Un sophisma n’est pas un « sophisme » au sens habituel du terme : ce n’est pas une fallacie ni un paralogisme. Ce n’est pas un raisonnement faux ou vicieux : c’est une simple proposition déroutante (puzzling-sentence), dont l’analyse et la « solution » sont menées contradictoirement au sein d’une dispute mettant aux prises un opponens et un respondens (voire plus). L’examen d’un sophisma suit un programme précis et quasiment invariable. On définit d’abord un univers de discours, c’est la « positio » du « casus ». On fait ensuite deux inférences. L’une pend le sophisma pour conclusion, l’autre pour prémisse. La première inférence sert à prouver que le sophisma est vrai, c’est la « probatio », la seconde à prouver qu’il est faux, c’est l”« improbatio » ou « contra ». La solution (solutio) consiste généralement à déterminer le type de proposition qu’est le sophisma. Pour cela, on montre que « probatio » et « improbatio » reposent chacune sur une certaine interprétation de la phrase. Ces interprétations différentes sont explicitées par des procédures spécifiques. Le statut logique du sophisma est en général donné par l’une des qualifications suivantes : la phrase « ambiguë » (multiplex), si l’interprétation correspondant à la « probatio » et celle correspondant à l”« improbatio » sont toutes deux possibles. Elle est vraie, si le sens correspondant à la « probatio » fait que la proposition est vérifiée pour les conditions imposées par le « casus ». Elle est fausse dans le cas contraire. Un sophisma est donc généralement vrai dans un sens, faux dans un autre. Toutefois, une proposition peut bien être ambiguë et fausse dans les deux sens ou transparente mais fausse dans le cas considéré et en général (simpliciter falsa) ou encore transparente et vraie sous tous les rapports (simpliciter vera).
À quoi servent les sophismata ? Il y a approximativement autant de variétés de sophismata et de disputes dophismatiques qu’il y a de formes de disputes et de finalités pédagogiques : le spectre est large et continu.
On peut, cependant, distinguer entre les siècles. Au XIIIe siècle, la fonction du sophisma est de tester la pertinence des règles et des distinctions usuelles de la sémantique logique et de la grammaire philosophique, qu’elle soit ou non spéculative. Il en va en ce sens des sophismata comme de la plupart des énoncés discutés par les philosophes analytiques depuis Russel. […]
Au XVe siècle, le sophisma devient une méthode de raisonnement qui s’applique à tous les secteurs du savoir : notamment à la physique, phénomène particulièrement net dans l’École des Calculateurs d’Oxford et encouragé par l’existence de disputationes de parviso (« disputes de parvis ») entre étudiants hors l’école) où l’imaginaire philosophique n’est limité par aucune souci de réalisme. Les cas, les règles et les arguments sont intégrés dans une stratégie métalinguistique d’ensemble, dont la visée n’est plus pédagogique, au sens où elle serait liée à un mode particulier d’institution de la dispute, mais scientifique, au sens où le sophisma est désormais un cadre conceptuel permettant de « pousser l’examen d’une question » physique, « au-delà des limites des possibilités physiques licites pour la philosophie naturelle et de s’engager dans le champ plus large de ce qui est logiquement possible » (J. Murdoch). Le format pédagogique du sophisma devient ainsi le format même de la science comme activité discursive.
11 02 19
Libera, La philosophie médiévale
, ,
chap. 8
: « Le XIIIe siècle »
, , ,
p. 387–389
, coll. « Quadrige manuels », 2e éd.