terme : ce n’est pas une fal­la­cie ni un para­lo­gisme. Ce n’est pas un rai­son­ne­ment faux ou vicieux : c’est une simple pro­po­si­tion dérou­tante (puzz­ling-sen­tence), dont l’a­na­lyse et la « solu­tion » sont menées contra­dic­toi­re­ment au sein d’une dis­pute met­tant aux prises un oppo­nens et un respon­dens (voire plus). L’examen d’un sophis­ma suit un pro­gramme pré­cis et qua­si­ment inva­riable. On défi­nit d’a­bord un uni­vers de dis­cours, c’est la « posi­tio » du « casus ». On fait ensuite deux infé­rences. L’une pend le sophis­ma pour conclu­sion, l’autre pour pré­misse. La pre­mière infé­rence sert à prou­ver que le sophis­ma est vrai, c’est la « pro­ba­tio », la seconde à prou­ver qu’il est faux, c’est l”« impro­ba­tio » ou « contra ». La solu­tion (solu­tio) consiste géné­ra­le­ment à déter­mi­ner le type de pro­po­si­tion qu’est le sophis­ma. Pour cela, on montre que « pro­ba­tio » et « impro­ba­tio » reposent cha­cune sur une cer­taine inter­pré­ta­tion de la phrase. Ces inter­pré­ta­tions dif­fé­rentes sont expli­ci­tées par des pro­cé­dures spé­ci­fiques. Le sta­tut logique du sophis­ma est en géné­ral don­né par l’une des qua­li­fi­ca­tions sui­vantes : la phrase « ambi­guë » (mul­ti­plex), si l’in­ter­pré­ta­tion cor­res­pon­dant à la « pro­ba­tio » et celle cor­res­pon­dant à l”« impro­ba­tio » sont toutes deux pos­sibles. Elle est vraie, si le sens cor­res­pon­dant à la « pro­ba­tio » fait que la pro­po­si­tion est véri­fiée pour les condi­tions impo­sées par le « casus ». Elle est fausse dans le cas contraire. Un sophis­ma est donc géné­ra­le­ment vrai dans un sens, faux dans un autre. Toutefois, une pro­po­si­tion peut bien être ambi­guë et fausse dans les deux sens ou trans­pa­rente mais fausse dans le cas consi­dé­ré et en géné­ral (sim­pli­ci­ter fal­sa) ou encore trans­pa­rente et vraie sous tous les rap­ports (sim­pli­ci­ter vera).
À quoi servent les sophis­ma­ta ? Il y a approxi­ma­ti­ve­ment autant de varié­tés de sophis­ma­ta et de dis­putes dophis­ma­tiques qu’il y a de formes de dis­putes et de fina­li­tés péda­go­giques : le spectre est large et conti­nu.
On peut, cepen­dant, dis­tin­guer entre les siècles. Au XIIIe siècle, la fonc­tion du sophis­ma est de tes­ter la per­ti­nence des règles et des dis­tinc­tions usuelles de la séman­tique logique et de la gram­maire phi­lo­so­phique, qu’elle soit ou non spé­cu­la­tive. Il en va en ce sens des sophis­ma­ta comme de la plu­part des énon­cés dis­cu­tés par les phi­lo­sophes ana­ly­tiques depuis Russel. […] Au XVe siècle, le sophis­ma devient une méthode de rai­son­ne­ment qui s’ap­plique à tous les sec­teurs du savoir : notam­ment à la phy­sique, phé­no­mène par­ti­cu­liè­re­ment net dans l’École des Calculateurs d’Oxford et encou­ra­gé par l’exis­tence de dis­pu­ta­tiones de par­vi­so (« dis­putes de par­vis ») entre étu­diants hors l’é­cole) où l’i­ma­gi­naire phi­lo­so­phique n’est limi­té par aucune sou­ci de réa­lisme. Les cas, les règles et les argu­ments sont inté­grés dans une stra­té­gie méta­lin­guis­tique d’en­semble, dont la visée n’est plus péda­go­gique, au sens où elle serait liée à un mode par­ti­cu­lier d’ins­ti­tu­tion de la dis­pute, mais scien­ti­fique, au sens où le sophis­ma est désor­mais un cadre concep­tuel per­met­tant de « pous­ser l’exa­men d’une ques­tion » phy­sique, « au-delà des limites des pos­si­bi­li­tés phy­siques licites pour la phi­lo­so­phie natu­relle et de s’en­ga­ger dans le champ plus large de ce qui est logi­que­ment pos­sible » (J. Murdoch). Le for­mat péda­go­gique du sophis­ma devient ain­si le for­mat même de la science comme acti­vi­té dis­cur­sive.

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chap. 8  : « Le XIIIe siècle »
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p. 387–389
, coll. « Quadrige manuels », 2e éd.